Jean-Marie Le Pen président d'honneur du FN, le 29 mars 2015 à Carpentras

Jean-Marie Le Pen: ses déboires avec sa fille? Une mise en scène. Les attentats contre Charlie Hebdo? Des "détails" curieux...

afp.com/Bertrand Langlois

Marine Le Pen et son père se déchirent en place publique. Aussitôt, des politiques de tous bords expriment des doutes sur la sincèrité du psychodrame. "C'est un peu curieux comme histoire... Est-ce un jeu de rôle entre les deux? Je n'en sais rien", s'interroge par exemple, le 9 avril, le député UMP Eric Woerth. Jean-Marie Le Pen lui-même y va de son commentaire "conspi": "Tout cela vient d'une manoeuvre, d'un projet extérieur destiné à faire rentrer le FN dans le troupeau", dénonce le vieil homme.

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Jean-Marie Le Pen est un habitué du complotisme: mi-janvier, à propos de la fusillade de Charlie Hebdo, ne parlait-il pas déjà, dans une interview au journal russe Komsomolskaïa Pravda, d'une "opération des services secrets"? Ses propos auraient été déformés. Il aurait simplement dit, plaide-t-il quelques semaines plus tard, qu'il y avait "des éléments curieux dans cet attentat, comme souvent, le fait qu'on trouve une carte d'identité dans la voiture, qui n'est pas plus étonnant d'ailleurs que de trouver le passeport du pilote de l'avion qui vient de se crasher le 11 septembre".

Pour le chercheur en sciences politiques Joël Gombin, les dérapages conspirationnistes du président d'honneur du Front national, une figure de la vie politique française, n'ont rien de surprenant, ni de bien nouveau. "Les Protocoles des sages de Sion étaient déjà un outil au service du tsar et de sa police politique, rappelle-t-il. Dans les années 1950, aux Etats-Unis, les théories du complot ont été en partie développées par les conservateurs contre l'ennemi communiste."

Comme le signale le site L'Entente, il n'est pas rare que des candidats ou des cadres locaux du FN relaient de drôles d'histoires. Alexandre Papilian, conseiller municipal frontiste de Limoges, a publié sur son compte Facebook une vidéo dans laquelle il est expliqué que les frères Kouachi auraient tiré "à blanc" sur le policier Ahmed Merabet. "Personnellement, je ne le crois pas, mais c'est mon devoir de faire connaître le point de vue de ceux qui émettent des doutes sur sa mort", se justifie-t-il.

"Dans ce parti, chacun peut développer son petit complot, sa petite théorie. A cet égard, il y a plus de liberté qu'ailleurs", témoigne la journaliste Claire Checcaglini, qui avait infiltré en 2011 la fédération FN des Hauts-de-Seine pour son livre Bienvenue au Front (éd. Jacob-Duvernet).

Le secrétaire départemental (SD) de l'époque, Rémi Carillon, prétend qu'il existerait un accord secret entre les membres de l'Opep et les Européens: les premiers maintiendraient un prix du pétrole raisonnable en échange de la bienveillance des seconds à l'égard de l'immigration. "Je n'ai aucun élément de preuve, admet l'intéressé. Mais pourquoi, sinon, les élites européennes trahiraient-elles leur propre peuple en acceptant cette invasion?" Autres indices, selon lui,de ce "programme pétrole contre population": la légalisation de l'avortement et le regroupement familial qui ont suivi le premier choc pétrolier...

Le "grand remplacement",thématique à succès

On retrouve cette thématique du "grand remplacement", popularisée par la sphère identitaire, dans la bouche d'un nombre croissant de dirigeants du FN, de l'eurodéputé Aymeric Chauprade - lui-même pourfendeur de la version officielle du 11-Septembre et récemment sanctionné pour ses propos sur une "cinquième colonne" islamique - au secrétaire général Nicolas Bay ou à la députée Marion Maréchal-Le Pen.

L'inventeur de ce concept équivoque, l'écrivain Renaud Camus, a beau affirmer qu'il s'agit d'un simple "constat" démographique, sans intention cachée, il peine à convaincre.

