"Non, l'intelligence artificielle ne menace pas l'humanité !"

Stephen Hawking s'est alarmé des développements de l'intelligence artificielle. Mais Gérard Berry*, professeur au Collège de France, ne voit guère pourquoi.

Propos recueillis par

Le 11 mai 1997, Gary Kasparov après sa défaite contre Deep Blue. L'ordinateur, lui, ne s'est pas même réjoui.
Le 11 mai 1997, Gary Kasparov après sa défaite contre Deep Blue. L'ordinateur, lui, ne s'est pas même réjoui. © AFP

Temps de lecture : 5 min

© Collège de France
Les progrès de l'intelligence artificielle inquiètent de grands scientifiques, à commencer par le physicien Stephen Hawking qui estime que cela pourrait "mettre fin à l'humanité". Membre de l'Académie des sciences, de l'Académie des technologies et titulaire de la chaire algorithmes, machines et langages au Collège de France, Gérard Berry refuse de jouer les Cassandre. Éclairant.

La newsletter sciences et tech

Tous les samedis à 16h

Recevez toute l’actualité de la sciences et des techs et plongez dans les Grands entretiens, découvertes majeures, innovations et coulisses...

Votre adresse email n'est pas valide

Veuillez renseigner votre adresse email

Merci !
Votre inscription a bien été prise en compte avec l'adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Le Point.fr : Certains scientifiques en sont persuadés, la révolution numérique risque, avec l'avènement de la robotique, de se retourner contre l'homme. Vous ne vous rangez pas dans le camp des Cassandre. Pour quelles raisons ?

Gérard Berry : Un jour, nous dit-on, les machines parleront et seront autonomes, le numérique donnera naissance à une nouvelle forme de vie. La date pour l'autonomie des machines et leur capacité de parole créative, personne ne la donne, et je ne la connais pas, loin de là. Surtout, de quelle vie parlons-nous ? Celle des virus, des microbes, des fourmis, des plantes, des chiens, des hommes ? Ce n'est pas tout à fait la même chose. Comment caractériser la vie ? Trois clefs sont la capacité de réplication de l'ADN, de reproduction des cellules et d'activité autonome à partir des ressources de son environnement. Vu ce qu'est une usine de circuits - l'industrie la plus lourde du monde qui utilise des substances chimiques rares, à l'opposé donc de la dynamique cellulaire -, j'imagine mal les circuits se reproduire tous seuls... C'est amusant de voir que les points de vue les plus communs sur le futur restent ancrés dans le passé ! En fait, il est plus facile de réaliser l'inverse : utiliser les molécules du vivant pour faire des calculs, avec des brins d'ADN. Ceci est vraiment innovant même si cela reste de la recherche fondamentale. Paradoxalement, un des apports de l'informatique sera de nous aider à comprendre ce qu'est réellement la vie, mais c'est une autre histoire...

Alors que penser quand Stephen Hawking déclare que l'intelligence artificielle menace l'espèce humaine ?

À un serpent de mer ? Toutes les inventions puissantes menacent l'humanité, et les physiciens ont décroché le pompon avec la bombe atomique - un peu de modestie de leur part sur le sujet ne ferait pas de mal.

Cela fait 45 ans que j'entends que l'intelligence artificielle va exister. En dépit des progrès considérables de secteurs comme l'apprentissage automatique, l'intelligence humaine reste bien au-delà de tout ça. Je ne pense pas voir de la vraie intelligence artificielle de mon vivant, à moins de se contenter de définitions très basses de la notion même d'intelligence. Le cerveau est une machine beaucoup plus sophistiquée que tout réseau d'ordinateurs actuel. Ce n'est pas parce qu'on accomplit des progrès dans des domaines précis que l'on va rapidement lui arriver à la cheville, si je puis dire.

