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Billet de blog 29 avril 2015

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« Richie » et le sexe des puissants

Le 3 avril 2012, « un peu avant 13 heures », Richard Descoings est retrouvé mort dans la chambre 723 de l’hôtel Michelangelo de New York, étendu sur son lit. Quelques heures plus tôt, deux escorts boys recrutés sur le site Planet Romeo avaient quitté sa chambre. Une maladie cardiaque liée à l’hypertension, diront les légistes américains. La France est stupéfaite. A Sciences-Po, les étudiants pleurent une rock star.

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Le 3 avril 2012, « un peu avant 13 heures », Richard Descoings est retrouvé mort dans la chambre 723 de l’hôtel Michelangelo de New York, étendu sur son lit. Quelques heures plus tôt, deux escorts boys recrutés sur le site Planet Romeo avaient quitté sa chambre. Une maladie cardiaque liée à l’hypertension, diront les légistes américains. La France est stupéfaite. A Sciences-Po, les étudiants pleurent une rock star.

Il faut lire « Richie » (Grasset), l’enquête que la journaliste du Monde Raphaëlle Bacqué vient de consacrer à Richard Descoings. L’histoire bien française d’un « Rastignac » des beaux quartiers, fils de médecins parisiens, énarque qui a coché toutes les cases de la réussite scolaire, devenu le patron audacieux, fantasque et mégalo de l’usine à élites de la rue Saint-Guillaume. On suit Descoings dans les bureaux feutrés du Conseil d’Etat, dans les cabinets ministériels du mitterandisme finissant. On le voit partir à la conquête de Sciences-Po, avec les codes et les appuis qui conviennent. Propulsé à 38 ans, en 1996, la tête de l’école du pouvoir, il modernise, dépoussière, déménage, plein de bagout et de charme, adulé « comme un Jim Morrisson ». Il internationalise, vend la marque à l’étranger, instaure les conventions ZEP pour les lycéens des quartiers populaires.

