Chi Zijian, mémoire chinoise des juifs de Mandchourie

Chi Zijian, mémoire chinoise des juifs de Mandchourie

La vie des juifs à Harbin, en Mandchourie, pendant la première moitié du XXe siècle est un épisode peu connu que fait revivre avec talent la romancière chinoise Chi Zijian dans «  Bonsoir la rose  ». Trois recueils de ses...

Par bertrand mialaret
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Chi Zijian
Chi Zijian - DR

La vie des juifs à Harbin, en Mandchourie, pendant la première moitié du XXe siècle est un épisode peu connu que fait revivre avec talent la romancière chinoise Chi Zijian dans «  Bonsoir la rose  ».

Trois recueils de ses nouvelles avaient déjà été traduits en français de 1997 à 2004. Il y a deux ans, sont publiés les récits «  Toutes les nuits du monde  » et il y a quelques jours le roman «  Bonsoir la rose  ».

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Elle est peu connue en France mais célèbre en Chine avec trois prix littéraires Lu Xun et un prix Mao Dun (le Goncourt chinois) en 2008.

Lena, une survivante


« Bonsoir la rose » de Chi Zijian, trad. Yvonne André, éd. Philippe Picquier

Lena a plus de 80 ans, elle est née à Harbin dans les années 20, son père, luthier, a été assassiné lors d’un pogrom en Russie. Son grand-père était bottier et sa mère infirmière ; celle-ci se remarie avec un juif venu de Pologne qui fait fortune dans le commerce du bois mais que l’opium tue.

Lena apprend la danse et la musique, elle est professeur de piano. Vivant seule dans un grand appartement, elle devient la logeuse de la narratrice du roman Zhao Xiao’e. Celle-ci est née au nord de la province, un père comptable du comité du village, une mère paysanne, un frère conducteur qui finance ses études. C’est une enfant illégitime, sa mère fut violée sur la tombe du grand-père.

Chi Zijian nous conte les amours de Zhao Xiao’e à Harbin où elle est correctrice dans un journal : un paysan à l’université, un fonctionnaire respectueux de la hiérarchie et des convenances, et un cadre d’une société pharmaceutique Ji Deming.

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Amour est un grand mot car ces relations n’occupent pas toujours une grande place dans sa vie. Comme pour son amie Weina, l’égalité est pour elle un acquis. Mais la féminité n’est pas loin et les vêtements, les coiffures, tiennent par périodes, comme pour Léna, une grande place.

Retrouver le violeur de sa mère devient une obsession ; elle y parviendra et se confiera à Lena qui parlera enfin de sa jeunesse, de son beau-père, des relations de celui-ci avec l’occupant japonais et tout particulièrement avec un officier japonais à qui il veut la marier. Elle se vengera elle aussi et tombera alors amoureuse…

On lit ce roman avec grand plaisir dans une traduction élégante de Yvonne André. Les personnages sont complexes, socialement, affectivement ; ils ne sont jamais sacrifiés au déroulement de l’intrigue ou aux références historiques. L’histoire de Lena soutient notre intérêt et le roman fort habilement nous révèle ce que Lena cachait à son entourage.

Les juifs de Harbin

Chi Zijian a écrit à la fin de ses études un livre sur l’occupation japonaise de la Mandchourie et nous conte de manière précise l’histoire des juifs à Harbin.

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Cimetire juif de Huangshangongmu,  l?extrieur de Harbin, en 2005
Cimetière juif de Huangshangongmu, à l »extérieur de Harbin, en 2005 - Pierre Haski/Rue89

Ceux-ci immigrent en provenance de Russie pour fuir les pogroms après la guerre russo-japonaise (1904-1905) et la révolution d’Octobre (1917). Ils sont alors 20 000 et joueront un rôle essentiel dans le développement économique de la ville ; ils construisent hôpitaux, synagogues, écoles, bibliothèques, hospices, banques et l’hôtel Moderne, l’un des plus luxueux en Extrême-Orient.

Cette immigration est très différente de l’implantation des juifs à Kaifeng et à Shanghai (voir le livre de Nadine Perront, «  Etre juif en Chine, l’histoire extraordinaire des communautés de Kaifeng et de Shanghai  », éd. Albin Michel, 1998).

