L'école française, cancre en arabe

Trois millions de personnes le parlent en France. Pourtant, il y est peu ou mal enseigné. Par manque de volonté politique, par crainte du communautarisme. Quitte à abandonner le terrain aux associations religieuses.

Par Juliette Bénabent

Publié le 11 mai 2015 à 12h30

Mis à jour le 30 juin 2021 à 12h28

Au lycée Jacquard, dans le 19e arrondissement de Paris, ils sont près de deux cents chaque semaine. Deux cents élèves de la seconde à la terminale, issus d'une quarantaine de lycées, qui étudient l'arabe en « enseignement inter-établissements ». « Très motivés », selon le proviseur adjoint, Damien Lucas, ils viennent souvent de loin, un soir ou le mercredi après-midi. Chaque année, leur nombre augmente de plusieurs dizaines. A Paris, seulement huit lycées et trois collèges proposent l'arabe en langue vivante — tous situés rive droite. Le courrier officiel du rectorat qui, en 2012, incitait sept établissements de la rive gauche à les imiter a essuyé sept refus... « La rareté des classes d'arabe est un mystère pour moi, reconnaît Damien Lucas. C'est une richesse pour l'établissement, et un élément positif à verser au dialogue entre les différentes composantes de notre société. »

“L'enseignement de l'arabe souffre d'une mauvaise image”

Langue officielle de vingt-cinq pays, l'arabe est l'une des six langues de l'ONU. Environ trois millions de personnes le parlent en France, où son enseignement a une longue histoire : entré au Collège de France à la fin du XVIe siècle, il est au programme de l'Ecole spéciale des langues orientales dès sa création, en 1795. L'agrégation d'arabe existe depuis 1905, le Capes depuis 1975. Xavier North, ancien délégué général à la langue française et aux langues de France, énonce « un triste paradoxe : nous sommes l'un des seuls pays occidentaux à offrir un enseignement de l'arabe au sein de l'école publique, et dont le patrimoine intellectuel compte d'immenses arabisants. Cette belle tradition est contrecarrée par ce qu'il faut bien appeler une ghettoïsation de cet apprentissage. » A l'Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), le professeur Luc Deheuvels résume : « Dans un contexte où tout ce qui a trait à l'islam est suspect, l'enseignement de l'arabe souffre d'une mauvaise image. Nous devons pourtant le considérer comme une grande langue de la mondialisation, et plus seulement comme celle d'une communauté religieuse. »

Sacralisé par le Coran, au VIIe siècle, l'arabe en est indissociable : souvent, l'étude du texte fondateur est intimement liée à celle de la langue. Réussir à laïciser l'apprentissage de l'arabe n'est pas une petite affaire, comme on le voit à l'école primaire. Il y est étudié par près de quarante mille élèves, dans le cadre des Elco (enseignements de langue et de culture d'origine). Créés dans les années 1970, au départ pour les enfants d'immigrés, ces cours sont dispensés par des enseignants étrangers, selon des accords bilatéraux entre la France et les pays concernés (1) . La notion de laïcité y est parfois totalement absente. Une ancienne inspectrice se souvient « avoir vu des versets du Coran dans des cahiers de CE2, ou des enseignants inscrire au tableau la date de l'hégire, le calendrier musulman ! » Maintes fois critiqués pour leur médiocrité linguistique et leur risque de « renforcer les références communautaires », selon un rapport du défunt Haut Conseil à l'intégration, les Elco, de plus, « ont eu pour effet pervers l'absence de développement d'un enseignement franco-français », selon Bernard Godard, ancien spécialiste de l'islam au ministère de l'Intérieur (2) .

Cahier pendant un cours d'arabe au collège Louis Germain de Saint Jean de Védas en avril 2015.

Cahier pendant un cours d'arabe au collège Louis Germain de Saint Jean de Védas en avril 2015. Photo: Alexandra Frankewitz/transit pour Télérama

Le chinois, la musique, le théâtre : pour rendre leur établissement attrayant, principaux et proviseurs pensent à tout... sauf à l'arabe. « Ce sera le souk » ; « Mon collège deviendrait l'antichambre de la prison » ; « Mes élèves juifs seraient choqués »... Des arguments stupéfiants pour les inspecteurs d'arabe qui les rapportent. Bruno Levallois, ancien inspecteur général de l'Education nationale, s'emporte : « On confond tout : la langue arabe et l'islam, la population arabophone et la délinquance. Un recteur du Midi m'a dit : ''Je ne veux pas d'ayatollahs chez moi." Un autre, dans le Rhône, était tout fier d'avoir nommé un professeur d'arabe... en prison ! » Certains collèges proposent l'arabe mais dissuadent les familles d'y inscrire leurs enfants. Yahya Cheikh, agrégé chargé des cours au lycée Jacquard, se souvient d'un principal de banlieue parisienne qui préférait conseiller l'espagnol : « Il espérait qu'avec moins d'élèves la classe d'arabe fermerait. » A Lille, un projet de cursus bilangue anglais-arabe s'est heurté au refus d'un établissement, qui arguait le manque de place, et au chantage d'un autre, qui voulait bien accueillir la langue arabe, à condition d'ouvrir aussi une classe de chinois ! « Le virage est encore à prendre, confirme l'inspecteur général d'arabe Michel Neyreneuf. Nous avons besoin de construire des générations de bons arabisants, cette langue offre de larges perspectives économiques et culturelles. Mais les recteurs et chefs d'établissement convaincus sont encore trop rares. »

