Les médias, « des serfs au royaume de Facebook » ?

Les médias, « des serfs au royaume de Facebook » ?

Le réseau social veut mettre en valeur – et donc héberger – des articles de journaux sur son apppli mobile. La proposition, alléchante, inquiète tout de même des médias déjà « Google dépendants ».

Par Delphine Cuny
· Publié le · Mis à jour le
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Pour vous informer au saut du lit, vous êtes plutôt radio, fil Twitter, appli d’un journal ou Google Actu  ? Et si vous alliez plutôt consulter directement la presse sur Facebook  ? C’est le nouveau pari du premier réseau social mondial, dont le rêve est que vous passiez le plus clair de la journée dans l’univers Facebook, sans éprouver le besoin d’aller vous balader ailleurs. Sa solution miracle  : des articles directement publiés sur son appli mobile, sans renvois vers les sites des journaux dont ils proviennent.

Ça s’appelle «  Instant Articles  », qu’on pourrait traduire par «  articles instantanés  », une expérimentation lancée mercredi sur son appli pour iPhone uniquement, avec neuf grands éditeurs de médias américains, anglais et allemands, aussi variés que le très sérieux New York Times et le carrément plus décalé BuzzFeed, BBC News et Bild, National Geographic, le Guardian, NBC News, The Atlantic et le Spiegel Online. Pas encore de Français pour le moment, mais des discussions sont en cours. Laurent Solly, le patron de Facebook France, l’a confirmé sur France Info.

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«  Oui, des médias français vont bientôt adopter Instant Articles.  »

Belle photo plein écran et zoomable, vidéo démarrant automatiquement, carte interactive  : la démo est assez séduisante et le premier article de National Geographic, « A la recherche de la super abeille  », plutôt époustouflant. Un condensé très léché d’actu à consommer sur son smartphone, sorte de nouveau kiosque numérique, version mobile, gratuit et estampillé Facebook. Le site de Mark Zuckerberg promet aux médias et aux internautes que l’article «  nativement mobile  » apparaîtra « dix fois plus vite  » que celui à ouvrir sur un site mobile, qui prend selon son estimation huit secondes à s’afficher, à cause des bandeaux publicitaires, des encadrés partenaires, des cookies à foison, etc. Autant dire une éternité pour le «  mobinaute  » toujours pressé.

Accord «  win-win  », vraiment ?

Le site américain se défend de vouloir jouer un rôle éditorial et insiste sur le coup de main qu’il donne aux malheureux groupes de médias, pas fichus de pondre une interface fluide, ergonomique, adaptée à l’ère du mobile. En gros, laissez faire les pros. Ces articles « instantanés  » ne seront pas davantage mis en avant… sauf s’ils sont plus «  likés  » ou partagés, ce qui est en fait le but du programme  ! Et le format favorisera les contenus «  riches  », beaux à regarder, plutôt vidéo, qui se vendent mieux en espaces pub auprès des marques…

Dans ce nouveau portail d’actu à la marque Facebook, un média prendra-t-il le risque de publier une enquête ultracritique sur le réseau social aux 1,4 milliard de membres  ? Jusqu’ici, les journaux n’ont pas subi de censure à proprement parler sur le contenu des articles de leur page Facebook, mais le site américain n’hésite pas à en supprimer s’il juge l’illustration «  choquante  » (c’est la nudité qui l’affole en général), encore récemment pour une photo de Sebastiao Salgado sur Rue89.

Il n’y aura aucune ingérence du site américain sur le choix, le nombre ou la forme des articles instantanés, promet une porte-parole.

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«  L’éditeur garde le contrôle total. Facebook est une plateforme de découverte et de distribution. Notre rôle est de proposer les meilleurs outils, adaptés au mobile, pour garantir une bonne expérience utilisateur, dans une logique de partenariat. C’est un win-win.  »

Gagnant-gagnant, vraiment  ? Et si cela revenait pour la presse à devenir simple fournisseur de contenus pour Facebook  ? Dans les rédactions, les rumeurs sur cet accord en discussion depuis des mois ont créé un vrai malaise, l’angoisse d’une mainmise du groupe internet américain sur le contenu éditorial  : « Ce genre de transfert en bloc de contenus provoque un frisson glacial le long de la colonne vertébrale collective des éditeurs, papier ou numériques  », écrivait en octobre dernier le journaliste spécialiste des médias au New York Times, David Carr, disparu récemment. Il décrivait aussi, avec une image très parlante, la relation des médias avec le réseau social devenu un lieu incontournable de partage de contenus.

