interview

Chimamanda Ngozi Adichie, fermement féministe

L’écrivaine nigériane publie Nous sommes tous féministes, et prône l’égalité homme-femme dans un monde plus équitable.
par Anne-Claire Genthialon
publié le 9 avril 2015 à 9h47

Elle se définit comme une «féministe africaine heureuse». Qui ne «déteste pas les hommes, qui aime ­mettre du brillant à lèvres et des talons hauts pour son plaisir, non pour séduire les hommes». Un tacle aux clichés qui ­planent sur celles qui bataillent pour l'égalité. La romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, 37 ans, publie Nous sommes tous des féministes (1). Un texte court, percutant dont le titre sonne comme un vibrant appel. Il s'agit à l'origine d'un discours d'une trentaine de minutes (2) prononcé à Londres, en 2012, lors d'une conférence TEDx, ces grands colloques internationaux destinés à diffuser «des idées qui valent la peine d'être diffusées».

Rapidement, la vidéo de l'allocution de Chimamanda Ngozi Adochie est devenue virale, regardée des millions de fois sur Internet. Dans un style direct et avec beaucoup d'humour, l'écrivaine multiprimée pour ses ouvrages et dont le dernier livre Americanah va être adapté au cinéma par l'actrice Lupita Nyong'o oscarisée pour son rôle dans Twelve Years a Slave, expose clairement et ­simplement les inégalités entre les sexes qui persistent dans nos sociétés, aussi bien occidentales qu'africaines.

Elle montre, à travers des anecdotes de sa vie ­personnelle, de sa jeunesse au Nigéria comme de ses amies aux Etats-Unis, les divers visages de la domination masculine. Mais c'est avant tout une exhortation à ­travailler ensemble, hommes et femmes à un «monde plus équitable». «Un monde où les hommes et les femmes seront plus ­heureux et plus honnêtes envers ­eux-mêmes.»

Pourquoi publier un essai sur le féminisme ?

Pour moi, c’est un impératif moral. Les inégalités de genre sont une injustice criante. Je souhaite ouvrir le débat, initier une discussion sur ces questions. Trop de personnes sont convaincues que le sexisme n’est plus un problème sérieux. Or, il l’est. Dans tous les pays du monde.

Vous êtes Nigériane et vous avez vécu aux Etats-Unis. Est-ce que les enjeux féministes en Afrique et dans les pays occidentaux sont différents ?

La question du genre est partout ­cruciale. Et le besoin d’égalité est le même dans le monde entier. La ­domination masculine n’a plus lieu d’être dès lors que l’intelligence prime sur la force physique. Si nous avons ­évolué, nos idées sur la question du genre n’ont guère progressé. La sexualité des femmes est associée à la honte de la même façon partout dans le monde. Nous apprenons aux filles à se diminuer, à se sous-estimer. Et nous voyons tellement d’hommes occuper les postes de chefs d’entreprise que nous en venons à trouver cela «naturel». Les problèmes liés aux inégalités sont les mêmes également. Ils se manifestent de manière différente mais ils sont les mêmes !

Dans votre livre, vous racontez qu’une universitaire du Nigeria vous a expliqué un jour que le féminisme ne faisait pas partie de votre culture. Que le féminisme « n’était pas africain ».

Affirmer cela était mensonger de sa part. C’était tout bonnement une manière de faire taire des idées avec lesquelles elle n’était pas d’accord. Car il existe une longue et abondante histoire du militantisme féminin pour l’égalité sur le continent africain. Ces mouvements n’ont peut-être pas été appelés «féministes» mais cela ne veut pas dire qu’ils ne l’étaient pas. Mon arrière-grand-mère, par exemple, s’est enfuie de la maison de l’homme qu’elle devait épouser pour se marier avec celui qu’elle s’était choisi. Elle protestait, elle élevait la voix si elle avait l’impression d’être spoliée au prétexte qu’elle était une femme. La position des femmes dans l’Afrique de l’Ouest précoloniale et préchrétienne était plus avantageuse. Les traditions africaines leur accordaient une place plus importante, plus complexe que dans les sociétés chrétiennes à l’idéologie finalement plus rétrograde.

Vous écrivez également que « chaque fois que j’essaie de lire ce qu’on appelle “les classiques du féminisme”, je suis saisie d’ennui et ne les termine qu’à grand-peine ». Est-ce pour cela que votre essai est court et part de vos expériences, de vos observations afin de rendre le féminisme plus concret ?

Ces classiques ont un impact auprès des personnes qui sont intéressées par le féminisme en tant que sujet académique. Et c’est important de conceptualiser ces problèmes sociétaux. Pour ma part, je ne fais pas partie de la cible de ces ouvrages. Je suis intéressée par le féminisme en tant qu’expérience vécue, en tant que manière de changer les esprits et, j’espère, les comportements. Il y a de plus en plus de place dans la littérature féministe pour des textes comme le mien. Et de multiples façons d’être féministe.

