Publicité

A Bedford, les deux faces du « miracle » de l’emploi britannique

Le Royaume-Uni a créé 1,8 million d’emplois en cinq ans, plus que tous les autres pays d’Europe réunis. A Bedford, une ville moyenne typique de l’Angleterre qui marche bien, le taux de chômage a chuté et les entreprises peinent à recruter. Mais le miracle de l’emploi britannique repose en grande partie sur un boom du travail indépendant, souvent moins bien payé.

02142430195_web.jpg
Installé à la lisière de Bedford, Aircraft Research Association a dû se séparer de quelques-uns de ses employés en 2010, puis a réembauché une trentaine de personnes depuis

Par Vincent Collen

Publié le 2 mai 2015 à 17:05

Le principal problème de Caroline Harvey, c’est qu’elle n’arrive pas à embaucher. « L’an dernier, j’ai mis onze mois à trouver un ingénieur, soupire la directrice des ressources humaines d’Asteelflash. C’est notre plus gros défi en ce moment. Nous avons toutes les peines du monde à trouver les profils dont nous avons besoin, à tous les niveaux de qualification. »

Sous-traitant électronique, filiale d’un groupe français, Asteelflash emploie 104 personnes à Bedford, une ville de 80.000 habitants à 90 kilomètres au nord de Londres. L’entreprise recrute pour atteindre l’objectif fixé par la direction : doubler le taux de croissance du chiffre d’affaires au cours des trois prochaines années. La tâche est d’autant plus lourde pour Caroline Harvey qu’il faut régulièrement remplacer des départs : un salarié sur dix quitte l’entreprise tous les ans.

« Le turnover était deux fois plus élevé il y a quelques années. Nous avons réussi à le faire redescendre », se félicite-t-elle. L’entreprise a tout intérêt à retenir ses salariés : « Les nouvelles recrues nous coûtent systématiquement plus cher. » Sans parler de la nécessité de les former. Les Britanniques ne suffisent plus pour faire tourner la société : la moitié des ouvriers sont polonais. Depuis la crise dans la zone euro, des Italiens et des Espagnols sont aussi venus travailler sur le site de Bedford.

Taux de chômage retombé à 6%

Publicité

Pour fidéliser ses précieux employés, Asteelflash a mis en place une grille de progression des rémunérations plus généreuse. Un seul collaborateur est payé au salaire minimum. Sur les lignes d’assemblage, les ouvriers peuvent toucher jusqu’à 9 livres de l’heure (12,60 euros), 40 % au-dessus du SMIC britannique.

Tous les salariés sont en contrat à durée indéterminée et la semaine de travail n’est que de 37 heures, ce qui, grâce aux pauses déjeuner très courtes outre-Manche, permet à certains de ne pas travailler le vendredi après-midi. « Et nous essayons d’être le plus flexible possible sur les horaires de travail pour les salariés qui ont des enfants en bas âge », assure Caroline Harvey.

Comme Asteel, beaucoup d’entreprises de Bedford ont du mal à retenir leurs salariés et à embaucher. Le marché de l’emploi est particulièrement tendu dans cette région privilégiée de l’Angleterre, à mi-chemin de deux agglomérations dynamiques, Cambridge et Milton Keynes. Bien connectée au reste du pays par le rail et la route, elle est aussi proche de Luton, l’un des petits aéroports londoniens.

Depuis que l’économie britannique est repartie de l’avant, en 2013, le comté de Bedford a créé plus de 6.000 emplois, une progression de 9 %. Le taux de chômage, qui avait bondi pendant la crise, est retombé à 6 %, un chiffre proche de la moyenne nationale. Quant au taux d’emploi, il atteint des sommets : à Bedford, plus de 79 % des personnes âgées de 16 à 64 ans travaillent. En France, la moyenne est à peine de 64 %.

« Nous avons créé 1,8 million d’emplois en cinq ans »

La région de Bedford n’a pourtant pas bénéficié de circonstances exceptionnelles. Aucune grande entreprise n’est venue s’installer récemment. Avec son tissu de PME dans l’industrie et surtout les services, Bedford profite tout simplement de la bonne santé de l’économie britannique depuis deux ans. Toutes les régions du Royaume-Uni ont bénéficié de ce boom de l’emploi.

Même des zones sinistrées du nord de l’Angleterre ont vu leur taux de chômage chuter. A la veille des élections, le gouvernement ne se prive pas de mettre en avant ce bilan impressionnant. « Nous avons créé 1,8 million d’emplois en cinq ans, plus que tous les autres pays d’Europe réunis », se vante régulièrement le Premier ministre conservateur, David Cameron, qui brigue un second mandat ce jeudi.

La crise, qui semble déjà oubliée à Bedford, n’est pourtant pas très ancienne. Il y a deux ans à peine, les entreprises supprimaient encore des postes. La brutalité de la récession qui a frappé le Royaume-Uni à partir de 2008 n’a fait qu’amplifier un mouvement de désindustrialisation à l’œuvre depuis plusieurs années dans la région.

Faibles indemnités de licenciement

Alan Sutherland, responsable du syndicat Unite pour la zone, énumère les usines qui ont fermé ces dernières années dans l’agglomération : Tobler Meltis (chocolat) en 1996, Crayola (crayons) en 2006, Woodbridge Foam (équipements auto­mobiles) et Hanson Building Products ­(briques) en 2008… « Aucune entreprise industrielle de taille n’a pris le relais. Les ­suppressions d’emplois ont été massives », explique-t-il.

Licencier au Royaume-Uni est beaucoup plus facile qu’en France. Les indemnités sont faibles : une semaine de salaire par année d’ancienneté dans l’entreprise pour les salariés de moins de 42 ans, une semaine et demie au-delà de cet âge. Et le préavis est court : une semaine par année d’ancienneté, douze semaines au maximum.