Absence de politique volontariste

Sans compter les gouvernants. Contrairement à l'allemand, ou plus récemment au chinois, jamais l'arabe n'a bénéficié d'une politique volontariste pour promouvoir son enseignement. L'agrégation et le Capes sont à géométrie variable — cette année, huit postes sont ouverts (quatre pour chaque épreuve), mais le Capes n'en offrait ni en 2011, ni en 2013, ni en 2014. Des établissements manquant de personnel embauchent des profs contractuels ; mais des diplômés sont envoyés dans des lieux sans élèves, comme cette agrégée nommée dans l'académie d'Amiens, qui ne compte plus de classe d'arabe ! En 2012, Vincent Peillon, alors ministre de l'Education nationale, déclarait : « L'enseignement de l'arabe doit être un axe de développement stratégique pour le ministère. » Un groupe de travail avait mis au point, à l'époque, un document vantant l'intérêt de cette langue aux chefs d'établissement. Le ministre a changé (deux fois), et la brochure est restée dans un tiroir.

« Nous ne sommes pas aidés par la géopolitique », soupire Michel Neyreneuf. A peine nommée, à l'été 2014, la ministre de l'Education Najat Vallaud-Belkacem était victime d'une fausse circulaire sur les réseaux sociaux (une enquête est en cours) : elle y aurait encouragé les maires à instaurer des cours d'arabe. « Son cabinet est tétanisé par le sujet, estime Bruno Levallois, l'ancien inspecteur général qui participait au groupe de travail du ministère Peillon. Avec le FN en embuscade, tout ce qui touche à l'arabité en France est extrêmement sensible. La ministre est ligotée. » Par crainte d'être accusée de promouvoir sa culture d'origine, elle serait empêchée de développer l'enseignement de l'arabe... Une explication qui fait bondir Pierre-Louis Reymond, professeur en classes préparatoires à Lyon : « A elle de laisser ses peurs au vestiaire ! Quand on gouverne, il faut être courageux. » Malgré nos demandes répétées, le ministère n'a pas souhaité participer à notre enquête.

Cours d'arabe au collège Louis Germain de Saint Jean de Védas en avril 2015.

Cours d'arabe au collège Louis Germain de Saint Jean de Védas en avril 2015. Photo: Alexandra Frankewitz/transit pour Télérama

Etudier l'arabe en dehors de l'éducation nationale

Car si l'école est frileuse, les associations, souvent religieuses, investissent en force le terrain. Yahya Cheikh étudie depuis des années cette offre en pleine croissance. « Elle est impossible à mesurer exactement, mais j'estime qu'au moins trois cent mille personnes, en France, étudient l'arabe en dehors de l'Education nationale. » Toutes les mosquées (elles sont deux mille trois cents) proposent des cours. A Argenteuil, à la grande mosquée Al-Ihsan, le dimanche après-midi, le premier étage résonne des voix enfantines qui récitent en classe les sourates du Coran. Tout fiers, des élèves de 6 ans tracent au tableau les lettres qu'ils ont appris à écrire. Près de huit cents enfants, de 5 à 17 ans, suivent ici des cours une demi-journée par semaine : deux heures de langue, une heure de Coran, une heure d'« éducation islamique ». « Avec des enseignants différents, précise le directeur, Mourad Khoutri, par ailleurs prof de maths dans un collège voisin. Le jour des inscriptions, il y a la queue dès 7 heures du matin. » La mosquée a ouvert en 2001 dans cet ancien garage Renault de 8 000 mètres carrés, aujourd'hui lieu de prière pour plus de dix mille fidèles. Le fondateur algérien, Abdelkader Achebouche, 84 ans, explique : « Nous avons tout de suite eu une demande forte pour des cours d'arabe, mais aussi d'éducation musulmane. » Ici, la langue est étroitement mêlée à la religion, même si théoriquement l'école est ouverte à tous.

Comme à La Courneuve, à l'Institut Formation Avenir, installé dans un ancien atelier de charcuterie, peint en blanc et bleu clair — « les couleurs du bled », s'amuse le directeur Habib Mokni, qui fut en Tunisie l'un des fondateurs du mouvement Ennahda. L'école, sans subvention (ni publique, ni privée, ni d'une mosquée), enseigne l'arabe et la « morale musulmane » à plus de quatre cents enfants. « A chaque crise de société impliquant la communauté arabe, la demande augmente, constate Habib Mokni. Quand les musulmans se sentent rejetés, ils se replient dans un réflexe protectionniste, et la langue est un marqueur fort d'identité. Mais l'attente religieuse est secondaire : si les familles trouvaient une offre sérieuse d'arabe à l'école, on aurait moins d'élèves ! »