Bruno Gollnisch, membre du bureau politique, estime d'ailleurs que "plusieurs volontés travaillent" au grand remplacement, notamment "le gouvernement de Washington, qui pousse à une politique immigrationniste en France car il est par instinct opposé à des nations culturellement et ethniquement homogènes".

Le grand remplacement "suppose un plan établi, reconnaissait de son côté Marine Le Pen, en novembre 2014, dans Le Journal du dimanche. Je ne participe pas de cette vision complotiste." Ce qui n'empêche pas la patronne du FN de professer que "l'immigration est utilisée depuis trente ans par les grands milieux financiers pour peser à la baisse sur les salaires" et qu'elle constitue un "réservoir électoral" pour certains partis.

Elle se garde bien, toutefois, de reprendre à son compte les théories les plus baroques. Sans pour autant, jusqu'à son dernier dérapage, désavouer son père, Marine Le Pen juge notamment "fumeuses" et "dangereuses" celles qui ont circulé après les attentats du 7 janvier.

S'il existe une offre conspirationniste en politique, c'est qu'elle répond à une demande, particulièrement avide aux extrêmes. Selon un sondage CSA pour Atlantico, quand 17% des Français voient un "complot" dans les attaques contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, ils sont 27 % chez les sympathisants du FN. Dans une enquête de l'Ifop pour la Fondation pour l'innovation politique de novembre 2014, 38% des électeurs de Marine Le Pen à la présidentielle de 2012 affirmaient croire à l'existence d'un "complot sioniste à l'échelle mondiale" - contre "seulement" 16% dans l'ensemble de la population.

En 2012, une étude inédite, réalisée par le think tank Counterpoint, montrait que, plus que tout autre paramètre, c'est l'orientation politique qui motive l'adhésion ou le rejet de différents énoncés conspirationnistes. 51% des sondés trouvaient qu'en France "ce n'est pas le gouvernement qui gouverne" et qu'on "ne sait pas en réalité qui tire les ficelles". Chez les sympathisants du Front national, le pourcentage montait à 71,67% (57,5% chez les abstentionnistes,55,81 % chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon).

"Le conspirationnisme touche aussi une certaine gauche extra-partisane, extra-institutionnelle, même si c'est moins systémique", confirme Joël Gombin. Une frange de l'extrême gauche cultive un goût commun de l'anticapitalisme, de l'antiaméricanisme, de l'antisionisme, qui peut lui aussi mener au complotisme.

En 2012, le site Rue 89 révèle que René Balme, maire Front de gauche de Grigny, dans le Rhône, est l'administrateur d'Oulala.net, un site où les productions de Thierry Meyssan et Dieudonné ont table ouverte. Convoqué à une "discussion" par la direction du Parti de gauche, qui l'a investi aux législatives, l'élu claque la porte et ferme son site... avant de le rouvrir sous une autre adresse et d'être de nouveau investi par le Front de gauche, soutenu par ses instances locales, comme candidat aux dernières municipales.

Le malaise est tel qu'en janvier 2014, la coprésidente du Parti de gauche, Martine Billard, doit intervenir. "L'analyse marxiste des conflits de classe a laissé la place à la croyance de complots de tout genre et tout niveau", écrit-elle sur son blog. Et d'inviter ses propres camarades à ne plus fréquenter une liste de personnes qui entretiennent la confusion idéologique": René Balme, mais aussi le penseur Etienne Chouard, apôtre de la VIe République, dont le soutien assumé à l'antisémite Alain Soral - un "résistant" - commence à troubler sa bonne image à la gauche de la gauche. "Le texte de Billard est clair, mais il n'a été suivi d'aucune mesure", déplore Rudy Reichstadt, animateur du site Conspiracy Watch.

Complaisance ou manque de vigilance, d'autres ont frayé avec des figures de la complosphère. Le même Etienne Chouard a ainsi participé à la dernière université d'été de Nouvelle Donne, qui milite contre l'austérité.

