Les Balkans ou le retour du grand malade de l’Europe
En dépit de toutes ses difficultés, l’Union européenne reste le seul antidote aux pires formes de nationalisme dans les Balkans. Plus de vingt ans après l’explosion de la Yougoslavie, il ne peut y avoir de modèle russe.
Par Dominique Moïsi (géopolitologue, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.)
« Il faut européaniser les Balkans, pour éviter une balkanisation de l’Europe. » Forgée dans les années 1990, en pleines guerres balkaniques, cette formule est-elle encore d’actualité aujourd’hui ? La question des Balkans constitue-t-elle encore une menace pour l’Europe, comme cela était le cas à la veille de la Première Guerre mondiale ? Il y a presque vingt-cinq ans, la fin de la guerre froide et l’effondrement de la mainmise communiste sur la région se traduisirent par l’éclatement de la Yougoslavie et le retour de la guerre en Europe. En 2015, les Balkans sont toujours une réalité explosée et confuse.
Entre un pays membre depuis longtemps comme la Grèce, deux pays d’accession récente ou très récente comme la Slovénie et la Croatie, et d’autres qui regardent avec un mélange de frustration et de déception leur statut de candidats, tout se passe comme si l’ensemble balkanique souffrait d’une maladie génétique et se retrouvait incapable de dépasser ses démons internes.
Montée des nationalismes
Il y a une semaine de graves incidents ont fait 22 morts en Macédoine (8 officiers de police macédoniens et 14 « nationalistes albanais »). Certes il existe trop d’interrogations sur la nature de ces incidents pour en tirer des conclusions. Peut-il s’agir de provocations de la part d’un régime au pouvoir à Skopje qui a basculé dans l’hypernationalisme ? La guerre risque-t-elle de se rouvrir un jour dans les Balkans, comme une plaie mal cicatrisée ? Faut-il penser à l’inverse que « la guerre est finie », pour reprendre le titre d’un très beau film d’Alain Resnais sur l’Espagne de la fin du franquisme ? Après plus de centaines de milliers de victimes, le sang y aurait-il asséché le sang, comme ce fut le cas hier en Espagne ? Mais, même si les « combattants sont fatigués », la montée des nationalismes face à la conjonction de frustrations économiques et d’absence de progrès dans les négociations d’accession nous impose de considérer avec attention le retour de la question des Balkans.
A Belgrade, où je me trouvais la semaine dernière, les violences intervenues en Macédoine dominaient les conversations. Certains de mes interlocuteurs serbes dénonçaient l’aveuglement des Occidentaux. Comment l’Union européenne, l’Otan et l’OSCE peuvent-elles se contenter de décrire ces violences comme des « incidents isolés » ? Vues de certains à Belgrade, ces attaques traduisent la volonté délibérée de s’agrandir des nationalistes albanais (musulmans) aux dépens de leurs voisins chrétiens, à commencer par le plus vulnérable d’entre eux, la Macédoine.
Problèmes de gouvernance
De fait, de tels incidents ne peuvent que renforcer la fatigue qui existe au sein de l’Union face à toute perspective de nouvel élargissement. Mais cette fatigue ne s’applique-t-elle pas particulièrement aux Balkans ? Le contre-modèle grec constitue un handicap réel pour les pays de la région, candidats à l’accession. Qui voudrait d’autres Grèce dans l’Union européenne ? Il y a un problème de gouvernance dans trop de pays des Balkans qui se traduit par un taux anormalement élevé de corruption et de chômage.
N’existe-t-il pas au sein des pays balkaniques, qui se trouvent être à majorité orthodoxe, comme une compréhension excessive à l’égard des positions actuelles de Moscou ? Et peut-être aussi, sur un plan quantitatif, des minorités ou des majorités musulmanes trop importantes ?
Il est vrai que l’Europe n’a pas su « vendre » ou simplement communiquer à ses concitoyens les réussites éclatantes de l’élargissement, dans un pays comme la Pologne, par exemple. Elle n’a retenu que les difficultés et les échecs les plus spectaculaires des nouveaux entrants.
Il est inévitable que, dans un tel contexte de réticence, ressentie comme une humiliation, ce soit moins l’envie d’Europe que la nostalgie de la Yougoslavie que l’on perçoive à Belgrade. « A l’époque, nous étions respectés, nous étions un des grands pays non alignés », me dit un de mes interlocuteurs, diplomate de carrière, qui se fait mal à l’idée qu’il ne représente plus que la Serbie. Cette « yougo-nostalgie » existe d’ailleurs aussi en Bosnie et même en Croatie. A l’époque du communisme, la Yougoslavie représentait en Europe de l’Est la modernité, l’espoir d’une « troisième voie » novatrice. Hier, au temps du communisme, la Yougoslavie était loin devant la Pologne. Aujourd’hui, Belgrade est loin derrière Varsovie.
La Yougoslavie a implosé, victime de ses plaies non refermées et, plus encore sans doute, des jeux de Slobodan Milošević pour se maintenir au pouvoir à Belgrade à tout prix. Et la Pologne s’est épanouie dans l’Union européenne. En 2015, l’Europe paraît certes plus lointaine, plus fermée. Symboliquement, le poste de commissaire à l’Elargissement n’existe plus, sous cette appellation en tout cas. Pourquoi le maintenir, puisqu’il ne devrait plus y avoir de nouvel élargissement dans les cinq prochaines années ?
Quelle alternative à l’Europe ?
Mais y a-t-il une alternative sérieuse à l’Europe et à son modèle de modernisation ? La présence énergétique russe est certes très visible à Belgrade, avec les impressionnants bureaux de Gazprom. Et la stratégie de reconquête russe en Crimée peut faire rêver des ultranationalistes serbes. Mais, en dehors de l’expression d’une politique de puissance, dans ce qu’elle a de plus brutal, il n’y a pas de modèle russe. Il y a à l’inverse un modèle européen. C’est la perspective de l’entrée dans l’Union européenne qui a amené le gouvernement serbe à faire preuve de réalisme et de modération, et à composer avec le gouvernement kosovar de Pristina. Dans un contexte de crise économique et de montée du chômage, particulièrement sévère dans les Balkans, l’Europe est, en dépit de tout, le seul antidote efficace face aux formes les plus virulentes du nationalisme. Pour « eux » comme pour « nous », l’Union reste la meilleure alternative, en fait la seule.
Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’Ifri.
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