Bangladesh, Satkhira District, 14 April 2015
A view of shrimp farm. Export of Shrimp brings huge amount of foreign currency to Bangladesh. But increased salinity due to shrimp farming deprives the locals from their very basic requisite of fresh water for drinking.
Bangladesh, District de Satkhira, 14 avril 2015
Un élevage de crevettes. L'export de crevettes a apporter de grosses recettes au Bangladesh. Mais cette activité a aussi augmenté la teneur en sel de l'eau et privé les habitants de l'accès à l'eau potable.

Munem Wasif / Agence VU

Une ferme à crevettes, dans le district de Sathkira. Une activité récente qui augmente la salinité de l'eau et bouleverse l'écosystème.

Munem Wasif / Agence VU pour L'Express

L'eau est montée pendant la nuit. Quand elle a submergé le fragile rempart de terre, Dinobondhu Sardar n'a pas eu le temps d'emporter ses affaires. Les flots ont balayé sa maison, et le vieillard n'a dû son salut qu'à une fuite éperdue. Un mois plus tard, rien n'a changé. "Mes plants de riz ont disparu, je n'ai plus rien", murmure le vieil homme. Avec quelques planches, il a construit une cabane, qu'il a arrimée au sol avec une corde, ancre dérisoire contre la fatalité. Depuis le terrible cyclone de 2007, qui a causé la mort de 3400 personnes, c'est la quatrième fois que l'eau le chasse de chez lui. "Avant, il n'y avait que des champs, à perte de vue. Aujourd'hui, la rivière a tout envahi, et elle ne cesse de s'élargir. Si ça continue, dans dix ans, il n'y aura plus de terre..."

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Et peut-être même avant. A Durgabati, petit village de 200 âmes, dans le Sud-Ouest du Bangladesh, la nature est devenue folle. Les moussons sont de plus en plus violentes, les cyclones, de plus en plus fréquents. Et les rivières, quand elles sortent de leur lit, dévastent tout sur leur passage. Le coupable a un nom: le réchauffement climatique, dont les effets, dans le delta du Gange, sont particulièrement dévastateurs. Car deux phénomènes s'y conjuguent. D'abord, l'élévation du niveau de la mer. Les scientifiques l'évaluent à 3 millimètres par an. Si, comme certains le prédisent, elle s'accélère, elle pourrait atteindre 1 mètre de hauteur d'ici à 2050. Le Bangladesh, qui ne s'élève, pour sa plus grande partie, que de quelques mètres au-dessus des océans, perdrait alors le tiers de son territoire. Un scénario catastrophe pour les 156 millions de Bangladais qui, déjà, se serrent sur une étendue équivalente à un quart de la France...


Ici, on espère seulement repousser l'inéluctable

Ensuite, la fonte des glaciers de l'Himalaya. Personne ne sait à quel rythme elle se produit, mais une chose est sûre: elle provoquera, ces prochaines années, des crues toujours plus fortes. Explications de Stéphane Calmant, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement: "Lorsqu'elle s'enfonce dans les terres, la mer rencontre les grands fleuves himalayens, le Gange et le Brahmapoutre, qui, eux, descendent vers le delta. C'est ce choc qui provoque des inondations." Et lorsqu'elle se retire enfin, l'eau laisse derrière elle des terres dévastées, couvertes d'une épaisse croûte de sel.

