Un lycéen passe le baccalauréat, en 2014 à Strasbourg

Un lycéen passe le baccalauréat, en 2014 à Strasbourg. En France comme aux Etats-Unis, le critère dominant de la réussite scolaire reste l'accès aux filières les plus sélectives de l'enseignement supérieur.

afp.com/Frederick Florin

"Nous ne sommes pas des adolescents. Nous sommes des corps sans vie dans un système qui engendre la concurrence, la haine et empêche le travail en équipe et l'apprentissage authentique. Nous sommes sans passion sincère. Nous sommes malades." Quelques semaines ont suffi pour que la lettre ouverte dont sont extraites ces lignes, rédigée par Carolyn Walworth, lycéenne à Palo Alto (Californie), fasse le tour du monde via les réseaux, attirant au passage l'attention du New York Times.

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Le texte témoigne d'un contexte singulier, celui d'un lycée d'élite de Palo Alto, siège de l'université Stanford et épicentre de la Silicon Valley, théâtre d'une compétition scolaire sans merci, où trois élèves se sont suicidés depuis le début de l'année scolaire. Les mots qu'emploie Carolyn Walworth pour décrire la pression dont elle et ses camarades sont victimes pourraient être mis dans la bouche d'élèves de nos classes préparatoires sans y changer une virgule. Ils n'accusent pas un système ou une pédagogie en particulier; ils disent les ravages de l'hypercompétitivité, où qu'elle s'exerce. Et apportent deux leçons.

Concurrence mécanique

Car les habitants de la Silicon Valley savent mieux que ceux de toute autre région que leurs enfants risquent d'évoluer dans une société clivée comme jamais entre une élite surdiplômée et une masse de plus en plus précarisée, victime de la disparition programmée de millions d'emplois pris en charge partiellement ou totalement par des machines. Lesquelles, après avoir automatisé les gestes accomplis dans les champs et les usines, s'attaquent aux gestes intellectuels, dont la maîtrise, jusque-là, garantissait l'accès à un statut et à un revenu.

Nombre d'innovations données pour imminentes ne vont rien arranger, du "robot infirmier" capable de prendre la tension et de délivrer des médicaments au "logiciel journaliste" rédigeant des articles, en passant par le "bracelet médecin" expert en diagnostics complexes fondés sur l'exploration de gigantesques bases de données. Première leçon: que des parents parmi les mieux instruits de l'impact de ces technologies - ils les inventent! - angoissent à ce point en dit long sur les rigueurs du monde qu'ils anticipent pour leurs enfants.

Les filières sélectives restent critère d'excellence

Seconde leçon: un programme scolaire ou une pédagogie ne suffisent pas, en tant que tels, à forger un sentiment de communauté, à promouvoir ce qu'on appelle en France le "vivre ensemble". Sur le papier, le système américain prétend promouvoir l'épanouissement de l'enfant, favoriser son aisance sociale, l'inviter à la coopération et à l'esprit de communauté. Dans les faits, ces belles ambitions se heurtent au mur de l'extrême sélectivité des grandes universités, qui pousse parents et enseignants à une surenchère scolaire permanente: ils savent qu'à l'heure fatidique le chacun-pour-soi balaiera les bons sentiments coopératifs.

C'est également le principal angle mort du débat qui fait actuellement rage, en France, sur la réforme du collège. Najat Vallaud-Belkacem et les défenseurs du projet affirment qu'il mettra l'excellence à la portée de tous et, ce faisant, atténuera les effets pervers de la compétition scolaire. Encore faut-il pour cela s'entendre sur ce qu'est l'excellence. Or, en France comme aux Etats-Unis, elle demeure définie par un critère dominant: l'accès aux filières les plus sélectives de l'enseignement supérieur. Changer les programmes ou la pédagogie en amont sans modifier les critères et conditions de sélection en aval n'atténuera en rien la pression.

Reste à savoir si une école plus bienveillante à l'endroit des élèves, telle que la réclame Carolyn Walworth, peut émerger dans des sociétés travaillées par l'anxiété, rongées par la montée des inégalités, et dont la dureté semble inviter les adultes à tanner les cuirs adolescents le plus tôt et le plus vigoureusement possible. Rien n'indique, pour l'heure, qu'il existe un consensus en ce sens. De la Silicon Valley à la montagne Sainte-Geneviève, on continuera donc à prendre le risque de faire de certains adolescents des "corps sans vie", au mieux métaphoriquement, au pire au sens propre.

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