Apprendre l'arabe est un besoin et la manière de l'enseigner, un enjeu

Pour rehausser la qualité de ces cours associatifs et former les professeurs, Ahmed Dabbabi a cocréé en 2007 un Observatoire européen de l'enseignement de la langue arabe. « Nous travaillons pour améliorer la pédagogie et sortir l'enseignement des mosquées. Mais le Coran est une immense référence linguistique, on ne peut pas le distinguer de la grammaire, de la syntaxe, de toute la rhétorique de la langue. Notre culture est basée sur ce livre, qui a fait à la fois notre langue et notre religion, explique-t-il. Ce n'est pas une raison pour nous regarder comme des fous dangereux ! » Car le développement de ces cours privés, échappant à tout contrôle, nourrit le fantasme. Bernard Godard, l'ancien « monsieur Islam » du ministère de l'Intérieur, en convient : « Leur existence est admise, et personne, ni les Renseignements, ni aucune structure de contrôle, ne met son nez dedans. Il ne faut pas s'imaginer que ces classes sont tenues par des extrémistes, mais elles diffusent une langue purement liturgique, et non une langue vivante de communi­cation. »

Les principaux dangers de cet enseignement sont sa piètre qualité et la communautarisation qu'il entraîne. Le professeur Yahya Cheikh confirme : « Ces cours ne sont pas des fabriques de djihadistes, mais ils impliquent un prosélytisme indirect : leur enseignement ne repose pas sur les valeurs de la République. Ils n'ont par exemple aucune notion de la laïcité. » On y rencontre souvent critiques des mariages mixtes ou négation de l'égalité des sexes... « Dans l'association, pourtant laïque, où allait mon fils, témoigne cette mère de l'Essonne, dont le mari est marocain, les enseignantes étaient toutes voilées. C'est déjà de la religion ! Nous étions le seul couple mixte, et personne ne m'adressait la parole. » Depuis, elle s'est résolue à faire deux heures de trajet le samedi matin pour emmener son enfant aux cours de l'Institut du monde arabe (IMA), à Paris, où la demande explose. Nada Yafi, directrice du centre de langues de l'IMA, fréquenté par deux mille élèves, dont trois cents jeunes de 5 à 16 ans, témoigne : « On sent un grand besoin d'enseignement laïc et lié à la culture. L'arabe est la langue du Coran, mais aussi des chrétiens d'Orient, de la Renaissance arabe, d'un immense patrimoine littéraire et scientifique ! »

Alors que le Golfe est en pleine croissance économique, que des chaînes arabophones existent dans tous les pays, les librairies regorgent de méthodes, lexiques, manuels de grammaire. Apprendre l'arabe est un besoin et la manière de l'enseigner, un enjeu. « L'arabe à l'école de la République, c'est une occasion manquée, soupire Brigitte Trincard-Tahhan, ancienne enseignante. On aurait pu en faire une discipline de référence laïque, si l'on avait osé le considérer comme une langue d'excellence, à l'image du latin. » Il n'est peut-être pas trop tard. La demande des familles est là ; la volonté des enseignants aussi (près de cent candidats ont présenté leur copie au jury d'agrégation 2015) ; les grandes écoles (HEC, Polytechnique, Centrale...) ont déjà compris l'intérêt de cette langue, qu'elles enseignent toutes. Comme l'explique cette mère lyonnaise, dont le fils va à la grande mosquée faute de cours à l'école, « être arabe dans ce pays aujourd'hui, c'est compliqué. A l'adolescence, ces jeunes sont en pleine quête identitaire. L'Education nationale doit intégrer la langue de leurs origines, pour changer l'image d'eux-mêmes que leur renvoie l'école. L'Etat a le devoir de s'en mêler ».

De quel arabe parle-t-on ?
L'arabe ancien, consacré par le Coran au VIIe siècle, est une langue savante, étudiée pour lire et interpréter le livre sacré. C'est celle que l'on enseigne dans les mosquées, souvent de façon orale, avec des apprentissages de sourates par cœur. A l'école publique ou dans les cours laïcs, on apprend l'arabe dit « standard », dérivé de la langue précédente, simplifiée et modernisée, notamment par des intellectuels syriens et égyptiens lors de la Renaissance arabe, au XIXe. Grammaire, structure, syntaxe sont les mêmes : sacrée, la langue du Coran est intouchable dans sa substance. Employé dans les médias, les discours officiels et la littérature contemporaine de tout le monde arabe, l'arabe standard n'est néanmoins parlé au quotidien par personne. Chaque pays et région a développé des dialectes, à l'image de nos langues européennes issues du latin. On parle ainsi un arabe dialectal différent au Maghreb ou dans la région syriano-libanaise. Un Egyptien peut lire le journal en Tunisie et vice versa, mais deux analphabètes de ces pays ne peuvent pas communiquer.

(1) Algérie, Maroc, Tunisie, mais aussi Croatie, Espagne, Italie, Portugal, Serbie et Turquie.

(2) Auteur de La Question musulmane en France, éd. Fayard, 2015, 352 p., 20,90 €.

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