«  Pour les éditeurs, Facebook est un peu comme ce gros chien qui galope vers vous dans un parc  : vous ne savez pas s’il veut jouer ou vous dévorer. »

Le réseau social apporte près du quart du trafic des sites d’actualité selon le spécialiste de la mesure d’audience des médias numériques Parse.Ly, et ça grimpe, plus que Google depuis quelques mois (environ 20%), stable ou à la baisse.

Le diktat de « la couleur de la robe »

Pour vous faire consulter encore plus souvent son appli sur votre smartphone, Facebook a désespérément besoin de contenus. Au début, sur ordi, c’était plutôt des jeux – grâce à lui, Zynga (« FarmVille », « CityVille ») a été porté au firmament avant de s’effondrer, victime d’un changement d’algorithme –, maintenant, c’est la musique et la vidéo, pour concurrencer YouTube (filiale de Google), et les news.

Facebook avait déjà tenté le coup du journal mobile il y a plus d’un an avec son appli Paper, inspirée de Flipboard, une sorte de condensé d’articles médias personnalisable à feuilleter, qui n’a jamais été lancée en dehors des Etats-Unis, signe en général d’un flop.

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«  Paper existe toujours, elle nous a permis de tester à petite échelle certaines choses. On s’en est inspiré pour Instant Articles  », affirme la porte-parole française du réseau social. Et aux journalistes qui ne jurent souvent que par Twitter, elle rétorque  :

«  Facebook est un lieu majeur de découverte d’informations. Selon une étude de l’American Press Institute et de AP-NORC Center for Public Affairs Research, 88% des 18-34 ans aux Etats-Unis disent s’informer régulièrement et majoritairement par le biais de Facebook, 47% y trouvent la plupart de leurs infos sur la politique nationale et 62% disent que c’est leur principale source pour les questions de société.  »

Le risque étant aussi une uniformisation des contenus, soumis au diktat d’un potentiel viral supposé élevé sur les réseaux sociaux – disons, la couleur d’une robe par exemple –, du contenu fait quasi sur mesure pour Facebook, pour le partage, les « J’aime » et les commentaires, comme on écrit aujourd’hui des titres taillés pour un bon référencement sur le moteur de recherche, «  la domestication de l’écriture HTML par Google  », comme le dit le sociologue Dominique Cardon. Aux rédactions de choisir entre ce qu’elles jugent être de l’information ou simplement de la conversation…

Méfiance chez les anti-Google News

Et si les journaux étaient en train de donner les clés de leur modèle économique, donc de leur avenir à Facebook  ? De se jeter dans les bras de Zuckerberg sans réserve en croyant se sauver de leur dépendance de Google  ? Les discussions ont pris beaucoup de temps, les éditeurs cherchant à mettre en place divers garde-fous, retenant la leçon de la guerre contre Google News. Le puissant groupe de presse allemand Axel Springer (Bild, Die Welt), très critique sur la domination des géants du Web américains, a par exemple posé ses conditions.

«  Cette coopération [avec Facebook, ndlr] prévoit que la souveraineté et la responsabilité de Bild pour ses contenus journalistiques restent intactes. Tous les contenus restent la propriété de Bild. L’accord convient qu’un modèle payant pour du contenu journalistique sera proposé au cours de la période de test.  »

L’éditeur allemand ne cache pas que s’il n’est pas satisfait d’Instant Articles, il ne poursuivra pas l’aventure au-delà du test. Idem chez les autres pionniers des articles instantanés. Le directeur général d’Axel Springer, Mathias Döpfner, s’était fait le porte-voix des anti-Google en Europe il y a un an, dans une lettre ouverte à Eric Schmidt (le patron de Google) dans laquelle il reconnaissait sa dépendance et même sa peur du géant de Mountain View, qualifié d’«  araignée aux commandes de la Toile  » et de «  banque la plus puissante du monde, car elle monnaie les comportements ». Un compliment qu’il pourrait adresser aussi à Facebook, autre ogre des données personnelles. Mais au moins, le réseau social a accepté des termes semble-t-il plus équilibrés. Pour l’instant, sous réserve d’une énième modification des conditions d’utilisation.

