Pour quelle idéologie roule “Mad Max”?

Film de bagnoles, divertissement réac' ou fable visionnaire ? Alors que le quatrième volet de la saga, sélectionné à Cannes 2015, sort sur les écrans, analyse de la saga australienne.

Publié le 13 mai 2015 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h37

Quand Mad Max 2 sort dans l'Hexagone, en 1982, deux ans après le premier volet (classé X pour cause d'« incitation à la violence » et tronqué de six minutes), les Français ne se font pas prier pour embrayer. Dans la France de Giscard, comme dans l'Amérique de Reagan, le succès public est monstrueux. Max le malade, le héros de la pénurie, mutique et solitaire, sait parler aux foules. Au-delà de la qualité des films eux-mêmes, comment expliquer cet engouement sans précédent pour cette violente dystopie sur fond de moteurs rugissants et d'outback australien ? 

Le contexte économique et politique de l'époque, c'est la crise énergétique. Plus précisément le choc pétrolier, qui, en 73 puis en 79 (l'année du tout premier Mad Max), a provoqué l'inquiétante prise de conscience de notre dépendance aux énergies fossiles. En Australie comme aux Etat-Unis, où les distances ont sacralisé la voiture, la perspective d'une pénurie panique peut-être plus qu'ailleurs encore.

Autre angoisse, en ces temps où la Guerre Froide n'en finit plus de hoqueter, la peur du nucléaire et de ses effets dévastateurs. Avec Mad Max 2, George Miller passe la surmultipliée en troquant le « revenge movie » au look fétichiste et aux accents nihilistes pour le genre post-apocalyptique. Quant au dernier volet, le moins aimé, il pose les pierres d'un ordre nouveau, donc d'un avenir possible, et fait du fou de l'asphalte un Christ de l'ère post-atomique. 

Certains n'y voient qu'un film d'action particulièrement bien carrossé, d'autres une fable visionnaire sur la fin de la société de l'abondance, d'autres encore un récit réac exaltant l'hégémonie du mâle blanc et le modèle capitaliste. A l'heure où le quatrième volet de la saga s'apprête à envahir la planète, la question se pose : pour qui roule Mad Max ?

Mad Max : une mythologie australienne ?

A l'origine, il y a le bruit des moteurs et l'odeur du goudron. Mad Max puise aux sources d'une religion bien ancrée dans le sol australien : la « car culture ». En 1974, Peter Weir avait déjà exploité cette marotte locale dans une comédie horrifique, The car that ate Paris, ou l'histoire d'un accidenté de la route piégé dans un bled (Paris, en Australie) où les voitures tuent... Alors que George Miller et son producteur, Byron Kennedy, songe à réaliser un film de course-poursuite, le réalisateur s'est souvenu de ses années d'interne en traumatologie dans un hôpital de Melbourne. Les corps broyés par la tôle, les chairs sanglantes sur le tranchant du métal... Le cortège atroce des accidentés de la route lui retraverse l'esprit. « En Australie, expliquait George Miller à l'époque, nous avons une culture de la bagnole exactement comme les Américains ont une culture du flingue. Le culte de la voiture. De la violence par la voiture. » Une tendance à « la délinquance automobile » pratiquée comme un sport national. Cela consiste « à se soûler, à prendre sa voiture et à traverser des centaines de kilomètres, pied au plancher. Ces jeux de kamikaze sont réels. Je n'ai changé que le décor ».

The car that ate Paris de Peter Weir

The car that ate Paris de Peter Weir © DR

George Miller imagine donc un univers tout en métal et chrome. Max conduit ou plutôt chevauche le dernier des V-8 interceptors, aussi connu sous le nom de Pursuit Special, une version trafiquée de la Ford Falcon XGBT. La Holden Monaro est l'autre bolide star de la trilogie, Holden (dont le modèle phare, le Commodore, date de 1978) et Ford étant alors les deux grandes rivales du marché automobile australien. Dans le monde chaotique du guerrier de la route, cette folie des bagnoles est à peu près le seul particularisme culturel. Car même les décors, pourtant naturels, évoquent autre chose que ce qu'ils sont. Le désert australien, « le red centre », ressemble à s'y méprendre aux longs rubans d'asphalte des grands espaces de l'Ouest américain. Les plans larges sur les paysages pelés du « Wasteland » évoquent plus les « badlands » d'Hollywood que le territoire ancestral des Aborigènes.

