ELLE.fr. Rahma, votre mère, vous a-t-elle inspirée pour la réalisation de votre documentaire ?
Bouchera Azzouz. Ma mère était couturière et j’ai vu les femmes du quartier défiler dans son salon, qui était aussi son atelier. Plus que la couture, elles venaient pour partager des instants de vie. Je me suis nourrie de ces histoires, et j’ai compris très jeune qu’être femme, ce n’est pas anodin. Ma conscience féministe est née de ces parcours, de ces luttes silencieuses, à la marge, oubliées. C’est important aujourd’hui de mettre en lumière et de réhabiliter leurs histoires pour la raccrocher à la grande histoire des femmes, qui est universelle. Il faut libérer cette parole et de la rendre publique, pour que les plus jeunes prennent conscience qu’être une femme, c’est un combat.
 
ELLE.fr. Dans le documentaire, l’un des jeunes de la cité de l’Amitié à Bobigny (Seine-Saint-Denis), parle de votre mère comme d’« un pilier ». Aujourd’hui, quelle place ont ces « daronnes » dans les quartiers ?
Bouchera Azzouz. Elles ont joué un rôle central dans les quartiers populaires, d’abord dans la cellule familiale. Elles sont toujours aux aguets : à encourager, à surveiller les jeunes, distillant des lueurs d’espoir. Dans l’imaginaire collectif, la maman représente le réceptacle de toutes nos émotions, de notre part d’intime. Malgré tout, j’avais envie de désacraliser cette image de mère, de montrer que derrière cette écorce, se trouve une femme. Elles partagent un destin commun, celui de la grossesse, du mariage qui n’est pas toujours épanouissant… Je voulais mettre en lumière la contre-facette de ces mères, ainsi que leur part faillible.
 
ELLE.fr. Votre mère évoque des choses intimes, comme son désespoir en arrivant en France dans un bidonville ou son IVG. Vous n’en aviez jamais parlé avec elle ?
Bouchera Azzouz. C’était trop douloureux. Elle ne nous avait jamais raconté son périple du Maroc jusqu’en France. Jusque-là, avec mes frères et sœurs, nous étions des immigrés sans voyage. C’est très dur de l’entendre, car nous ne mesurions pas toute cette souffrance. Un statut d’immigré est très difficile à endurer, ma mère n’en parlait pas pour oublier ce cauchemar.

Bouchera_Azzouz_et_Rhama copie

Bouchera Azzouz et sa mère Rahma

ELLE.fr. Cela a-t-il été difficile de faire témoigner ces six mères ?
Bouchera Azzouz. Le fait que nous ayons habité dans le même quartier, que l’on se connaisse depuis de très nombreuses années, a rendu les choses plus faciles. Il y a des liens de confiance très forts, je n’étais pas une étrangère et elles n’ont eu aucune hostilité par rapport au film. Elles l’ont fait dans une optique de transmission. En revanche, si ma mère n’en avait pas fait partie, ça aurait été un problème. Elle était le gage de confiance.
 
ELLE.fr. Elles ont consacré leur vie aux autres. Aujourd’hui, les « daronnes » semblent prendre plus de temps pour elles.
Bouchera Azzouz. Beaucoup d’entre elles sont séparées, ou veuves. Elles ont toutes une nouvelle vie à écrire. Yamina voyage à travers ses livres, Habiba a quitté l’Ile-de-France pour les bords de mer, ma mère a remplacé sa machine à coudre par la peinture. Cela démontre que l’émancipation est très long chemin, qu’elles ont commencé à 15 ou 20 ans, qui ne s’arrête jamais et qui leur permet aujourd’hui de prendre en main leur destin.
 
* Diffusé mardi 21 avril, dans l’émission « Infrarouge » sur France 2, à 22h30