Génocide arménien : l'Azerbaïdjan, l'allié négationniste de la Turquie

Dans la guerre mémorielle que se livrent Ankara et Erevan, Bakou, qui veut récupérer l'enclave du Haut-Karabakh, souffle sur les braises.

De notre correspondant à Istanbul,

Des manifestants brandissent des drapeaux turcs et azerbaïjanais à Istanbul en février 2012 pour commémorer le massacre de Khodjaly dans le Haut-Karabakh en 1992.
Des manifestants brandissent des drapeaux turcs et azerbaïjanais à Istanbul en février 2012 pour commémorer le massacre de Khodjaly dans le Haut-Karabakh en 1992. © Adem Atlan

Temps de lecture : 6 min

À mesure qu'approchaient les célébrations du centenaire du génocide arménien organisées à Erevan et dans le monde entier ce 24 avril, le bras de fer mémoriel avec la Turquie s'est intensifié. Après le pape François, le Parlement européen a lui aussi appelé le pays à faire face à son histoire en reconnaissant le caractère génocidaire du massacre de plus d'un million d'Arméniens en 1915, sous l'Empire ottoman.

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Mais comme chaque printemps, même acculée diplomatiquement, la Turquie d'Erdogan sait qu'elle peut compter sur l'infaillible soutien de son voisin azerbaïdjanais. Mi-avril, le député azéri et vice-président de l'Assemblée parlemenaire Euronest, Elkhan Suleymanov, avait d'ailleurs vertement critiqué l'Europe et sa vision partiale des événements de 1915, l'accusant également de vouloir attiser aujourd'hui "la haine et l'hostilité" entre Turcs et Arméniens.

Des saillies médiatiques qui s'expliquent par la haine viscérale entre Arméniens et Azéris. Entre 1988 et 1994, les deux pays voisins se sont livré une guerre sanglante (plus de 20 000 morts et des centaines de milliers de déplacés), aboutissant à la prise de contrôle par les troupes arméniennes de 15 % du territoire azerbaïdjanais, dont la région du Haut-Karabakh. Une région devenue par la suite autonome - bien que largement financée par l'Arménie et la diaspora à l'étranger -, mais non reconnue par la communauté internationale. Aujourd'hui, malgré le cessez-le-feu toujours en vigueur, sur la ligne de front la tension est omniprésente et les escarmouches sont monnaie courante.


Simulacres de colloques

Et dans ce conflit, la "bataille mémorielle" fait rage. "En Azerbaïdjan, beaucoup de manuels scolaires et universitaires, de publications - plus ou moins académiques - continuent de partager une des visions les plus nationalistes de l'historiographie turque sur la question arménienne", rappelle Elshan Mustafayev, doctorant azerbaïdjanais à Sciences Po Lyon. Une vision relayée par la presse qui minimise à la fois le nombre de morts et justifie les massacres de 1915 par des raisons de sécurité nationale, certains Arméniens s'étant ralliés à l'époque à l'ennemi russe.

Voyant les caméras se tourner vers l'Arménie, centenaire oblige, l'Azerbaïdjan a choisi de riposter par une "contre-stratégie" culturelle, visant à offrir une histoire du Caucase et de ses drames. Aux États-Unis surtout, des académiciens et des diplomates azéris "ont monté à coups de pétrodollars quelques simulacres de colloques, tout ça pour essayer d'influencer le Congrès américain avec leurs thèses négationnistes". En vain, estime Ceginz Aktar, journaliste et écrivain turc engagé dans la reconnaissance des crimes commis par la Turquie.

Le 10 avril dernier, l'académie des sciences d'Azerbaïdjan tenait à Bakou une conférence au nom évocateur : "Le soi-disant génocide arménien : fiction et réalité." On y rappelle également que c'est l'Arménie le seul État assassin de la région, responsable notamment de nombreuses exactions dans les années 1990. Comme le "génocide de Khodjali, la tragédie du XXe siècle", rappelle le site de l'ambassade azérie à Ankara. Plusieurs centaines de personnes ont été massacrées par les forces arméniennes en 1992.

Solidarité

Un massacre d'ailleurs commémoré par le gouvernement turc en février 2012 sur la place Taksim d'Istanbul, pour le vingtième anniversaire. Un nouveau témoignage des liens forts entre Ankara et Bakou. "Les deux pays ont de fortes affinités sur le plan culturel et ethnique, souligne Elshan Mustafayev. Bakou, c'est la première visite officielle pour tout nouveau président turc."