C'est au coeur de la mangrove, dans la région des Sundarbans, que cette montée des eaux provoque les plus gros bouleversements. Sur l'île de Gabura, à quelques kilomètres de la frontière indienne, la terre craquelée, à perte de vue, est parsemée d'arbres chétifs. Des vaches faméliques arrachent les rares touffes d'herbe. Au loin, barrant l'horizon, les hommes ont érigé des murs de terre pour se protéger des assauts de la mer. Ici, personne ne parle d'avenir, mais l'on espère juste repousser l'inéluctable. Sur une digue sablonneuse, quelques familles se sont échouées. Elles vivent dans des huttes de bambou bâties à la hâte, en enfilade. Assis sur des feuilles de cocotier, à même le sol, Moslem Grazi, le patriarche, évoque sa vie, celle des milliers de Bangladais qui, dans le delta, vivent dans l'angoisse des tempêtes. En 2007, le cyclone a rasé son village. Il ne s'en est jamais remis, cherche ses mots, n'y parvient pas. Pourtant, il aimerait décrire la terreur qui s'est emparée de lui lorsque les rafales l'ont emporté. Toute la nuit, il s'est accroché à une branche. D'autres n'ont pas eu sa chance. De terribles histoires se racontent dans les villages, comme celle de ces femmes, qui, pour résister aux flots, avaient noué leurs cheveux autour du pilier central de leur maison. Le lendemain, les secours n'avaient trouvé, à la place du village, que quelques poteaux de bois sur lesquels étaient nouées des chevelures ensanglantées... "La mousson ne va pas tarder, soupire Moslem. Que ferons-nous si l'eau monte jusqu'à nous? Le gouvernement a construit un abri en dur, mais il faut marcher plus d'une heure pour l'atteindre. Nous devrons grimper aux arbres..." D'un geste las, sa belle-fille attrape deux jarres argentées, qui gisent sur le sol, vides. C'est l'heure de la corvée, la marche éreintante jusqu'au point d'eau. La plupart des stations de pompage sont hors d'usage: les filtres, bouchés, n'ont jamais été remplacés. Parfois, aussi, une inondation a submergé le réservoir, et l'eau est devenue salée. Pour faire boire leurs enfants, certaines femmes, qui habitent dans des contrées lointaines, partent avant l'aube. Lorsqu'elles arrivent sur place, elles doivent souvent attendre leur tour durant cinq ou six heures.

Menacés par les exploitants piscicoles et les pirates

Chez Moslem, l'eau manque, la nourriture aussi. Quelques légumes, parfois du poisson... Les repas sont pauvres. Près de la hutte, deux chèvres sont attachées à un piquet. "Nous les vendrons lorsque nous n'aurons plus rien à manger", soupire-t-il. La famille survit, car ses deux fils travaillent dans un champ de riz. Mais pour combien de temps? L'une après l'autre, les rizières meurent. La faute aux inondations, mais aussi aux hommes, qui ont bouleversé l'écosystème. "Depuis quelques années, des gens très riches viennent racheter nos terrains pour les transformer en fermes à crevettes, témoigne Abdul Majid, un fermier. Plusieurs fois, déjà, ils ont proposé de me verser 5200 takas par an [l'équivalent de 60 euros], si je leur louais ma parcelle. Mais je n'ai aucun intérêt à accepter! Mes deux récoltes me rapportent plus de 44 000 takas [soit près de 500 euros]. Pour l'instant, je résiste, mais j'ai peur des représailles. Souvent, pour nous forcer à partir, ils inondent nos rizières d'eau salée." Quel recours aurait-il? Aucun. Les exploitants piscicoles sont tout-puissants dans la région. L'exportation de crevettes constitue la deuxième source de devises du pays. Jamais le gouvernement n'irait les contrarier...

A quelques kilomètres de là, justement, des hommes, plongés dans l'eau jusqu'au torse, tendent un immense filet dans un bassin. Des centaines de nageoires grises crèvent la surface. "Là, nous élevons des tilapias et là-bas, des crevettes, explique le directeur de la ferme, Shahindranath Mondal. Chacun de ces bassins nous rapporte 970 000 takas [environ 11 200 euros] de chiffre d'affaires annuel, soit vingt fois plus que la culture du riz. Et nous n'avons pas besoin d'employer autant de monde: cinq ou six personnes suffisent." C'est bien le problème. Des milliers de Bangladais, employés dans des rizières, se retrouvent au chômage. S'ils veulent rester dans la région, ils n'ont d'autre choix que d'aller travailler dans la forêt. Une aventure périlleuse: "Il faut naviguer durant quatre à cinq jours pour atteindre le coeur de la mangrove, raconte Mahbubul Islam, 35 ans. On ramasse du miel, on attrape des crabes... Mais parfois, on se fait capturer par des pirates, de plus en plus nombreux. Ils ne nous libèrent qu'en échange d'une rançon, qui dépasse souvent 88 000 takas [environ 1000 euros]. Deux fois, déjà, j'ai failli me faire kidnapper."