Justement, il existe des tas de nouveaux « féminismes », qu’ils soient « pop » ou « néo ». Pensez-vous qu’il faille réinventer le féminisme ?

La course aux appellations les plus avant-gardistes ou les expressions tirées par les cheveux ne m’intéresse pas. Je ne sais même pas ce que ces termes ­signifient ! Moi, ce qui m’intéresse, c’est de savoir pourquoi les femmes sont moins payées que les hommes pour un même travail. Pourquoi, dans un couple, c’est le plus souvent à elles de faire des concessions, de renoncer à un travail ou à leurs rêves. Pourquoi tous les pays du monde n’offrent pas de congé paternité et des solutions de garde d’enfant ­abordables. Pourquoi les femmes sont encensées parce que, de la vie ­domestique en passant par leur travail, elles « font tout » mais qu’on ne se ­questionne jamais sur ce fait-là.

Beyoncé a samplé une partie de votre discours. Qu’est ce que cela vous ­inspire?

Quand elle m’a demandé de le faire, j’étais très heureuse de lui dire oui. Nous vivons dans une époque obsédée par le culte de la célébrité dans lequel la renommée d’une personne est tout aussi importante que ses compétences, et c’est dommage. Mais dans ce monde-là, avoir le soutien de Beyoncé est une force. Elle n’avait pas à s’affirmer publiquement en tant que féministe. Et ne prétendons pas que le sujet est anodin, inoffensif, il est loin d’être consensuel. Pour plusieurs raisons, beaucoup de femmes et d’hommes y sont même hostiles. Le terme est chargé de connotations lourdes et négatives. Grâce à Beyoncé, mes nièces se disent féministes ! Il me faut maintenant convaincre mes neveux !

Est-ce que certaines célébrités n’en font pas un argument marketing ?

Je ne passe pas mon temps à décortiquer les motivations de chacun et de chacune. Dans tous les cas, il faut éviter les stéréotypes sur le féminisme qui perdurent encore. Alors, plus on parle d’égalité, plus on parle de genre, mieux c’est.

Vous confiez que lors du premier atelier d’écriture que vous avez animé, vous vous étiez habillée de façon austère afin d’être prise au sérieux… Comment vous êtes vous déprise du poids des conventions sociales ?

En réfléchissant, en faisant attention, en observant et en me questionnant. En refusant de rentrer dans le jeu du genre. Beaucoup de personnes sont persuadées que moins une femme est féminine, plus elle jouira de considération. Je veux être qui je suis, sans avoir à me conformer à des modèles, à ce que la société voudrait que je sois.

Le titre de votre essai Nous sommes tous des féministes sonne comme une invitation aux hommes…

Je pense que les garçons et les hommes font autant partie du problème que de la solution. Certains ne se posent pas la question du genre, n’en sont même pas conscients. Pour eux, s’ils conviennent que la situation des femmes était ­désastreuse dans le passé, ils pensent que désormais tout va bien ! Pour d’autres, l’idée du féminisme est une menace. La remise en cause d’un statu quo n’est jamais aisée, surtout dans nos sociétés où le sexisme a été tellement intégré et normalisé. Nous devons élever nos filles et nos garçons autrement. Nous les enfermons dans la cage exiguë et rigide de la virilité. Nous leur apprenons à redouter la peur, la vulnérabilité. La détermination sexuelle dicte ce que les enfants devraient être au lieu de prendre en compte qui ils sont.

N’est-ce pas un peu utopique ?

Je ne pense pas qu’il soit naïf de croire aux changements. Les sociétés occidentales ont su évoluer. Il n’y a encore pas si longtemps, les femmes étaient considérées comme les simples possessions des hommes. Des progrès ont été faits, le droit de vote leur a été accordé. Les sociétés peuvent certainement encore faire des progrès.

Vous écrivez « je suis en colère. Nous devrions tous être en colère ». L’êtes-vous encore ?

Oui. Mais je ressens aussi de l’espoir parce que je crois profondément en la perfectibilité de l’être humain. Après ce discours, certaines personnes m’ont dit qu’ils ne me reliraient plus jamais. D’autres m’ont accusée de vouloir détruire les mariages. Mais des auditeurs m’ont dit aussi que la conférence les avait fait réfléchir différemment. Et certains m’ont confié que cela les avait décidés à s’identifier en tant que féministes.

(1) Gallimard, collection Folio, 87 p., 2 €.

(2) La vidéo du discours : tedxtalks.ted.com/video/We-should-all-be-feminists-Chim

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