Un « divertissement reaganien » ? 

Dans un article fort bien documenté, Mad Max, Reaganism and The Road Warrior, J. Emmet Winn  montre comment la trilogie, et plus spécifiquement Mad Max 2, entre en résonance avec les préoccupations et les craintes d'une Amérique en plein repli. Le film, conforme aux codes narratifs du film d'action hollywoodien (plus qu'à l'esthétique du cinéma australien contemporain, partagé entre séries B et films d'auteurs sous influence européenne), recycle les vieux mythes américains. Rien d'étonnant d'ailleurs quand on sait que George Miller a trompé l'ennui de son Queensland natal en avalant des kilomètres de péplum et de western, période classique et spaghetti. De La Chevauchée fantastique à La Horde sauvage en passant par Ben-Hur. 

Mad Max lorgne ainsi vers le western, genre américain par excellence. Il en reprend les ingrédients en les assaisonnant à sa sauce, entre grotesque baroque et heroic fantasy. Dans le premier volet, Max est un «bronze», membre de la Main Force Patrol, une police de l'autoroute en guerre contre des gangs de motards anars. Ces forces de l'ordre (fût-il arbitraire) rappellent l'autorité du shérif quand les forces du mal évoquent les sauvages hors la loi. Au début du second opus, le flic ordinaire devenu vengeur impitoyable après le massacre de sa famille a évolué en mercenaire tout cuir. Héros taiseux, rustre et revêche qui sillonne l'outback avec son fusil à canon scié sur la hanche, il s'inscrit dans la lignée du mâle énigmatique aux méthodes expéditives souvent incarné par Clint Eastwood (L'homme des Hautes Plaines). A ce stade, Mad Max ne roule que pour sa gueule, et ce faisant, personnifie la valeur reaganienne entre toutes : l'individualisme acharné. Dans son livre, cité par Emmet Win, Australian movies and the American Dream (1987), Glenn Lewis explique en quoi ce culte de l'individu ne lui semble pas du tout australien : « En Australie, la faible population, l'isolement géographique et l'insuffisance des terres cultivables ont conduit, au contraire, à survaloriser le mateship [solidarité virile, camaraderie typiquement australienne, NDRL]. » 

Mad Max 2

Mad Max 2 © DR

Quand Mad Max découvre le fortin de pétrole exploitée par une petite communauté autonome, un nouvel affrontement se met en place : en état de légitime défense, les assiégés, tenants de la civilisation (ou de ce qu'il en reste), tentent de contenir les hordes barbares en les maintenant à l'extérieur de leur puits-forteresse. Affublé d'accessoires et de costumes inspirés de l'imagerie punk, cryptogay et sadomaso, les méchants peuvent être vus comme les représentants, forcément dégénérés, de la contre-culture. Leurs pratiques sont déviantes : voir ce bad guy au look clouté qui se balade en permanence flanqué de son mignon aux cheveux peroxydés.

Pour J. Emmet Winn, « Mad Max 2 traite le milieu gay de la même façon qu'Hollywood caricaturait les vieux sauvages de l'Ouest en païens immoraux. » A la sortie du film en France, le critique du Matin de Paris, Michel Perez ne s'y trompait pas : « Les méchants forment une bande de motards anarchiques où l'ont ne voit guère de femmes et point du tout d'enfants. (…) Par dessus le marché, leur accoutrement, qui tient du fétichisme punk et de l'attirail propre au leathermen, donne à penser que leurs pratiques sexuelles ne sont pas orthodoxes. » Quid des bons, dont les costumes sont inspirés, de l'aveu de George Miller lui-même, des tribus bibliques ? « Les bons, ceux en qui l'humanité peut mettre quelque espoir, sont du côté de la propriété et de la famille. Ils occupent une ancienne raffinerie de pétrole, font des enfants et manifestent un certain sens de l'organisation sociale. » Dans Libération, Serge Loupien y voit une bande de babas cool, « tout de blancs vêtus, entre kinésithérapeute et escrimeur délabré ».