Je ne sais pas d'où Hawking et d'autres tirent leurs arguments, qu'ils ne développent d'ailleurs pas vraiment. Le domaine est extrêmement difficile et la naïveté des observateurs fréquente : ils confondent vite leurs envies ou leurs craintes avec la réalité. Il faut lire a contrario Michael Jordan, un des grands de l'apprentissage automatique, qui avertit qu'amasser des grandes données sans intelligence humaine derrière risque de se révéler très décevant. Bien employée, la recherche de corrélation est très utile. Mal employée, elle conduit seulement à trouver ce qu'on a envie de trouver, comme l'ésotérisme pseudo-scientifique est sûr de trouver le nombre d'or ou pi dans les cathédrales en corrélant suffisamment de mesures.

Donc, vous ne croyez pas en l'intelligence artificielle ?

Depuis sa naissance dans les années 1960, sa recherche a permis à l'informatique d'accomplir beaucoup de progrès en inventant des approches nouvelles et fondamentales qui nous servent partout : le traitement d'images, la vérification de programmes, etc. Là où elle a le moins progressé, simplement parce que le sujet n'est ni simple ni même bien défini, c'est sur "l'intelligence". Il faudra plus que quelques gadgets isolés pour me convaincre. Mais la recherche mérite d'être poursuivie et soutenue, ainsi d'ailleurs que les neurosciences qui cherchent à comprendre l'intelligence humaine, plus modestement et avec moins de mousse...

Vous avez tout de même été troublé quand, pour la première fois, un ordinateur a battu un homme aux échecs ?

Oui, mais cela prouvait seulement que si les échecs sont un jeu très difficile pour les hommes, ils ne sont pas si difficiles intrinsèquement, puisque l'on peut gagner avec une machine de calcul plutôt brutale et pas si sophistiquée ! L'homme a des difficultés de mémorisation des ouvertures et parties, mais pas la machine. Ce qui m'intéresse maintenant, c'est de voir si les hommes auront de nouvelles idées en jouant avec des machines au lieu de jouer contre elles. Par contre, on peut être sûr, vu la façon dont sont faits les programmes, que ce ne sont pas eux qui auront des "idées" qui les rendront heureux !

À vous suivre, dans la compétition homme/machine tout semble déjà joué... en faveur de l'homme ?

Pour l'instant, la machine gagne où on sait la faire gagner (aux échecs) et pas là où on ne sait pas la faire gagner malgré tous les efforts (au Go, au tennis, etc.). Le fait de gagner quelque part ne signifie pas que l'on peut forcément faire de grandes choses ailleurs !

Au fil de son évolution, l'outil a façonné le cerveau de l'homme, quel est votre avis sur l'ordinateur : va-t-il rendre notre cerveau plus paresseux ou au contraire l'optimiser ?

Les deux. Tout dépend pour qui ! Les scientifiques et les créatifs ne seront jamais paresseux, c'est contre leur nature même, et l'informatique leur fournira de nouveaux outils fabuleux. Modifier la pensée et l'action certainement. Comme la photographie a libéré la peinture du besoin de coller à la réalité, l'informatique libère notre cerveau du besoin de retenir les détails de l'information pour mieux travailler sur son essence, ce qui demande aussi de nouvelles capacités.

La mémoire de l'humanité ne risque-t-elle pas un jour d'être davantage contenue dans le silicium que dans les neurones ?

Ce qui est dans le silicium, ce sont les traces de cette mémoire, les écritures et les images. La vraie mémoire est celle qui permet de les lire, de les comprendre, de les apprécier et de les relier, et celle-là reste dans notre cerveau. Internet a permis de rendre cette mémoire disponible en entier, tout le temps et partout. Même si c'est un saut qualitatif et quantitatif gigantesque, il ne rend pas intelligent à lui seul.

Si la révolution numérique a accéléré la production et le partage de savoirs, elle a aussi rendu l'humanité dépendante des machines et donc plus fragile...

