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Le paradoxe de la file d’attente

A l’heure du tout-immédiat, pourquoi sommes-nous prêts à faire des heures de queue pour le dernier smartphone, un burger ou une expo ?

Par  et

Publié le 25 mars 2015 à 20h27, modifié le 19 août 2019 à 13h03

Temps de Lecture 5 min.

Les portes du métro se referment en sonnant, mais la jeune fille lutte violemment des deux bras pour se frayer un passage. Il ne s’agirait pas, pour cette Parisienne aperçue quelques instants plus tôt dans l’interminable queue d’un restaurant ambulant à la mode, d’attendre deux minutes la rame suivante. Ultramoderne paradoxe. Pourquoi, dans la société du tout-immédiat, où les quelques secondes préalables à l’ouverture d’un site Internet nous insupportent, consent-on à patienter une heure, plusieurs parfois, pour certains produits et services ?

On peste dans la queue du bureau de poste, on s’en veut d’avoir, évidemment, choisi la mauvaise caisse d’hypermarché, on se fait de l’urticaire au laboratoire d’analyses médicales le samedi matin. Une heure de gâchée dans les files d’attente, chaque semaine, pour 80 % des Français, évaluait l’Ipsos en 2007. Depuis, cette moyenne a, peut-être, un brin diminué : enseignes et services publics se démènent pour raccourcir les délais avec force : billets coupe-file, caisses Premium, précommandes sur le Net… Trop mauvais, sinon, pour l’image.

File d'attente dans les jardins de l'Elysée, en septembre 2013, lors des Journées du patrimoine.

Mais les mêmes râleurs de files d’attente peuvent, stoïques, poireauter une nuit entière pour le nouveau smartphone d’Apple ou la toute dernière PlayStation de Sony. Pour le hamburger frites le plus coté du moment, ils oublient leur faim et l’heure qui tourne devant Le Camion qui fume ou le Burger King. Et que penser des quarante-cinq minutes à faire le pied de grue pour deux minutes de frisson, au parc Eurodisney ? De la chenille processionnaire au départ des télésièges, en février ? Du camping devant les guichets avant les grandes finales sportives ou les concerts ? Au Grand Palais, à Paris, les six heures de queue pour Monet (hiver 2010), les quatre heures pour Hopper (février 2013) étaient le prix à payer pour ceux qui voulaient en être.

« C’est le phénomène de la queue chic, qui se limite à certains types d’achat, et n’est ni ordinaire ni ennuyeuse. Elle est vécue comme une expérience collective, un événement que l’on gardera en mémoire et que l’on pourra raconter à ses proches. » Parole d’expert. Professeur au très prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), Richard Larson, qui revendique son surnom de « Doctor Queue », étudie la psychologie des lines depuis 1977. Le sujet, qu’on se le dise, n’a rien de frivole. Dès les années 1950, des chercheurs sont venus à l’aide des constructeurs de gratte-ciel : leurs habitants ne supportaient pas l’attente en bas des ascenseurs. Des miroirs y furent installés, la contemplation de soi étant une activité qui, jamais, ne lasse.

Depuis, les objets d’étude n’ont pas manqué. Selon le New York Times, les Américains passent trente-sept millions d’heures en file indienne chaque année. L’invention, par un pâtissier français, d’un hybride entre croissant et donut suffit à extirper de leur lit les New-Yorkais par centaines, dès potron-minet. Les Japonais, pourtant habitués à être instantanément servis dans les boutiques, sont capables de plus fou encore pour le dernier iPhone.

« Un attribut de la modernité »

Psychologues, sociologues, anthropologues, spécialistes du marketing se sont penchés sur ces agglomérats humains, a priori irrationnels. « La file d’attente non obligatoire est un attribut de la modernité, pose Anne Dujin, sociologue. Elle a accompagné, durant les trente glorieuses, l’accès à la consommation de masse des classes moyennes urbaines, particulièrement dans le domaine des loisirs. » En 1967, l’exposition « Toutankhamon » au Petit Palais, à Paris, attirait 1,2 million de personnes. Aujourd’hui, dans les queues de la tour Eiffel ou de Notre-Dame, dans la capitale, les touristes sont souvent chinois. A leur tour d’attendre en file indienne pour profiter de la civilisation des loisirs.

La société de consommation génère, à l’en croire, un « paradoxe de l’hyper-choix ». Jamais autant d’expositions, de musées, de produits et services n’ont été mis à disposition. Pourtant, tout le monde se rue sur les mêmes. « Au lieu d’ouvrir les choix, Internet les réduit. Car, avec lui, les systèmes de prescription que sont le marketing, la publicité, les réseaux sociaux se révèlent de plus en plus puissants », remarque la sociologue. Des sollicitations pléthoriques, mais un désir qui se cristallise autour de quelques icônes impossibles à rater.

« Si le produit se mérite, c’est qu’il est rare, précieux et qu’en tant qu’acheteur je serai un privilégié. »

« Notre façon à nous qui vivons dans une société sans histoire de participer un peu à l’histoire, pense Rémy Oudghiri, directeur du département Tendances et prospective chez Ipsos. Tout en nuançant derechef le propos. Cette façon de devenir acteur de l’époque ne s’apparente pas franchement à une entrée en résistance… « Mais en se levant à l’aube pour le premier Charlie Hebdo post-attentat, c’est bien un morceau d’histoire qu’on cherchait à acheter. »

La foule qui, en janvier, attendait le lever de rideau des kiosques à journaux signifiait un attachement partagé à la liberté d’expression. Parfois, la file indienne, ce classique de la vie urbaine qui réunit des personnes étrangères autour d’un même désir vaut appartenance à une communauté. Et légitime l’acte d’achat, donnant au consommateur le sentiment qu’il prend la bonne décision.

Au point que certaines marques pourraient être tentées d’entretenir la rareté, donc les queues… quoiqu’elles s’en défendent toujours. Sur la plate-forme YouTube, la vidéo de « La queue la plus longue du monde » remonte des kilomètres de serpentin humain, pour l’ouverture, en 2012, de l’Apple Store du quartier Ginza, les Champs-Elysées tokyoïtes. La direction d’Apple, néanmoins, décline toute demande d’entretien sur ces attentes record qu’elle laisse ponctuellement se développer, partout dans le monde. « Méthode bien connue en marketing et en psychologie sociale pour engager la personne dans l’acte d’achat », analyse Guillaume Gronier, psychologue à l’Institut des sciences et technologies du Luxembourg. Si le produit se mérite, c’est qu’il est rare, précieux, et qu’en tant qu’acheteur je serai un privilégié. »

La lente procession donne raison et forge les identités autour des mêmes valeurs charriées par une marque. Lors de ces temps morts, on échange volontiers, on sympathise, un collectif se crée. Après tout, on est souvent entre « innovateurs », comme les qualifie Emmanuelle Le Nagard, professeur de marketing à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales. « S’ils sont prêts à faire des heures de queue pour l’iPhone 6 Plus, ce n’est pas pour ses fonctionnalités supplémentaires, mais pour l’image sociale qu’il induit. » Ils se piquent d’être pionniers, en tirent fierté dans les dîners. Vous expliquent même que, avec ce téléphone encore plus intelligent, ils ne voient pas passer le temps dans les files d’attente.

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