"Nous l'avons reçu pour ses idées sur la représentativité, alors que notre jeune mouvement expérimente de nouvelles pratiques démocratiques, comme le tirage au sort", se justifie Pierre Larrouturou, son coprésident, qui se souvient avoir été "frappé" par l'"aspect complotiste" de certains propos de son invité. Comme celui-ci: selon Etienne Chouard, la dette serait une création artificielle des élites pour écraser le peuple. "Nous ne connaissions pas non plus ses liens avec Soral, reconnaît Paul Larrouturou. Aujourd'hui, nous ne leréinviterions pas."

Les manipulations ne sont pas toujours imaginaires

Autres exemples: en 2008, José Bové préface un livre de William Engdahl, OGM, semences de destruction (éd.Jean-Cyrille Godefroy), coédité par la Confédération paysanne. L'auteur américain y explique que l'oligarchie, et notamment la famille Rockefeller, se sert des OGM pour mener une politique eugéniste à travers le monde. Aujourd'hui encore, l'eurodéputé EELV assume: "On peut débattre du côté machiavélique, moi, ce qui m'intéresse, c'est la réponse citoyenne."

Thierry Meyssan a été secrétaire national du Parti radical de gauche (PRG) jusqu'en 2008, sept ans après la destruction du World Trade Center, sans être inquiété. Philippe Karsenty affirme à coups d'indices bancals et de lobbying intensif que la mort en 2000 de Mohamed al-Dura, un jeune Palestinien tué devant la caméra du journaliste Charles Enderlin, est une mise en scène: il est adjoint sans étiquette au maire UDI de Neuilly-sur-Seine. Cette même UDI qui a failli investir aux prochaines départementales dans les Bouches-du-Rhône Hassan Guenfici, un jeune Marseillais qui s'était présenté aux législatives de 2012 sur la liste du candidat indépendant Salim Laïbi, conspirationniste délirant, connu sur le Web sous le nom de "Libre Penseur". "Pasévident de vérifier chaque candidat", se défend-on au parti centriste.

En politique, les coups bas et les manipulations ne sont pas toujours imaginaires - l'affaire Clearstream est là pour le rappeler. Un univers sans pitié, propice à la paranoïa et au complotisme. "Les hommes politiques sont des êtres cognitifs comme les autres", sourit Joël Gombin. Des hommes, et des femmes, socialistes qui, en mai 2011, n'hésitent pas à crier au complot quand leur champion, Dominique Strauss-Kahn, est arrêté à New York. Ou, comme ceux du premier cercle sarkozyste, qui, malgré les démentis, continuent d'accuser François Hollande d'avoir monté un mystérieux "cabinet noir" à l'Elysée pour orchestrer les affaires judiciaires mettant en cause l'ancien président.

"Il existe aussi des 'entrepreneurs' politiques qui utilisent le filon du conspirationnisme pour recruter", indique Rudy Reichstadt. Les résultats électoraux de Solidarité et progrès, le parti de Jacques Cheminade, sont modestes, mais ses militants bien présents sur la voie publique. Sur leurs tracts, la traduction d'une théorie complotiste développée outre-Atlantique par le polémiste Lyndon LaRouche, pour qui la City londonienne contrôle tout, des Etats au trafic de drogue.

Plus confidentielle encore, la très souverainiste Union populaire républicaine (UPR) de François Asselineau, un ancien proche de Charles Pasqua, présente le FN comme un "agent de perpétuation du système", la construction européenne, la secte Boko Haram, l'Etat islamique ou les attentats de Boston comme autant de complots de la CIA. Quoique inconnue du grand public, l'UPR, née en 2007, fait preuve d'un cyberactivisme dynamique et présente de nombreux candidats aux élections locales, dont la dernière législative partielle dans le Doubs.

Les "dissidents" Dieudonné et Soral n'en sont pas là: comme on le voit dans la vidéo ci-dessus, ils n'ont fait pour l'instant qu'annoncer la création de leur parti, Réconciliation nationale. La politique n'a pas fini de se nourrir de complots.