Oui et non. La dépendance à l'électricité est claire, depuis longtemps, et elle a plutôt rendu l'humanité plus solide. Il suffit de voir la différence d'espérance de vie là où il y a de l'électricité et là où il n'y en a pas. Il est vrai que nous construisons pas mal de dépendances à l'informatique en ce moment, peut-être trop, nous le saurons aux premiers vrais ennuis et des corrections apparaîtront. Il faut, hélas !, taper dans le mur pour comprendre qu'il existe.

(*) Gérard Berry participe mardi 19 mai au colloque "À la recherche du temps", organisé par l'Académie des sciences, 23, quai de Conti, Paris 6e (01 44 41 43 94)
Ce service est réservé aux abonnés. S’identifier
Vous ne pouvez plus réagir aux articles suite à la soumission de contributions ne répondant pas à la charte de modération du Point.

0 / 2000

Voir les conditions d'utilisation
Lire la charte de modération

Commentaires (7)

  • Albretcht

    Et si notre cerveau était plus récepteur qu'émetteur de conscience comme le pensent certains savants émerveillés par "l'extraordinaire efficacité des mathématiques, inventées par le cerveau humain, à décrire certains aspects du monde réel. D'où vient à notre esprit l'aptitude à concevoir des concepts aussi performants ? Le cerveau humain est lui-même le fruit de l'évolution cosmique régie parles lois de la physique, ce qui laisserait supposer que cette origine lui assure d'une façon mystérieuse une connaissance innée. " (Hubert Reeves)

    Il serait donc vain de chercher dans les rouages de notre cerveau le secret de notre intelligence et de notre conscience et donc de chercher à reproduire artificiellement ces deux facultés vraisemblablement deux aspects d'un seul et même potentiel. La véritable intelligence artificielle serait-elle une utopie ?

    Notre conscience, c'est celle de tout notre être, mais aussi celle de notre environnement, la première disparaissant avec notre corps et, la conscience de quelque chose ne pouvant naître sans son objet, la deuxième peut-elle mourir tant que son objet existe, tant que perdure le monde que nous avons connu de près ou de très loin, jusqu'aux étoiles que nous apercevons dans la nuit ou dans l'œil de nos télescopes les plus puissants.

    Si nous recevons notre conscience du monde extérieur, du monde cosmique, celle-ci devrait-elle disparaître avec nous ! ? Ce serait aberrant, mais peut-être l'Univers ou le multivers n'est-il pas àune aberration prés.

  • Papaillou

    Berry a raison et voici quelques arguments supplémentaires et capitaux.

    1- pour supplanter l'humanité, il faut parler d'éthique. La machine en est dépourvue. Pas d'âme, pas de plaisir, pas de frisson, pas d'amour.

    2- La machine n'a pas de quotien relationnel. Elle est intelligente au sens ou elle peut retenir (mémoire) et déduire (regle modus ponens), or selon Hegel, "Rien de grand en ce monde ne s'est fait sans passion"

    3- La machine sait résoudre des problèmes dont on a programmé l'ensemble des possibles. Le jeu d'échec est un simple algorithme alpha beta que la machine execute seulement plus vite que l'homme en profondeur.

    4- Je suis pour ma part plus impressionné par l'intelligence des grands singes capable de jouer au jeu du simon et reproduire des sequences de 30 couleurs en un clins d'oeil, là ou l'homme cale à 10. Et que dire de cette femelle gorille qui vous dit "je t'aime" en langage des signes ? Ça c'est de l'intelligence pure mais qui ne nous menace pas pour autant.

  • Jean François Chaussier

    L’une des branches de l’intelligence artificielle la plus opérationnelle peut être en pratique très utile lorsque la connaissance sur un domaine d’expertise donné est parfaitement maîtrisée, disons bornée par les experts du domaine. Cette connaissance est structurée et exploitée à partir de la théorie des prédicats et de mécanismes d’inférences : on déduit ou avère des faits qui alimentent un démonstrateur prouvant de façon récurrente l’existence ou la non-existence d’une ou plusieurs solutions à un problème donné. La difficulté est de trouver les bons experts ayant la meilleure profondeur d’expertise, et nous sommes très éloignés de la science-fiction.