Installée à la lisière de Bedford, Aircraft Research Association a dû se séparer de quelques-uns de ses employés en 2010. « Cela nous a pris trois mois en tout, période de consultation comprise », explique Dougie Hunter, le patron de cette entreprise de recherche et développement pour l’aéronautique. La société a réembauché une trentaine de personnes depuis.

Publicité

Les grandes usines fermées, les plus gros employeurs de Bedford sont maintenant des sites de logistique. Comme celui d’Argos, le leader britannique de la vente par correspondance, qui distribue depuis Bedford des meubles dans tout le sud de l’Angleterre. Les emplois sont moins qualifiés que dans certaines industries, mais ils sont bien payés eux aussi. « Les salaires sont bien au-dessus du minimum, généralement autour de 10 livres de l’heure (14 euros). Les conditions de travail sont bonnes », explique Ashley Dalton, responsable syndical Unite pour le site.

« Beaucoup de salariés licenciés se sont mis à leur compte »

Le pire de la crise passé, la région est vite repartie de l’avant. « Beaucoup de salariés licenciés se sont mis à leur compte et travaillent en indépendant. Une nouvelle vague de création de petites entreprises est en train de déferler », assure Ian Cording, le président de la Fédération des petites entreprises pour la région.

« En réalité, le mouvement a démarré dès 2009, au plus fort de la crise, et il s’est accéléré ces dix-huit derniers mois, explique Andrew Logan de Tax Assist, une société d’expertise comptable et de conseil aux petites entreprises. L’entrepreneuriat s’est fortement développé, il y a eu un boom du travail indépendant et des très petites entreprises dans des secteurs extrêmement divers. »

Parmi ses clients qui ont fondé leur propre société récemment, Andrew Logan compte un revendeur de pièces détachées pour l’automobile, une société spécialisée dans les films numériques, un exportateur de motos anciennes… La baisse des charges sociales patronales (jusqu’à 2.000 livres par an), entrée en vigueur en 2014, incite ces nouveaux petits patrons à embaucher, estime-t-il.

Georgia O’Keefe a monté son business en sortant du lycée, à dix-huit ans. Deux ans plus tard, son activité de conseil aux PME dans le domaine des médias sociaux « marche bien » et lui permet de vivre sans le soutien de ses parents. « Je n’avais aucune envie de devenir salariée », explique cette jeune blonde.

Travailleurs indépendants, mais à temps partiel

Bedford n’est pas une exception. Le Royaume-Uni n’a jamais compté autant de travailleurs indépendants depuis quarante ans : 4,6 millions de Britanniques, soit 15 % de la population active, sont aujourd’hui à leur compte. C’est deux fois plus qu’en France. Beaucoup d’entre eux n’ont pas eu le choix. Ici, l’assurance-chômage ne verse que 73 livres par semaine (environ 460 euros par mois) pendant six mois. Les chômeurs qui n’ont pas retrouvé d’emploi salarié ont donc souvent été contraints de se mettre à leur compte.

Et beaucoup d’entre eux ne travaillent pas autant qu’ils le voudraient. Près de 6 % des Britanniques sont en temps partiel, mais aimeraient travailler plus. Cette proportion est plus élevée que la moyenne européenne et comparable à celle de la France, selon Eurostat. « Voilà pour le miracle de l’emploi ! » ironisait la semaine dernière dans « The Independent » David ­Blanchflower, professeur d’économie au Dartmouth College.

Travail indépendant, temps partiel, flexibilité du marché de l’emploi… Tout cela a contribué à mettre les salaires sous pression. Entre 2008 et 2014, au Royaume-Uni, les revenus moyens ont progressé systématiquement moins vite que l’inflation. Autrement dit, le pouvoir d’achat a fortement reculé pendant près de six ans. La tendance vient seulement de s’inverser depuis ­quelques mois.

C’est le revers de la médaille, que l’opposition travailliste a quotidien­nement mis en lumière pendant la campagne électorale. Ed Miliband, le leader du Labour, dénonce la pire baisse du niveau de vie outre-Manche « depuis les années 1920 ».

Le point faible de l’apprentissage

Pour les employeurs, le retour de l’Angleterre au quasi-plein-emploi n’est pas forcément une bonne nouvelle, car ils peinent à trouver les compétences nécessaires. « Les PME sont à la recherche d’ingénieurs, de techniciens informatiques, de cuisiniers… Les formations ne correspondent pas aux besoins », regrette Caron Kendall, en charge du développement pour la Fédération des petites entreprises.

C’est particulièrement vrai dans l’industrie. « Pour une entreprise high-tech comme la nôtre, il est devenu extrêmement difficile de recruter. Ce pays paie le prix du manque d’investissements dans l’industrie depuis des décennies », critique le patron d’Aviation Research Association.

C’est là l’un des chevaux de bataille de la CBI, équivalent du Medef outre-Manche. « Le Royaume-Uni ne forme pas assez dans les filières scientifiques, relève Richard Tunnicliffe, directeur du syndicat patronal pour l’est de l’Angleterre. Cela crée des goulots d’étranglement et pousse les rémunérations à la hausse. » Asteelflash et Aircraft Research Association ont recruté des apprentis qu’ils forment eux-mêmes, mais l’apprentissage, comme en France, n’est pas encore assez développé. « Il progresse cependant, notamment au sein des PME », se félicite Richard Tunnicliffe.

Pour trouver les salariés qui leur manquent, les entreprises ont de plus en plus recours aux immigrés, en particulier d’Europe de l’Est. Conscient de leur importance, le patronat britannique milite activement pour que la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne reste totale.

De Vincent Collen, notre envoyé spécial à Bedford (Royaume-Uni)

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité