Salman Khan

Salman Khan veut décliner sa plateforme de cours dans la plupart des grandes langues.

https://www.flickr.com/photos/kevinkrejci/

Salman Khan ne donne pas seulement des cours de maths par Internet à des millions d'élèves dans le monde. Il accorde aussi des interviews par Skype. Confortablement installé devant son ordinateur portable dans son petit bureau de Mountain View, en Californie, une tasse de café à la main, il avoue très modestement et dans un grand éclat de rire vouloir révolutionner - mieux réinventer - l'éducation. Avec la Khan Academy, un des Moocs (Massive open online courses) les plus importants de la planète, il est en passe d'y arriver.

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Cet ancien analyste financier de Wall Street, devenu en à peine une décennie un des penseurs les plus écoutés du monde de l'éducation, a un objectif: proposer une éducation de qualité pour tous gratuitement. Avec, en toile de fond, la volonté de réformer en profondeur un système éducatif vieillissant, sourd aux mutations de la société et de l'économie, et qui laisse chaque année des millions de jeunes sur le bord de la route. Rencontre avec un visionnaire pour qui la planète est une salle de classe.

Vous êtes l'un des gourous les plus respectés et les plus écoutés du monde de l'éducation. Lorsque vous avez posté vos premières vidéos sur YouTube, il y a maintenant neuf ans, imaginiez-vous le succès planétaire rencontré aujourd'hui par la Khan Academy?

J'ai toujours eu beaucoup d'imagination mais, très sincèrement, je n'aurais jamais cru une telle révolution possible. D'ailleurs, je ne l'imaginais même pas. Je travaillais alors pour un fonds d'investissement à New York, un job intellectuellement et financièrement très satisfaisant. Et puis tout a démarré par de simples cours de maths que je donnais à ma petite cousine Nadia, qui habitait à l'autre bout du pays. J'insiste vraiment: tout cela a commencé de façon improvisée et expérimentale. Je n'avais aucune formation d'enseignant, et même si j'ai un solide bagage en mathématique, cela n'augurait en rien de mes capacités de transmission de ce savoir.

Ce que je voulais, au départ, c'était aider Nadia, qui était en échec scolaire. Je voulais qu'elle puisse réfléchir sans se sentir mal à l'aise et m'adresser à elle dans un style oral, comme lorsqu'on parle à un ami qui a besoin de conseils. Après quelques séances de travail ensemble par Skype, elle a repassé son test de maths et l'a réussi haut la main. Entre-temps, j'ai commencé à donner des cours de soutien à ses deux petits frères puis, rapidement, j'ai eu dix élèves. Un ami m'a alors conseillé de filmer mes cours et de les poster sur YouTube. J'ai trouvé l'idée ridicule, mais j'ai suivi son conseil. En quelques mois, les résultats ont été phénoménaux. J'ai rapidement pris conscience que mes cours aidaient des jeunes à reprendre confiance en eux, à repasser les examens qu'ils avaient ratés, à entrer dans les universités qu'ils convoitaient. J'ai alors mis de plus en plus d'énergie à développer la Khan Academy. Mais, sincèrement, je suis moi-même très surpris de cet engouement.

Combien d'" élèves " comptez-vous dans le monde?

La Khan Academy dénombre aujourd'hui 20 millions d'utilisateurs, c'est-à-dire 20 millions de comptes uniques actifs. Nous sommes évidemment connus pour tous les cours en vidéo que nous proposons, mais nous avons aussi développé près de 150000 exercices de mathématiques, qui vont du niveau élémentaire jusqu'au calcul différentiel complexe que des élèves peuvent rencontrer dans le supérieur. Nous proposons aussi des cours d'économie, de finances, de physique, d'informatique, d'histoire...

Au total, le site compte près de 7000 vidéos, et j'en ai personnellement enregistré près de 4000. Nous avons également signé des collaborations avec de grands musées, comme le British Museum ou le Getty Museum de Los Angeles, pour proposer des modules d'histoire de l'art. Tous ces cours sont évidemment en anglais mais, sur notre portail officiel, nous avons développé avec des partenaires et des professeurs locaux des versions en espagnol, en brésilien, en turc et en français, depuis un an maintenant. Dans les cinq années qui viennent, nous allons trouver des partenaires dans les principaux grands pays pour proposer des cours dans la plupart des grandes langues - hindi, mandarin, arabe, allemand, italien, russe...

D'où viennent vos étudiants?