Une solidarité entre les deux peuples qui remonte au début du conflit pour le Haut-Karabakh quand, en soutien à Bakou, Ankara avait fermé ses frontières et rompu ses relations diplomatiques avec Erevan. Une décision politique dont certaines régions voisines de l'Arménie paient encore le prix aujourd'hui. Naif Alibeyoglu, ancien maire de la ville turque de Kars, peut en témoigner : "Il n'y a presque plus d'industrie à Kars, le taux de chômage est énorme et beaucoup de personnes désertent la ville. Pour changer les choses, on a essayé de lancer des jumelages entre les villes, de favoriser la coopération régionale, on a même construit une statue pour la paix : le monument à l'Humanité".

En pure perte. Une à une les initiatives sont détricotées et les monuments mis à bas. Oubliés aussi les espoirs des protocoles de Zurich, en 2009, qui voyaient pour la première fois les présidents turc et arménien s'accorder sur une feuille de route commune. "À chaque fois que la Turquie a fait un pas pour le rapprochement avec l'Arménie, elle s'est fait rappeler à l'ordre par l'opinion publique azérie", rappelle Elshan Mustafayev. À Kars, "le consulat d'Azerbaïdjan surveille toutes les activités à la frontière et prend des mesures pour contrer les tentatives comme celles favorisant l'ouverture des frontières avec l'Arménie", explique Gengiz Aktar (1). Et de conclure : "La Turquie semble avoir sous-traité à l'Azerbaïdjan sa politique envers l'Arménie et les Arméniens."

Pétrodollars

Une confiance que l'Azerbaïdjan se paie à grand renfort de pétrodollars dont le petit État caucasien regorge. Si Bakou ne fournit à la Turquie qu'entre 7 et 10 % de ses importations énergétiques, ses tarifs pour Ankara défient toute concurrence. Et son géant de l'hydrocarbure, le groupe national Socar (10 % du PNB azéri) investit à tour de bras en Turquie. Symbole de cette union énergie et géopolitique, le gazoduc transanatolien Tanap, dont les deux pays (avec la Géorgie) viennent de lancer la construction et qui raccordera bientôt les champs gaziers de la Caspienne à l'Europe.

L'Azerbaïdjan et la Turquie, rappelle Elshan Mustafayev, ce sont aussi des milliers d'entreprises partenaires, des échanges commerciaux se hissant à 5 milliards de dollars par an, un demi-million de touristes azéris foulant le sol turc chaque année ainsi que le principal contingent d'étudiants inscrits dans les universités turques. "Tous ces projets de coopération économique ont bien évidemment renforcé le poids de l'Azerbaïdjan dans la politique régionale de la Turquie, ce qui fragilise en retour l'Arménie en l'excluant de tous les projets économiques régionaux et empêche la Turquie de se réconcilier avec Erevan", conclut le chercheur.

Impasse

"C'est une situation ridicule", martèle l'ancien ambassadeur turc à Bakou, Ünal Çevikoz : "La frontière entre la Turquie et l'Arménie est fermée depuis 22 ans et ça n'a aidé ni la Turquie ni l'Arménie et encore moins l'Azerbaïdjan." Et de préciser : "22 ans d'enclavement pour faire pression sur l'Arménie afin de régler la question du Haut-Karabakh sans le moindre résultat." Mais à l'approche des élections législatives de juin, "aucun parti politique en Turquie n'est prêt à assumer les conséquences électorales d'une détérioration des relations avec l'Azerbaïdjan", avance Elshan Mustafayev.

Et surtout pas l'AKP. Malmené dans les sondages en raison de son bilan économique, l'ancien parti du président Erdogan voit son électorat s'effriter, notamment au profit de la formation ultranationaliste du MHP, très véhémente sur la question arménienne. Pas sûr de voir les leaders de l'AKP tendre prochainement la main à Erevan. La réconciliation devra attendre.


(1) Dans un rapport pour le Parlement européen de 2013

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Commentaires (2)

  • Michka

    Les massacres d'azéris par l'Arménie (forcément innocente) eux sont très récent et on doit comprendre leur point de vue. Le lobby arménien est très fort et il se trouve que votre article remet certaines choses à leur place.

  • Richarol

    L'Arménie me fait souvent penser à la Pologne ; en effet elle est coincée entre deux ennemis : la Turquie et l'Azerbaïdjan, comme la Pologne l'était entre l'Allemagne et l'URSS. Le massacre a bien eu lieu et le fait de le reconnaître ne changera rien sauf sur le papier et dans les esprits et ce serait très bien pour nos amis Arméniens. Maintenant je crains la très mauvaise foi des Turcs !