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Mark Zuckerberg, le 30 avril 2014  San Francisco
Mark Zuckerberg, le 30 avril 2014 à San Francisco - JUSTIN SULLIVAN/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP

Matthieu Aubusson, spécialiste de la transformation numérique et de la pub en ligne au cabinet de conseil Pwc, décrypte le deal :

«  La promesse de Facebook est de dire : “ Je deviens votre régie publicitaire et je vous reverse une partie des revenus (70%).” C’est une forme de réponse intéressante à la grosse colère des médias européens contre Google News, qu’ils accusaient de les piller, d’aspirer tous les revenus de la pub en ligne et de garder tout le trafic, avant d’aboutir à la création du fonds Google pour la presse.  »

Facebook propose en effet aux médias d’utiliser sa propre régie. Mais aucun des neuf partenaires faisant partie du test n’a accepté  ! L’un d’eux se justifie :

«  C’est notre modèle économique de vendre de la pub, on ne va pas laisser Facebook le faire à notre place ! On est tous sur la même ligne.  »

La bataille de la pub sur mobile

Pas simple de travailler avec un concurrent ; les Américains appellent ça la «  coopétition  », mélange de coopération et compétition. Le consultant de Pwc analyse le dilemme auquel font face les éditeurs :

«  Les médias se placent dans une logique de “frenemy”, d’ami-ennemi. C’est l’éternel débat  : est-ce que je vais là où se trouvent le trafic, l’audience, la pub, au risque de perdre le contrôle, ou bien je ne rentre pas dans le jeu et je me contente d’offrir une expérience assez pauvre et décevante pour l’utilisateur  ?  »

Ami parce que Facebook donne des outils pour mieux atteindre son enviable et massive base d’utilisateurs (798 millions chaque jour sur mobile en mars, dont plus de 16 millions en France). Ennemi parce que Facebook est en train de devenir le poids lourd de la pub sur mobile, qui a représenté presque les trois quarts de ses 3,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires au premier trimestre 2015. Sa part de marché ne cesse de grossir – 17,4% de l’ensemble de la pub mobile dans le monde en 2014 selon le cabinet eMarketer – pendant que celle de Google recule, même si ce dernier reste numéro un (38,2%). Revers de la médaille, les médias risquent de devenir «  Facebook addicts  » après avoir été Google dépendants.

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«  Cela va accentuer la domination de Facebook dans la publicité sur mobile, où sa part de marché est déjà de 50% dans le “display” (les bannières). Or c’est là que se situe la bataille.  »

A l’image de la publicité en ligne captée principalement par Google, la pub sur mobile risque d’être aspirée majoritairement par Facebook. Aujourd’hui, le réseau social est le seul à parvenir à bien vendre de la pub sur mobile, grâce à son ciblage ultraprécis. Les groupes de presse peinent encore à «  monétiser  » cette audience croissante sur mobile auprès des annonceurs (plus de la moitié des visiteurs du site du New York Times par exemple). En langage de consultant  :

« L’économie du mobile est encore destructrice de valeur, c’est la deuxième lame de la révolution numérique.  »

Grosso modo, une pub en ligne est globalement vendue dix fois moins chère qu’une pub papier, et le ratio est de 1 à 20 voire de 1 à 40 sur mobile  ! Et le phénomène est encore plus accentué en France, où la pub sur mobile est encore à la traîne, par rapport à nos voisins anglais ou allemands.

Vers la fin de la home page ?

C’est donc alléchés par cette promesse d’un gain de lecteurs quasi immédiat que les médias s’engouffrent dans la brèche Instant Articles. Mais ces lecteurs, captifs de l’univers Facebook, n’auront pas d’incitation à aller sur leur site. Un outil à double tranchant donc, comme l’explique Matthieu Aubusson :

«  Le gros risque de ce dispositif est évidemment une perte de trafic pour les groupes de médias  : avant, l’internaute était renvoyé vers le site, pouvait rebondir sur un deuxième article, un autre contenu recommandé par l’éditeur. Là, l’internaute va passer encore plus de temps sur Facebook et ne plus en sortir.  »

Heureusement, les médias ont réussi à négocier et même à imposer comme condition sine qua non de leur participation la maîtrise des données, du moins de l’analyse des données de trafic, anonymisées, avec les outils qu’ils souhaitent, les leurs, ceux du cabinet comScore ou même ceux de Google Analytics. En revanche, sur mobile, on oublie les cookies, ces petits fichiers qui enregistrent et suivent votre navigation d’un site à l’autre, au plus grand plaisir des internautes.

Mais en étant hébergés directement sur l’appli mobile, les médias perdront la relation directe avec le lecteur et leurs chances de le «  convertir  » en abonné payant. On peut même se demander si les médias auront encore besoin de leur propre site et surtout de leur page d’accueil, sorte de vitrine inutile dans une rue peu fréquentée. La «  home page  » ne serait plus un «  must-have  » mais un complément pratique, «  un nice-to-have, comme l’édition papier  », concluait David Carr du New York Times. Il résumait la perspective avec son sens habituel de la formule  :

«  Les médias deviendraient essentiellement les serfs d’un royaume appartenant à Facebook.  »
Delphine Cuny
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