Pour l'instant, les deux tiers de nos étudiants anglophones viennent d'Amérique du Nord, le tiers restant étant principalement basé en Amérique latine et en Asie. Les étudiants non anglophones ne représentent aujourd'hui que 7% des inscrits à la Khan Academy, mais la traduction et l'adaptation de nos contenus dans de nombreuses langues vont forcément drainer dans les années qui viennent des millions de nouveaux élèves. Le nombre d'inscrits augmente de près de 50% tous les ans.

Quels enseignements tirez-vous de ce succès?

Une évidence: la façon dont nous éduquons nos enfants est dépassée. Ce qui explique pourquoi l'échec scolaire est si important. Le vieux modèle de la salle de classe, qui repose sur une façon d'apprendre totalement passive alors que nous avons besoin d'adopter une démarche active, ne correspond plus à nos besoins. Ce modèle hérité de la Prusse du XVIIIe siècle est usé. A l'époque, l'instruction publique, obligatoire et gratuite, fondée sur un apprentissage par coeur mécanique, était considérée autant comme un outil politique que pédagogique. Le but n'était pas de développer des esprits critiques, mais de former des citoyens loyaux et malléables.

Aujourd'hui, les Etats n'ont plus besoin d'une classe ouvrière docile et disciplinée sachant tout juste lire, écrire et compter. Car nous vivons un phénomène d'une ampleur unique et inédite dans l'histoire humaine: la révolution numérique de l'information. Le monde d'aujourd'hui a besoin d'esprits créatifs, imaginatifs, de citoyens capables d'inventer des techniques nouvelles et de s'adapter à des environnements qui changent en permanence. Or c'est justement ce genre d'individus que le modèle scolaire actuel - ce que j'appelle le modèle prussien - réprime le plus.

Vous avez comme objectif de proposer une éducation de qualité, gratuite pour tous et partout. Qu'entendez-vous par là et comment comptez-vous y parvenir?

Je le reconnais volontiers, c'est un objectif extrêmement ambitieux. Nous devons proposer une alternative à ceux qui ne peuvent rien s'offrir. Mais la gratuité n'est pas l'alpha et l'oméga. Nous devons offrir aussi la meilleure éducation, les meilleurs cours, bref, donner la possibilité à n'importe qui sur la planète d'acquérir les meilleures compétences dont le monde aura besoin dans les dix à vingt années qui viennent. Or ces compétences peuvent varier d'un pays, d'un continent à l'autre. En France ou aux Etats-Unis, les jeunes vont devoir approfondir leurs connaissances en maths, en informatique, en sciences.

Mais au fin fond du Bangladesh, le premier enjeu est sans doute de maîtriser l'anglais pour pouvoir entrer réellement en connexion avec le monde extérieur. Savoir bien communiquer est le préalable à tout. L'apprentissage sur mesure assisté par ordinateur offre une occasion unique de rétablir la justice partout dans le monde. Et, contrairement à ce que l'on pense, son coût est extrêmement réduit. Evidemment, beaucoup d'observateurs me disent que, en Afrique ou dans les pays les plus pauvres d'Asie, les écoles et les familles n'ont même pas les moyens d'acheter des manuels scolaires et des stylos. Comment pourraient-elles s'offrir des ordinateurs pour avoir accès à des leçons en vidéo? Je leur réponds que, au contraire, ces leçons peuvent être dispensées presque gratuitement.

Prenons l'exemple de l'Inde: dans les villages les plus reculés, vous trouvez toujours un lecteur de DVD pour regarder un film de Bollywood. Alors, nous avons traduit nos leçons en hindi, en ourdou, en bengali, et nous les avons copiées sur des DVD que nous avons distribués gratuitement. Evidemment, ça n'est pas la panacée! Ce n'est qu'un début, et nous pouvons placer la barre encore plus haut. On trouve aujourd'hui sur le marché indien des tablettes numériques pour moins de 100 dollars. La durée de vie d'une tablette est grosso modo de l'ordre de cinq ans, son coût revient donc à 20 dollars par an.

Nous avons conçu des programmes qui peuvent être mis en pratique une ou deux heures par jour: entre quatre et dix élèves peuvent donc utiliser la même tablette chaque jour. Prenons une hypothèse basse: si cette tablette n'est utilisée que par quatre élèves, son coût revient donc à 5 euros par an et par élève. Peut-on dire que c'est inabordable? D'autant que la technologie s'améliore et que le prix des tablettes va inévitablement baisser dans les années qui viennent.

