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Michel Serres : "Google vole la propriété à grande échelle"

PARTIE 3 : LE NUMERIQUE - Dataire, Google, tour Eiffel. Rencontre avec Michel Serres, l’auteur de Petite Poucette, vendu à 200.000 exemplaires, sort cette semaine Le Gaucher boiteux. Entretien en trois parties.

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Le philosophe, chez lui, vendredi. Samedi, il a été fait grand-croix de l'ordre national du Mérite.
Le philosophe, chez lui, vendredi. Samedi, il a été fait grand-croix de l'ordre national du Mérite. © Corentin Fohlen/Divergence pour le JDD

Dataire

Il y a des gens qui pensent que c’est très bien, la loi du marché. Ils pensent que pour garder les données, M.Google ou M. Yahoo feront ça très bien. Il y en a d’autres qui pensent, au contraire, que ça serait quand même mieux que ce soit l’État qui conserve les données. La discussion partage à nouveau ceux qui sont pour le capital privé et ceux qui sont pour l’étatisme. Mais au final, c’est toujours être lié à deux Big Brother : le Big Brother du privé ou le Big Brother de l’État. Je propose que pour les données, il y ait une dispersion de gens qui en aient la garde en toute confiance. Pour l’instant, il n’y a pas de nom pour cette profession qui n’existe pas encore. Je propose le nom de dataire. Cette question a déjà été résolue il y a longtemps pour le droit, puisque les titres de propriété ou les testaments ont été confiés à des notaires. J’ai imaginé le mot dataire sur ce modèle. C’est aussi cela, faire face à la nouveauté : il faut inventer des personnages adaptés au monde moderne.

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Lire aussi : Michel Serres : "On est aussi en train de détruire le monde"

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Californie

Pour construire un ordinateur, on fait deux choses : d’abord, on construit un outil avec de la matière, du silicium ; et ensuite, on fait un programme. Cela a donné le hard et le soft en anglais. J’ai habité cinquante ans en Californie et j’ai vu les trois étages de la fusée : d’abord, la puissance universelle des compagnies qui faisaient du hard et des machines, comme IBM. Ensuite, cette puissance a décliné au profit de ceux qui faisaient des programmes, du soft : Microsoft, qui veut dire "petit doux". Et maintenant, troisième étage, ce sont les applications sociétales, Google, qui prennent le relais. D’abord, le dur, puis le doux, puis aujourd’hui, on est en plein dans ce que j’appelle la "société du doux". Je parle français, je n’allais pas dire l’âge du soft! Je dis donc l’âge doux.

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Solitude

Les métiers distribués par les nouvelles technologies, on peut toujours les faire à distance, chez soi. Du coup, les anciennes appartenances, que ce soient celles des métiers, des religions, des mouvements politiques, sont en train de se défaire et de se défaire complètement. Ces appartenances disparaissent et avec elle d’anciennes solidarités. Il faut en créer de nouvelles. Et au milieu, il y a un passage assez difficile, qui est un passage où les individus sont davantage isolés. On commence à prendre conscience qu’il faut inventer cette nouvelle appartenance. Mon prochain livre, en septembre, je l’écris avec le patron des Petits Frères des pauvres, qui a lancé un grand mouvement, Monalisa, Mobilisation nationale contre l’isolement des âgés. On fait un dialogue tous les deux sur cette question, qui touche à la fois le monde moderne que je décris et les solutions que lui propose. Il se trouve que le patron des Petits Frères des pauvres, c’est mon fils.

Tour Eiffel

Toutes les anciennes institutions fonctionnent sur le modèle de la tour Eiffel : peu d’émetteurs au sommet et beaucoup de récepteurs à la base. Aujourd’hui, le réseau, c’est autant d’émetteurs que de récepteurs… Voilà pourquoi on n’arrive pas à trouver des institutions adaptées à notre nouveau monde. C’est un problème complètement nouveau. Comment faire pour inventer une nouvelle démocratie? Qui aura l’instance de décision? Comment faire pour qu’il y ait une décision collective? Aujourd’hui, à peu près tous les métiers, toutes les occupations sont distribués de cette façon-là, comme la tour Eiffel, avec un sommet pointu et une base élargie. Toutes nos institutions sont encore celles de l’ancien monde.

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Lire aussi : Michel Serres : "La plupart des politiques ne savent rien du monde moderne"

Google

Une marque, c’est le fait de marquer quelque chose, pour dire que c’est à soi. Quand j’étais petit, j’étais pensionnaire. Et comme j’étais pensionnaire, ma mère marquait mes chemises et mes caleçons, "MS", pour Michel Serres , avec un petit fil rouge. À la laverie, on reconnaissait ainsi que c’était à moi. Par conséquent, une marque, c’est une appartenance personnelle. Quand vous achetez une voiture, que porte-t-elle devant et derrière? La mienne devrait s’appeler "Michel Serres" puisqu’elle est à moi. Et pourtant, elle ne porte pas votre nom, mais Peugeot ou Citroën. La marque vous a volé une propriété, elle vous vend un objet mais elle garde la propriété, puisqu’elle est la marque. Ce vol est vieux et ne date pas d’aujourd’hui. Mais Google le pratique à grande échelle.

Réseau

L’arrivée des nouvelles technologies a changé le schéma. Un schéma en réseau, ce n’est plus un schéma en pyramide. C’est autant de récepteurs que d’émetteurs. Tout le monde émet, et tout le monde reçoit. Cela change tout. J’étais récemment à un congrès d’oncologie. Un professeur spécialisé dans le cancer du sein disait qu’il avait plus appris sur les tweets de ses patientes qu’à la fac. Toute l’information concernant la douleur, les progrès de la thérapeutique était infiniment plus complète sur le Twitter de ses patientes… Il n’apprenait à la fac que les formats généraux sur les cancers du sein. Là, il avait des informations décisives sur les cancers du sein de Jeanne, Pierrette… et de toutes les autres. L’information individuelle a changé tous les métiers. Le mien depuis longtemps : il y a trente ans, quand j’entrais dans un amphi, il était certain que les 300 étudiants en face de moi ne savaient rien de ce que j’allais dire. Mais maintenant, ils ont tapé le sujet de mon cours sur Internet. Mon métier doit changer.

Source: JDD papier

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