Au début du XVIIe siècle, les jésuites entrent en contact avec les juifs de Kaifeng ; ceux-ci sont probablement arrivés en Chine au VIIe siècle par la route de la Soie, et la première synagogue est édifiée en 1163.

Après l’avènement d’Hitler en 1933, 18 000 juifs allemands et autrichiens trouveront refuge à Shanghai, une ville surpeuplée de réfugiés et partiellement détruite du fait des hostilités sino-japonaises. Mais Shanghai est la seule ville du monde où les juifs peuvent débarquer sans caution, sans visa, sans passeport, sans se préoccuper d’éventuels quotas.

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Shanghai comptait déjà deux communautés juives, l’une séfarade, originaire d’Irak et d’Inde, illustrée par les célèbres David Sassoon et Silas Aaron Hardoon, l’autre ashkénaze, d’origine russe, installée depuis la révolution d’Octobre. En 1939, à la demande de la communauté juive, les Japonais imposent des mesures très strictes pour arrêter l’immigration à Shanghai.

Les Japonais et le plan Fugu

A Harbin, les Japonais s’efforcent de favoriser l’implantation de juifs et de mettre en œuvre le plan Fugu, nommé d’après un poisson, très prisé mais qui peut tuer s’il n’est pas préparé correctement. Talents et capitaux contre promesse de liberté religieuse et autonomie politique ; l’idée est également de rechercher le soutien de la communauté juive américaine et plus largement des autorités des Etats-Unis.

Mais comme l’écrit la romancière, dès 1933, une partie de la population juive de Harbin fuit la ville à la suite des tortures et du meurtre de Simon Kaspé, le fils du propriétaire de l’hôtel Moderne. L’émotion fut considérable d’autant que les ravisseurs étaient protégés par les autorités japonaises.

Le plan Fugu fut approuvé par certains dirigeants mais le président du Congrès juif américain y opposa un veto absolu.

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Dans les années 50, très peu de juifs demeurent à Harbin, mais Lena n’est pas partie pour Israël,

« Elle n’avait jamais eu l’idée de s’en aller. D’abord parce que, au temps où les juifs étaient persécutés, c’était Harbin qui les avait accueillis et leur avait offert une épaule secourable. Mais aussi parce que elle avait aimé et haï à Harbin. Pour elle, le lieu où l’on aime devient votre pays natal et le lieu où l’on connaît la haine est celui où l’Eternel vous donne le baptême. » (p.169)

Chi Zijian et la Mandchourie

Chi Zijian est née en 1969 à Mohe dans l’extrême nord de la Chine, le long du fleuve Amour qui marque la frontière avec la Russie (et fut le théâtre d’un bref conflit entre l’URSS et la Chine, deux ex-alliés communistes devenus ennemis).

Après l’université normale à Pékin et le collège Lu Xun de littérature, elle commence à écrire en 1984. Elle a publié quarante romans et longues nouvelles.

Un roman magnifique, «  The Last Quarter of the Moon  », qui obtint le prix Mao Dun, est en cours de traduction et sera publié chez Philippe Picqiuer ; un texte superbe sur les nomades Evenki, éleveurs de rennes, qui vivent sur la rive droite de la rivière Argun.

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La vie du Grand Nord


« Toutes les nuits du monde » de Chi Zijian, trad. Stéphane Lévêque et Yvonne André, éd. Philippe Picquier, 2013

«  Bonsoir la rose  » n’est pas vraiment dans la ligne de ses nouvelles qui ne se consacrent guère à l’histoire. Cet intérêt de l’auteur est confirmé par son dernier livre «  White Snow and Black Raven  » qui traite d’une épidémie qui, en 1910, tua un habitant de Harbin sur cinq.

Les nouvelles nous parlent longuement de la nature, des plantes, des fleurs mais aussi de l’enfance et de la mort, des deuils ; la mort de son mari, à la suite d’un accident, a été pour elle un événement essentiel et on en trouve l’écho dans les deux nouvelles de «  Toutes les nuits du monde  ».

Ce recueil nous montre aussi l’importance pour elle du surnaturel, des éléments spirituels et magiques de la vie quotidienne et surtout de la vie du Grand Nord auquel la romancière est très attachée.

bertrand mialaret
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