Des personnes font leurs courses dans un supermarché

Une nation abandonnée par ses classes moyennes est une statue qui n'a plus de socle.

afp.com/Philippe Huguen

Il est convenu, en France, que M. et Mme Tout-le-Monde ne sont personne, sauf à chaque élection présidentielle, quand ils deviennent quelqu'un et sont choyés par les candidats. Le Français moyen est ainsi un gibier mystérieux, chassé quelques mois par quinquennat. Pourtant, il est tout aussi acquis que M. et Mme Tout-le-Monde, c'est vraiment tout le monde, et au fil des enquêtes sociologiques, chaque foyer s'affiche parmi les classes moyennes, notamment celui qui ne veut pas avouer qu'il est riche et celui qui n'ose pas s'avouer qu'il est pauvre. S'il est difficile de définir les Français moyens, c'est en les écoutant que l'on peut les comprendre. A en croire l'étude réalisée en avril par Freethinking (1), ils vont mal; et avec eux, le pays.

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La peur du chômage, l'impatience de la retraite

Longuement, ils se sont confiés, presque confessés, et ont livré un diagnostic cinglant de la nation qu'ils composent. Cette France-là travaille pour vivre, ne saurait se nourrir de ses rentes, qui sont inexistantes, et avance dans la peur du chômage et l'impatience angoissée de la retraite: c'est pourquoi elle ne croit pas plus à la reprise dès 2015 qu'au retour, un jour, d'une prospérité sur le modèle des "Trente Glorieuses". Cette France-là verse aux systèmes sociaux plus qu'elle ne touche de leur part, ne sollicite aucun RSA et ne perçoit guère d'allocations familiales car elle a peu d'enfants, étant obligée de payer un loyer au prix du marché: c'est pourquoi elle considère qu'il y a désormais des assistés d'un côté et, de l'autre, des citoyens qui se battent pour subvenir à leurs besoins. Cette France-là a subi le choc fiscal du début du quinquennat, perd chaque année du pouvoir d'achat, s'inquiète de la dégradation du système éducatif et désespère des politiques sur tous ces sujets: c'est pourquoi elle s'abstient ou penche vers le FN.

Le 11 janvier, un défilé pour rien

Ce qui est plus inquiétant, c'est que la France des classes moyennes, en son désespoir, doute aussi de la République. Non qu'elle s'en détache, car elle garde une conscience affirmée de l'universel, mais elle considère que le communautarisme triomphe, aidé par les lâches compromissions du pouvoir. Ainsi, elle a profondément cru au sursaut du 11 janvier, attendant du traumatisme et de la mobilisation partagés un nouveau contrat républicain. Or, rien n'est venu féconder cet espoir, et cette déception sonne comme un coup de grâce contre "l'esprit Charlie". Alors que le Tout-Paris intellectuel se déchire pour savoir si les Français ont arpenté leurs rues, en ce froid dimanche de janvier, contre l'islam ou pour la démocratie, le propre constat des manifestants est bien plus éloquent: ils ont défilé pour rien.

Pessimisme de conjoncture

Quand elles expriment leurs désirs, les classes moyennes sont tout aussi franches: elles veulent du travail et de l'ordre. Glaçantes injonctions, qui de tout temps ont légitimé les régimes autoritaires. Heureusement, il y a de la nuance en cette dureté, car le travail, c'est l'autre nom d'un avenir pour les jeunes, tandis que l'ordre n'est pas la seule tranquillité bourgeoise, mais la hiérarchie républicaine. En effet, lassé d'une époque où tout se vaut, le Français moyen veut que l'autorité publique dessine une nouvelle échelle des valeurs. Or le politique, tout en langue de bois et en marketing électoral, ne prend aucun risque et refuse de fixer la norme, préférant des textes de lois illisibles et précautionneux.

Bien sûr, il y a de l'excès dans ce pessimisme qui n'est ni de posture, ni de nature, mais de conjoncture, et les classes moyennes sont aussi fatalistes quand elles s'épanchent qu'énergiques quand elles se battent. Ayant cru que le changement, c'était "maintenant", elles en veulent beaucoup à François Hollande pour cette duperie, mais désirent toujours le changement.

Elles ne veulent pas pour autant renverser la table ni dresser des barricades, menaçant d'avancer sans les élites plutôt que contre elles. Qu'elles quittent le pays, se réfugient dans l'abstention ou s'abandonnent à l'extrême droite, le châtiment sera le même pour la France: une nation abandonnée par ses classes moyennes est une statue qui n'a plus de socle.

(1) Etude quali-collaborative réalisée par Freethinking pour Publicis Groupe auprès de 190 Français, dont 85 % d'actifs. 42 % se sont abstenus au 1er tour des élections départementales.

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