Cinéma

Nollywood sur un boulevard

Entre précarité et innovation, la prolifique industrie cinématographique nigériane est en plein essor, s’inspirant notamment des séries américaines à succès. Reportage.
par Sophie Bouillon, Envoyée spéciale à Lagos
publié le 28 avril 2015 à 18h16

On était venu pour une interview, on a fini par jouer dans la nouvelle série nigériane à succès The Vendor. «Vous tombez à pic ! On avait justement besoin d'un acteur blanc pour jouer la scène du kidnapping !» supplie le réalisateur Ikechukwu Onyeka devant une hésitation non feinte. Les Blancs sont presque inexistants dans les films de Nollywood, l'industrie cinématographique 100% made in Nigeria. Alors, faute d'acteurs professionnels, l'équipe de tournage a kidnappé une journaliste française. «Vous n'avez qu'à passer comme ça, dans la rue, et un homme va vous attraper pour vous jeter dans la voiture», ordonne le réalisateur. A notre libération, nous aurons le droit à une interview.

Nollywood, c'est le cinéma fait par et avec des Nigérians pour un public africain. C'est aussi la deuxième industrie de cinéma au monde (derrière les Indiens de Bollywood) en nombre de films produits. Avec un marché nigérian de 170 millions d'habitants, et plus d'un milliard d'Africains, les téléspectateurs ne manquent pas. «Nous ne voulons pas copier Hollywood, nous n'en avons pas besoin, explique Ikechukwu Onyeka, l'un des plus importants réalisateurs du pays, qui dirige aujourd'hui The Vendor. On parle de sujets qui concernent directement notre public, pour qu'il puisse s'identifier aux acteurs.» Et, malheureusement, le kidnapping fait partie de la vie quotidienne au Nigeria.

Dans cette nouvelle série, chaque épisode commence devant un petit kiosque à journaux, dans le quartier populaire de Surulere, à Lagos. Les passants lisent les unes des quotidiens et palabrent de l'actualité autour d'un petit banc en bois. Cet après-midi, les acteurs changent de tenue après chaque scène : il y a 24 débuts d'épisodes à tourner avant la tombée de la nuit. «On a déjà fait Boko Haram [la secte islamiste qui ravage le nord du pays, ndlr], Ebola, l'épisode du kidnapping dans le Delta [région du pétrole dans le Sud-Est], celui sur le problème du chômage des jeunes, celui sur les élections… énumère l'acteur principal, Julius Agwu. Allez, dépêchez-vous, on est en retard !»

Il faut dire que les tournages peuvent vite virer au parcours du combattant à Lagos. Les caméramen suent à grosses gouttes sous les serviettes de toilette utilisées pour recouvrir l'objectif, tels des frères Lumière du XIXe siècle. Le preneur de son se plaint toutes les cinq minutes du boucan des générateurs électriques à diesel présents dans toutes les rues de la mégalopole. Les chauffeurs de kekes (pousse-pousse jaune à moteur) passent dans le champ de la caméra, totalement indifférents à l'idée de ruiner le tournage d'une célèbre série.

«Il faut se débrouiller». «Tu veux pas aller faire ça ailleurs ?» hurle le réalisateur à un petit mécanicien de rue. Non, il ne bougera pas, c'est son business à lui. L'homme est dans son quartier et, comme tous les jours, il a décidé de regonfler les pneus de ses clients, juste derrière le kiosque à journaux. «Bon, pause !» crie Ikechukwu Onyeka, devant sa troupe d'acteurs désespérés. Il n'existe presque pas de studios professionnels pour les tournages. Ou alors ils sont beaucoup trop chers à la location. Et quand bien même Onyeka en aurait les moyens, là-bas aussi les générateurs électriques sont trop bruyants, paraît-il. «Il faut se débrouiller avec ce que l'on a, explique Ike Nnabue, autre réalisateur nollywoodien. Et tirer profit de toutes les difficultés de cette ville. L'autre jour, j'ai été bloqué pendant cinq heures dans les "go-slow" [les embouteillages en argot lagotien], j'en ai profité pour écrire un scénario de film entier sur mon Blackberry !» Les embouteillages interminables, le manque d'électricité, la chaleur oppressante ne sont rien à côté du plus grand problème auquel est confrontée la première industrie cinématographique du continent : le manque de financements. Les cinémas se comptent sur les doigts de la main dans cette mégalopole de 20 millions d'habitants devenue la capitale du divertissement africain.

Les films de Nollywood se vendent en copies pirates dans les petites échoppes, à 500 nairas, ou 400 si négociés (2 euros), par les commerçants ambulants qui arpentent les rues. Les producteurs, les banques ne prennent aucun risque à soutenir cette industrie, florissante mais peu rémunératrice. «Les investisseurs ne pensent qu'en termes d'argent, regrette Ike Nnabue. Ils n'encouragent pas la production culturelle ou artistique. Mais avec l'essor des séries, les choses sont en train de changer.»

Tabloïds. Pour la première fois dans la carrière d'Ike Nnabue, une chaîne de télévision panafricaine, Africa Magic, a acheté son «idée», plutôt que le film déjà tourné. Sa nouvelle série sera une comédie musicale, promet-il, mettant en scène les plus grandes stars de la pop nigériane. Succès garanti, puisque les artistes du pays sont déjà numéros 1 sur toutes les radios du continent. «Je me suis inspiré de leurs histoires dans les tabloïds pour écrire le scénario, raconte le réalisateur. Entre les tromperies, les accusations de sorcellerie, leur "highlife" au champagne dans les soirées VIP, je pourrais écrire plus de mille épisodes», s'enthousiasme-t-il. Africa Magic n'en a commandé que 24 pour l'instant. Mais c'est un bon début.