Les cours que vous proposez sont gratuits. Quel est votre modèle économique? Comment est aujourd'hui financée la Khan Academy?

Nous sommes et nous voulons rester une association à but non lucratif. Le budget de la Khan Academy approche les 20 millions de dollars par an, une goutte d'eau par rapport au budget des grandes universités américaines. Aujourd'hui, 80% de ce budget viennent du mécénat. En 2010, Google et la fondation Bill Gates ont été les premiers donateurs. Puis la Khan Academy est devenue au fil du temps une marque, gage de sérieux et de qualité. Or, dans le monde de l'éducation, il y en a finalement assez peu.

Et c'est justement en utilisant cette marque que nous pouvons aujourd'hui récolter des fonds. Des entreprises ou des organisations peuvent avoir intérêt à signer des partenariats avec nous pour que nous leur apportions du contenu de qualité. C'est le cas de Bank of America, une des plus grandes banques de détail américaines: ils sont partis du constat qu'un des problèmes actuels, aux Etats-Unis, c'est le manque de compétences et de connaissances en économie. Ils ont donc voulu offrir à leurs clients des modules de formation en finance personnelle, en management, en comptabilité. En s'alliant avec nous, ils proposent ainsi des formations de qualité, objectives. Au final, ils renforcent aussi leur propre marque. Ce n'est pas seulement du marketing!

Les étudiants veulent se former mais aussi obtenir un diplôme, pour prouver à un employeur qu'ils maîtrisent telle ou telle compétence. Imaginez-vous développer un jour des formations en ligne certifiantes?

Vous avez raison, vous pouvez apprendre des tonnes de choses par vous-même, mais si vous n'avez pas les moyens de le prouver, toutes ces connaissances acquises n'auront aucune valeur sur le marché du travail. Le problème, c'est qu'aujourd'hui ce sont les mêmes institutions qui gèrent d'un côté l'apprentissage et l'enseignement et, de l'autre, la validation de ces connaissances. Je pense qu'il faut donc découpler la partie enseignement de la partie contrôle des acquis. Imaginez un instant que chacun puisse se présenter à un examen rigoureux et internationalement reconnu en maths, en physique, en informatique, quelle que soit l'école dans laquelle la formation a été dispensée?

Des étudiants brillants et méritants d'universités "secondaires" pourraient alors prouver qu'ils ont acquis les mêmes compétences que leurs copains issus d'une école prestigieuse. Cela rendrait l'obtention d'un diplôme beaucoup plus abordable et plus pertinente, puisque les futurs employeurs jugeraient directement et factuellement qui est le mieux préparé pour le job. Je ne pense pas que la Khan Academy puisse faire cette révolution toute seule, mais je suis certain que, d'ici cinq à dix ans, un nouveau système de validation des connaissances indépendant verra le jour. Et nous en serons partenaires!

La révolution digitale que nous vivons a fait apparaître de nouveaux géants - Uber, Amazon, Airbnb - qui bouleversent des secteurs entiers en défaisant les positions établies. La Khan Academy va-t-elle entrer en concurrence avec des écoles ou des universités qui ont pignon sur rue, voire les remplacer?

Non. Tout simplement parce que le secteur de l'éducation n'a rien à voir avec les transports ou l'hôtellerie. Uber entre en concurrence frontale avec les sociétés de taxi, tout simplement parce qu'il propose exactement la même chose: transporter quelqu'un d'un point A vers un point B. Dans le domaine de l'éducation, les offres possibles sont extrêmement variées et même complémentaires. Des cours en ligne peuvent permettre d'approfondir un point qui n'aura pas été vu en cours ou, au contraire, de revoir des bases qui ont été oubliées. Ce qui permet en retour aux professeurs, lorsqu'ils sont dans la classe, d'individualiser davantage leur enseignement, de s'occuper des blocages de chaque élève, ou de pousser encore un peu plus un étudiant brillant.

Mais en aucun cas la numérisation de l'enseignement ne remplacera l'expérience unique de la transmission du savoir par un autre individu. L'ordinateur ne se substituera pas au professeur. La Khan Academy et toutes les autres expériences de cours en ligne ne pourront jamais apprendre à des élèves à travailler en équipe, à mener à bien un projet collectif... Ce qui ne fonctionne pas aujourd'hui, ce n'est pas la salle de classe, c'est ce qui s'y passe. C'est la tyrannie du cours magistral et du programme unique.

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