On pourrait penser que l'absence totale des aborigènes sauve au moins le film de tout soupçon de racisme. Même pas. Emmett Winn souligne la ressemblance des attaquants avec les indigènes des westerns classiques. Comme les Indiens, ils portent plumes, crêtes iroquoises et peintures de guerre. Leurs armes ? Des flèches, qu'ils tirent en poussant des cris de gorge. Quant au leader de ce groupuscule bigarré, le Seigneur Humungus, sorte de gladiateur primitif avec un masque d'acier, il pourrait être un lointain cousin du Balafré, le chef guerrier de La Prisonnière du désert. Heureusement, la petite élite blanche et conservatrice peut compter sur Mad Max pour l'en débarrasser. Et, au passage, venger l'Occident de l'OPEP [Organisation des pays exportateurs de pétrole].

Ou l'expression d'un messianisme universel ?

Selon son concepteur, « Mad Max est un héros qui appartient à toutes les mythologies. Il est le samouraï, le preux chevalier, le cow-boy. » Ou le messie ? Dans le troisième épisode surtout, Mad Max apparaît bien loin de l'anti-héros post-moderne du premier. De plus en plus compatissant, il se rapproche d'une figure christique sacrificielle. Recueilli par un groupe d'enfants qui le prend pour leur sauveur, il finira de fait par leur permettre d'aborder la terre promise. Et avec elle, la possibilité d'une nouvelle humanité…

Interrogé à plusieurs reprises, Terry Hayes, le scénariste des Mad Max 2 et 3, ne s'en cache pas : il envisage Max comme un « héros sacré », un « Jésus en cuir noir ». George Miller, lui, évoque volontiers Le Héros aux mille et un visages, la somme écrite en 1949 par le philosophe et anthropologue américain Joseph Campbell. Dans cet ouvrage, Campbell développe son concept du monomythe selon lequel tous les héros mythiques, quels que soient la culture et l'époque qui les ont vu naître, ont un dénominateur commun. Ils répondraient tous aux mêmes schémas archétypaux : appel à l’aventure, épreuve, affranchissement de l’aide du mentor, accomplissement de l’objet de la quête, retour au pays. Comme George Lucas l'avait fait avec Star Wars, Miller a suivi de très près la théorie de Campbell. Dans un monde d'avant la mondialisation, la légende Mad Max transcende les frontières géographiques et culturelles…

Mad Max 3

Mad Max 3 © DR

Trente-cinq ans après le premier épisode de la série, il n'est plus rare de parler de « scénarios à la Mad Max » à propos de l'accélération du réchauffement climatique ou de l'épuisement des ressources naturelles. Face à cette nouvelle donne, comment Mad Max 4 va-t-il se positionner ? Certains évoquent un blockbuster écolo, d'une telle puissance visuelle qu'il serait même capable de convaincre les climato-sceptiques de l'urgence d'un bouleversement de nos modes de consommation. Si une telle hypothèse s'avérait, George Miller aurait alors fort à faire pour justifier ses conditions de fabrication, assez peu green friendly. Tourné dans le désert de Namibie – longtemps pressentie comme lieu de tournage, la ville de Broken Hill, dans le New South Wales australien, avait finalement été disqualifiée, sa végétation abondante (conséquence du réchauffement, et des pluies torrentielles qu'il engendre) la rendant peu crédible en décor de l'apocalypse – le dernier Mad Max aurait laissé sur les dunes et l'écosystème local des traces indélébiles de son passage. Il est vraiment fou, ce Maxou. 

 

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