Dans son bureau climatisé sur la péninsule de Victoria Island, le quartier «chic» mais toujours défoncé de Lagos, Wangi Mba-Uzoukwu est devenue la productrice la plus importante de l'industrie cinématographique en Afrique. Directrice de Mnet (regroupement de chaînes câblées panafricaines) pour l'Afrique de l'Ouest, c'est à elle de choisir quels films ou quelles séries seront diffusés sur les antennes d'Africa Magic. Ses conditions ? «De la qualité, de la qualité et de la qualité», dit-elle. Fini le temps où les films de Nollywood étaient tournés sur VHS et où n'importe quel réalisateur pouvait «acheter» du temps d'antenne pour passer ses films sur la télévision nationale. Avec le développement des chaînes câblées à travers le continent - Canal Satellite pour les pays francophones, DSTV pour les anglophones -, les téléspectateurs paient désormais pour leurs programmes, et la télévision est devenue une source de financement importante. Pour l'Afrique francophone aussi, la chaîne Nollywood TV rachète et diffuse des films et des séries nigérianes doublés en français. Une première sur le continent.

«Depuis quelques années, on a vu arriver de nouveaux producteurs, jeunes, frais et talentueux, se réjouit la femme d'affaires. L'influence de Nollywood est mondiale désormais. Ce n'est pas seulement des séries que l'on diffuse, c'est également une manière d'exporter la culture africaine. L'Afrique est la nouvelle frontière du monde !»

«African Desperate Housewives». Obi Emelonye, réalisateur nigérian, vit entre Londres et Lagos. Pour sa dernière production, The Calabash, diffusée elle aussi sur Africa Magic, il s'est inspiré de la série américaine Breaking Bad dans la construction de son intrigue «palpitante»,au cœur du système bancaire nigérian. «Africa Magic a acheté 100 épisodes d'avance ! confie-t-il. Ça n'est jamais arrivé. Ça m'a permis d'être plus créatif, d'aborder le tournage avec moins de pression. Avec les séries, on peut aller en profondeur dans la psychologie des personnages, c'est totalement nouveau dans Nollywood.» Le prochain rêve d'Obi Emelonye serait de créer une version nigériane de Game of Thrones, avec les différents empires Yoruba, Igbo et Hausa - les trois communautés historiques du pays - qui se font la guerre pour prendre le pouvoir. «Et les Marcheurs blancs [qui menacent dans la superproduction américaine de franchir le Mur], ce seront les colons britanniques !»

La nouvelle vague des séries nollywoodiennes n'hésite pas à s'inspirer fortement des grandes productions américaines à succès. Fin avril est lancée la nouvelle série événement : African Desperate Housewives, une sorte de remix de la vie exaltante - ou pas - des femmes mariées de la classe supérieure nigériane. Dans Lekki Wives déjà, série concurrente, Miranda, Cleopatra et Uju doivent jongler avec leur mari millionnaire, leur amant du village, leur mariage forcé en échange de pouvoir trouver un emploi… Tout est pareil qu'à Hollywood, mais différent. Dans les épisodes de Lagos Cougars, inspirés directement de sa cousine américaine Extreme Cougar Wives, les amants s'appellent par des noms romantiques tout africains, comme «mon petit riz jollof» ou «mon jus de tomate».

Mais, pour Jason Njoku, la comparaison s'arrête là. Le milliardaire nigérian a lancé Iroko TV, le Netflix africain, spécialisé dans les films et les séries de Nollywood. Il ne souhaite pas communiquer le nombre d'abonnés pour l'instant, mais avec le développement de la classe moyenne, et surtout l'accès de plus en plus important aux nouvelles technologies dans la première puissance économique du continent, on ne doute pas du succès, réel ou à venir d'Iroko TV. «On peut avoir une inspiration hollywoodienne, mais c'est surtout au niveau de la technique que l'on doit prendre exemple sur de ce qui se fait ailleurs», explique Jason Njoku.

Pour cet homme d'affaires, l'un des plus populaires dans le pays, certaines choses restent totalement inadaptables pour un public africain. «Prenez Breaking Bad par exemple, poursuit le businessman. Si un Nigérian apprend qu'il a un cancer du poumon, il ne se transformera jamais en fabricant de méthamphétamines. Déjà, il le dira à toute sa famille, toute, même les cousins du village. Et ensemble, ils iront prier à l'église pour demander un miracle divin !» La religion, dans le deuxième pays le plus croyant au monde - derrière le Ghana, selon l'institut de sondage Gallup International -, est au cœur de tous les épisodes et de presque tous les films nigérians.

Même Ikechukwu Onyeka implore l'aide de Dieu désormais pour finir son programme de tournage de The Vendor. Il lui faudrait un miracle à lui aussi, alors que le soleil se couche sur Lagos et que les embouteillages commencent à envahir la petite rue de Surulere. Devant le petit kiosque à journaux, les acteurs sont épuisés, le réalisateur dépité, alors qu'il reste encore cinq débuts d'épisodes à tourner. Onyeka a appris les techniques du cinéma à la prestigieuse école de cinéma du Colorado, aux Etats-Unis, son talent n'est plus un secret dans le pays, mais il n'est « jamais content de ce qu'il fait ». « Je suis frustré, lâche-t-il. Oui Nollywood a changé, oui on a plus argent pour produire nos séries. Mais il nous manque l'essentiel : la passion du cinéma et la culture artistique. » Nollywood n'a que 20 ans. Et comme on dit sur les trottoirs défoncés de Lagos : « Chaque jour est un pas de plus vers l'excellence ».

A voir, La Nollywood Week au cinéma l'Arlequin, 75006, du 4 au 7 juin. Rens. : nollywoodweek.com.

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