
On voudrait les oublier, mais ils ne nous quittent pas. Le drame des damnés de la mer et leurs naufrages à répétition se maintiennent obstinément parmi les premiers sujets de l’actualité. Pire, ils se doublent à présent d’un drame parallèle, celui des Rohingya, minorité musulmane rejetée par la Birmanie, qui dérivent sur des rafiots d’un autre âge en mer d’Andaman. Ceux-là, au moins, ne visent pas l’Europe.
Il y a trois semaines, dans une précédente chronique, je me suis interrogée sur les raisons de notre apparente indifférence à ces boat people des temps modernes, en comparaison avec la spectaculaire mobilisation qui avait abouti en France, en 1979, à l’opération Un bateau pour le Vietnam. Les réactions à cette interrogation ont été si vives et si instructives qu’elles méritent un retour sur le sujet.
Disons-le tout de suite : à quelques sympathiques co-indignations près, beaucoup de ces réactions sont assez peu charitables – dans tous les sens du terme. C’est sans doute un signe, qui confirme à sa manière que 2015 n’est pas 1979. Plus intéressantes, évidemment, sont les explications avancées par les lecteurs. On peut les ranger dans plusieurs catégories, par ordre d’importance croissante.
« C’est l’économie, idiot ! » En gros, il y a trente-six ans, nous sortions des « trente glorieuses », mais nous ne le savions pas encore. La vie était belle – du moins la voit-on ainsi à présent –, Valéry Giscard d’Estaing jouait de l’accordéon. En 2015, nous sommes dans l’ère de la mondialisation et nous ne le savons que trop : elle a bouleversé nos modèles et nos certitudes économiques. Une comparaison des taux de chômage en France éclaire ce sentiment d’insécurité : 3,3 % de la population active en 1975, 4,8 % en 1979, un chiffre qui allait augmenter chaque année jusqu’à atteindre 8,7 % en 1987. Il est aujourd’hui de 10 %. Nous étions forcément plus accueillants.
La composition sociologique Exode surtout politique, le phénomène des boat people asiatiques apparaissait comme vraisemblablement limité dans le temps, alors que la pression démographique en Afrique, la complexité des conflits sur le continent, la guerre en Syrie, le djihad tous azimuts nous laissent imaginer une émigration de masse pendant plusieurs années. Autre argument avancé : Vietnamiens et Cambodgiens s’intégraient mieux dans les sociétés européennes que les réfugiés d’aujourd’hui, en grande partie musulmans. Ou encore : les boat people asiatiques étaient des réfugiés politiques, ceux d’aujourd’hui sont pour la plupart des « aventuriers économiques ». Ainsi, nous étions très solidaires de Solidarnosc avant la chute du rideau de fer, beaucoup moins lorsque, une fois libre, le plombier polonais a débarqué pour chercher du travail.
Une dynamique idéologique Pour le sociologue Michel Wieviorka, qui faisait partie du comité Un bateau pour le Vietnam, c’était là la principale raison de notre emballement pour ces réfugiés qui fuyaient le communisme. « 1978-1980, dit-il maintenant, c’est le moment où la France dit adieu au communisme. » Les nouveaux philosophes défraient la chronique, Alain Geismar, ex-leader de Mai 68, sort du maoïsme. Le sauvetage des boat people, poursuit Wieviorka, « ce fut l’idée géniale d’articuler une cause humanitaire et une cause politique ». Et la conférence de presse conjointe de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, qui ne s’étaient pas parlé depuis vingt ans, « c’était la défaite de Sartre et le triomphe d’Aron ».
Dans la même logique, certains lecteurs évoquent un sentiment de culpabilité des gens de gauche, en Europe, qui, s’étant fourvoyés dans l’admiration du marxisme, trouvaient dans la mobilisation pour les réfugiés d’Asie du Sud-Est une façon de se racheter.
Pour autant, on pourrait retourner l’argument politique : pourquoi, face à ce nouveau totalitarisme que constitue l’islam radical, les esprits libres ne se mobilisent-ils pas davantage pour sauver ses victimes ? Il n’y a sans doute ici aucun sentiment de culpabilité, voire l’idée que l’Europe en est, elle aussi, une cible.
Le rôle des intellectuels « Vous les connaissez, vous, les héritiers de Sartre et Aron ? », apostrophe un lecteur. « En 1979, on avait encore des figures respectées », relève un autre. C’est un vrai constat, qu’ils sont nombreux à faire : les intellectuels n’ont plus l’autorité ni le rôle qui étaient les leurs il y a trente-six ans.
Cette semaine, dans l’hebdomadaire Le 1, Jean-Christophe Rufin, ex-humanitaire et écrivain, sonne « la fin du bernard-henri-lévisme » et de cet interventionnisme extérieur par lequel les politiques suivent béatement les intellectuels. Ce courant, écrit-il, « a été un moment éphémère de notre histoire, un moment pendant lequel nous avons pathétiquement voulu nous abstraire des contraintes de la réalité au profit d’une vision idéale et morale ».
A vrai dire, aujourd’hui, il n’y a pas foule autour de Bernard-Henri Lévy. La figure de l’intellectuel est-elle dépassée ? « Non, nous répond BHL. Je la crois même plus actuelle, plus nécessaire, plus vitale que jamais. En revanche, les quelques-uns qui essaient encore d’y être fidèles ont à faire face, ici, en France, à un climat pestilentiel et qui, souvent, la met en échec. Souverainisme. Provincialisme. Débats franco-français désespérément nombrilistes – Todd versus Zemmour, quelle misère ! Recul, donc, du souci du monde. Offensive générale, aussi, contre cet universalisme qui est la condition de possibilité du fonctionnement de l’intellectuel et que l’on tente, à gauche comme à droite, de disqualifier sous le nom de “droit-de-l’hommisme”. Cynisme aussi. Epoque de ricanement généralisé et d’une philosophie du soupçon devenue folle. Voilà tout ce à quoi doivent s’affronter ceux qui n’ont pas oublié l’héritage d’Aron et de Sartre. » Où l’on comprend mieux pourquoi 2015 n’est pas 1979.
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