"Objets inanimés avez-vous donc une âme?" se demandait Lamartine. Le titre des deux tableaux vendus par Claude Guéant en mars 2008 - Trois-Mâts hollandais dans la tempête - semble faire écho à la tourmente, judiciaire celle-là, que traverse l'ancien homme fort de la galaxie Sarkozy. Juges et policiers, qui soupçonnent une "vente fictive" masquant un mouvement de fonds à son profit, ne se contentent plus d'examiner les conditions de cession de ces petites huiles sur bois en traquant des flux financiers suspects par-delà les frontières: ils dirigent aussi leurs regards vers le quartier de l'Opéra, à Paris, et le siège de BNP Paribas. Leur but: savoir pourquoi, au printemps de 2008, la banque de Claude Guéant n'a pas signalé cette transaction d'un montant considérable (500 000 euros) à l'organisme antiblanchiment français, Tracfin. Il faudra pour cela attendre le 21 mai... 2013! Cinq années, marquées par une alternance politique, des révélations de presse et, surtout, le lancement d'investigations judiciaires. Quatre jours avant le signalement à Tracfin, les juges avaient écrit aux responsables de la banque pour leur demander des comptes sur la gestion du dossier Guéant.

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500 000 euros venus de Malaisie

Cette inertie s'expliquerait-elle par l'identité de ce client pas tout à fait comme un autre? En mars 2008, Claude Guéant règne en maître sur le secrétariat général de l'Elysée, y gagnant même le surnom de "Cardinal". Si les enquêteurs ont découvert l'existence des oeuvres qu'il possédait, c'est bien plus tard. Presque par accident. Le 27 février 2013, une perquisition est menée à son domicile dans le cadre d'une affaire a priori lointaine: l'"arbitrage Tapie". Ce jour-là, la police judiciaire tombe sur les relevés de compte de Claude Guéant, 11 feuillets édités par son agence bancaire, celle de Saint-Philippe-du-Roule, qui sont placés sous scellés. Sur ces documents, les enquêteurs remarquent un mouvement créditeur d'ampleur inhabituelle daté du 3 mars 2008: 500 000 euros, provenant, qui plus est, de Malaisie. Claude Guéant s'explique devant les juges, sans parvenir à convaincre. Ils le mettront en examen, en mars 2015, pour "blanchiment de fraude fiscale en bande organisée" et "faux et usage de faux". Lui dénonce une instrumentalisation politique de la procédure.

Toujours est-il que cette transaction, provenant d'un très discret avocat malaisien, aurait pu - aurait dû? - être signalée à l'organisme antiblanchiment Tracfin. Rattachée au ministère des Finances, à Bercy, cette cellule traque en effet les flux d'argent sale. Ses 104 agents traitent et recoupent les "déclarations de soupçons" provenant de professionnels (banques, notaires, commissaires aux comptes...), soit 38 419 informations l'année dernière. Après enquête, le dossier est transmis au parquet pour d'éventuelles poursuites judiciaires (464 cas en 2014). En général, les banques, à l'origine de plus de 80% des signalements, font figure de bons élèves du système. "Tout remonte en fonction de l'opération et du montant grâce à des progiciels, résume un directeur général. Il n'y a guère de place pour l'erreur humaine."

Les écrans de la BNP ont forcément clignoté...

"Nous sommes très vigilants lors de virements en provenance de l'étranger, et plus particulièrement lorsque cela vient de pays "sensibles"", précise un salarié de BNP Paribas. Quel que soit l'établissement bancaire, "les "personnes politiquement exposées" font l'objet d'une procédure renforcée, ajoute Eric Vernier, consultant et spécialiste du blanchiment. Auparavant, elle s'appliquait uniquement aux étrangers, mais, désormais, elle concerne aussi les Français."

Le virement de 500 000 euros sur le compte de Claude Guéant apparaît donc comme triplement atypique. D'abord, en raison du montant. Ensuite, de sa provenance. Enfin, du fait de l'identité du titulaire du compte. Autant dire que les écrans de la BNP ont forcément clignoté... Dans un tel cas, le gérant du compte est tenu d'alerter son directeur d'agence. Qui, lui, transmet à la direction "groupe", entité chapeautant une vingtaine d'agences. Si celle-ci le juge nécessaire, elle prévient à son tour le département de la conformité, directement rattaché à la direction générale.