Raphaëlle Bacqué raconte aussi sa rencontre avec Nadia Marik, épousée en 2004 qui l’introduira dans les réseaux RPR, et dont il fait son bras droit. Elle détaille la fuite en avant, la gestion népotique, les « faveurs et les défaveurs » accordées par le prince Descoings, la folie des grandeurs, révélées par les enquêtes au scalpel de Jade Lindgaard, ma (presque) voisine de bureau à Mediapart. Le livre pourrait s'appesantir davantage sur les faillites du système Descoings, et c’est sans doute une faiblesse, même si ce n’était pas vraiment l’objet du livre, raconté comme une saga – on aime ou on n'aime pas ce genre, c’est un autre débat.
Mais « Richie », c’est aussi une preuve. Une preuve de la façon simple dont le journaliste peut parler la vie privée des puissants. Pas pour racoler, ni pour violer l’intimité. Mais bien pour faire son travail: informer. En l’occurrence, « Richie » n’est pas un livre voyeur. Mais c’est un livre sur tout Descoings. Pas juste le Descoings des portraits laudateurs dans la presse, tel qu’il se donnait à voir – au point que longtemps, bien des journalistes aveuglés n’ont pas vu sa part de folie, et la folie du système qu’il avait mis en place. « Richie » parle avec simplicité et justesse de sa longue relation amoureuse avec le patron de la SNCF Guillaume Pépy, rencontré au Conseil d’Etat, dont il ne faisait pas mystère, rappelle que l’intéressé s’est lui-même décrit, devant un ampli plein, comme « le premier pédé de Sciences-Po ». Son homosexualité ne fut pourtant jamais évoquée de son vivant par la presse, à part dans deux portraits du Monde et du Point. Peu, très peu, pour un homme public qui fut l’objet de tant d’articles.
J’entends déjà les récriminations. « Mais on s’en moque!» « Pourquoi savoir? ». « Il couche bien avec qui il veut ». Oui, bien sûr. Et quand elle n’a pas d’intérêt pour le lecteur, la vie privée doit bien sûr être protégée, ce que prévoit d’ailleurs le droit. Mais avec les personnalités publiques, la sphère de la vie privée se réduit forcément. Les réseaux du pouvoir sont à la fois des entrelacs d’intérêt, d’entr’aide, de rivalités, d’amitiés, d’amour ou de sexe. « Au sein du pouvoir, les gens mêlent leur vie privée et publique tout le temps », explique Raphaëlle Bacqué dans un entretien réalisé par l’auteur de ce billet et publié sur le site de l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bis, trans (AJL), qui a pour but de de sensibiliser les médias à un traitement plus juste des questions liées aux LGBT.
Et c’est peu dire qu’avec Richard Descoings, vie privée et vie publique ont été sans cesse mêlées. Dès 1985, alors que Michel Foucault vient de mourir, le jeune conseiller d’Etat fait partie aux côtés d’autres homosexuels, dont Daniel Defert, l’ancien compagnon du philosophe, des pionniers d’Aides, l’association de lutte contre le sida. Il y a urgence, les amis meurent, certains se savent condamnés, et Descoings les aidera à structurer un peu l’organisation, avant de prendre ses distances. A Sciences-Po, lors des soirées étudiantes, il n’était pas rare que le président, dont l’homosexualité assumée n’était pas étrangère à la popularité, danse sanglé de cuir au vu et au su de ses élèves. Marié, il a fait de sa femme, Nadia Marik, sa personne de confiance à la direction de l’école, gérant avec elle seule. Descoings avait deux alliances, l’une d’or et l’autre d’argent, pour les deux amours de sa vie. Après son décès, Nadia Marik et Guillaume Pépy figuraient ensemble sur le faire-part publié dans la presse. Devant toute la République réunie, le jour des obsèques, le prêtre de l’église Sainte Clotilde débuta ainsi son sermon: « Chère Nadia, cher Guillaume… » Du privé très public.
Le public, pourtant, n’avait pas à être au courant « Je suis homosexuel pour ceux qui savent et hétérosexuel pour ceux qui n’ont pas besoin de savoir », théorisait lui-même Descoings. Une formule incroyable qui dit tout le cynisme des puissants — je suis l’un ou l’autre, selon ce qui m’est utile. Et, au passage, l’absence totale de conscience que son homosexualité publiquement assumée aurait pu être utile à d’autres, par exemple des jeunes homos qui cherchent des références ou des modèles. On répondra qu'il n'y était pas obligé, que ça le regarde. Certes. Mais on peut aussi trouver que c'est dommage.
Raphaëlle Bacqué raconte comment, au moment de l’enterrement de Descoings, Guillaume Pépy a appelé les patrons du Monde pour que sa relation avec Descoings ne soit pas mentionnée. « Cela se passe comme ça chez les puissants: on ne vous dit rien, on appelle l’actionnaire. Avant la sortie du livre, la responsable de la communication de Pépy s’est assurée auprès de grands patrons de presse qu’ils n’en parleraient pas », raconte la journaliste. L’omerta pour le grand public, seuls les initiés doivent savoir.

Mais nous, journalistes, n’avons pas forcément à se plier à cette régle non écrite. Bien sûr, la vie privée est une affaire complexe. Il faut, à chaque fois, soupeser, distinguer ce qui doit être écrit de ce qui est futile, ou inutile. « Je distingue plusieurs sphères, nous dit Raphaëlle Bacqué. Il y a l’intimité, à protéger. Dans l’intimité, il y a la sexualité, la chose la plus intime qui soit. Mais il faut garder en tête que la sexualité peut avoir un impact politique. La sexualité de Dominique Strauss-Kahn, par exemple, était un problème politique ! (...) Et puis il y a la vie privée, qui est beaucoup plus large. Là, je fais au cas par cas. (...) Le rôle du journalisme, c’est quand même de raconter la réalité, et si possible un peu de son époque. »

Au lieu de brandir « vie privée! » systématiquement, comme un réflexe, on en oublie parfois notre métier d'informer. Là est la leçon journalistique du « Richie » de Bacqué.