Faute de gibier, les tigres s'en prennent aux hommes

Dans ce lacis de canaux et de feuillages impénétrables, un autre danger guette les pêcheurs, encore plus terrible: les tigres. "Nous ne les voyons pas approcher, car nous posons nos filets durant la nuit, explique Rabindra Mondol, 25 ans. Ils bondissent au moment où nous nous y attendons le moins... Alors, chaque fois que nous partons, nous demandons à Bonbibi, la déesse de la forêt, de nous protéger." Dans la région, une trentaine de pêcheurs ont été dévorés par les tigres. A cause des cyclones et des inondations, il n'y a plus d'eau potable dans la mangrove, donc plus de gibier. Affamés, les tigres attaquent les hommes. "Lorsque des habitants du village sont venus chez moi, en pleine nuit, avec des torches, j'ai compris qu'il était arrivé malheur à mon mari, raconte Bilkis Akter Moyna. Un tigre lui a brisé la nuque, alors qu'il s'était mis à l'abri des arbres, sur la berge, pour se protéger du soleil." Tobazzel Hossain, un pêcheur qui a assisté au drame, a aperçu les yeux rouges du tigre, juste avant que le fauve ne s'élance: "C'était terrifiant, on n'a rien pu faire, la peur nous paralysait." Depuis, Bilkis, aujourd'hui âgée de 34 ans, est retournée vivre chez sa mère. Elle ne retrouvera jamais d'homme, car elle est devenue paria. "Si le tigre a tué son mari, c'est qu'elle avait commis une mauvaise action", dit-on dans le village.

Qui irait s'amouracher d'une femme qui a le mauvais oeil ?

Les ONG et le gouvernement tentent de sauver la mangrove

Plutôt que de risquer leur vie au fond des bois, certains partent travailler dans des briqueteries. Sur la route du nord, on les repère au loin, avec leur cheminée nimbée de fumée noire. Dans une noria, des ouvriers portent, sur leur coiffe épaisse, des piles de briques de couleur ocre, qu'ils vont jeter dans une décharge, derrière la fabrique. Quelques jours plus tôt, une inondation a submergé le site et détruit des milliers de briques, qui devaient être livrées au client. Tout est à refaire. Un court instant, Nivanjan Koyal échappe à la vigilance du contremaître pour reprendre haleine. La chaleur des fours est écrasante, le travail éreintant. Son visage est raviné de cernes. "C'est mal payé, mais je n'ai pas le choix, dit-il. J'ai dû revendre mon champ à un éleveur de crevettes. Au bout de quelques mois, je n'avais plus d'argent." Toutes les semaines, il rentre au village retrouver les siens. Ce n'est pas le cas de Kamvul, rencontré dans un bourg voisin, et qui, la mort dans l'âme, s'apprête à quitter ce pays qui l'a vu naître. Ruiné par la mousson, qui a décimé son bétail, il part s'installer à Jessore, à deux heures de route, avec femme et enfants. Depuis plusieurs générations, la mangrove a nourri sa famille, mais elle n'a, dit-il, "plus d'avenir". Comme lui, chaque jour, et telle une lente saignée, des centaines d'habitants grimpent dans l'un des bus qui partent pour les grandes agglomérations du Nord. Ils seraient, déjà, plus de 500 000 à avoir rejoint Dhaka et ses bidonvilles. Pour survivre dans la capitale, ils montent une échoppe, louent un rickshaw... D'autres, de confession hindoue, tentent leur chance en Inde, à Calcutta. Comment éviter l'exode et sauver la mangrove? Un peu partout, sur le littoral, le gouvernement et les ONG construisent des digues et plantent des arbres afin de protéger les villages. Plus de 2500 refuges anti-cyclones ont été construits, et l'on expérimente de nouveaux concepts, comme les fermes flottantes, qui consistent à faire pousser des légumes sur l'eau. A Dhaka, des chercheurs bangladais ont également mis au point de nouvelles variétés de riz, résistantes au sel.

Mais les résultats sont mitigés: "Les rendements sont meilleurs qu'avant, mais la terre s'épuise plus vite, estime Monirul Islam, un vieil agriculteur, propriétaire de trois parcelles, près de Shyamnagar. Du coup, on doit utiliser des fertilisants qui, lorsque le soleil chauffe, produisent du sel." Depuis 2010, la Banque mondiale a investi plus de 600 millions de dollars dans des projets locaux. Parmi les plus gros contributeurs, les Etats-Unis. Juste retour des choses, de la part de l'un des plus gros pollueurs de la planète: un Américain produit autant de gaz à effet de serre que 97 Bangladais. Un chiffre que les représentants du Bangladesh ne manqueront certainement pas de rappeler aux grands pays industrialisés, lors de la grande conférence sur le climat, prévue à Paris, en décembre prochain.

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