L'échelon supérieur a bien été avisé

Pour tenter de comprendre ce qui s'est joué en interne, les juges Serge Tournaire et René Grouman ont entrepris d'entendre les différents échelons hiérarchiques de BNP Paribas. Huit employés ont déjà été convoqués. Si la chargée de clientèle, auditionnée dès juin 2013, n'a pas de souvenirs très précis, l'un de ses supérieurs, le "responsable surveillance des risques du groupe Champs-Elysées", dont dépend l'agence Saint-Philippe-du-Roule, a meilleure mémoire: il a bien rendu compte à sa hiérarchie.

De fait, l'échelon supérieur a bien été avisé. Lors de son audition en août 2013, le directeur de l'époque, Jérôme Delaunay, reconnaît avoir eu connaissance du mouvement de fonds dans les jours qui ont suivi le virement. Mais il assure n'avoir pas estimé nécessaire d'en référer plus haut. Sollicité par L'Express, Jérôme Delaunay n'a pas souhaité répondre à nos questions. Cette version d'un cadre intermédiaire décidant seul de ne pas donner suite laisse dubitatifs les bons connaisseurs de ces circuits. "Impossible que les échelons directoriaux n'aient pas été alertés", affirme l'un d'eux.

Des documents détruits

La banque avait-elle à l'époque reçu de Claude Guéant des explications jugées suffisamment crédibles pour éteindre tout soupçon? "Dès la vente de ces oeuvres, Claude Guéant a pris l'initiative de transmettre tous les documents nécessaires, dont des photocopies couleur des peintures et la facture, affirme l'avocat de l'ancien ministre, Me Philippe Bouchez-el-Ghozi. Ces justificatifs ont été annexés à la transaction et ont permis à la banque de juger de la réalité de cette vente. Le processus hiérarchique a été respecté et les différents intervenants ont considéré qu'il s'agissait d'une procédure normale. Les explications de Claude Guéant ont donc été jugées à la fois cohérentes et suffisantes."

Pourquoi, dès lors, en avoir décidé autrement en mai 2013 en faisant une - tardive - déclaration à Tracfin? "La banque a vu les choses différemment, analyse Me Bouchez-el-Ghozi. Il y avait eu des articles de presse, des réquisitions judiciaires. La BNP a ouvert le parapluie." D'ailleurs, bombardé de questions par la PJ, le responsable des risques du groupe Champs-Elysées finit par admettre que "non, [cette opération] n'était pas cohérente, mais [que] cette réponse est facile aujourd'hui."

En retrouvant les fameux documents fournis à l'époque par Claude Guéant, les enquêteurs pourraient se faire une idée sur pièces. Las! Selon une source proche du dossier, ils ont tous été... détruits! La loi fait en effet obligation aux banques de les conserver cinq ans. Or la déclaration de soupçon adressée à Tracfin a été envoyée le 21 mai 2013. Deux mois après l'expiration du délai de conservation. BNP Paribas n'a pas traîné pour faire le ménage.

Pébereau, un homme qui a toujours été proche du pouvoir sarkozyste

Les magistrats exigeront-ils des explications de la haute hiérarchie, quitte à égratigner la statue du Commandeur, celle de Michel Pébereau (1)? Ce dernier, qui a quitté la présidence de la BNP à la fin de 2011, après plus de dix années de règne, doit abandonner son poste au conseil d'administration lors de l'assemblée générale du 13 mai. La fin d'une époque pour un homme qui a toujours été proche du pouvoir sarkozyste.

Beaucoup ont décelé son empreinte dans le plan de sauvetage des banques concocté en 2008. Il est aussi l'un des participants du comité de suivi de la révision générale des politiques publiques, qui, au début du mandat de Nicolas Sarkozy, se réunit une ou deux fois par semaine à l'Elysée, autour de Claude Guéant. Sous la direction de Pébereau, la BNP sort presque immaculée de la crise des subprimes. Mais, en 2014, elle doit s'acquitter d'une amende record de 8,9 milliards de dollars (8 milliards d'euros), pour avoir enfreint l'embargo américain sur les transactions commerciales avec le Soudan, l'Iran et Cuba. Déjà, l'organisation de la banque en matière de risques avait été mise en cause. Et sa direction, soupçonnée de négligence...

(1) Sollicités par L'Express, ni Michel Pébereau ni BNP Paribas n'ont donné suite.

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