Les conflits de travail aux Prud'hommes sont le reflet de notre histoire sociale déclinée au quotidien. L'audience est publique. Dans une chambre où siègent quatre conseillers (deux représentants patronaux, deux représentants des salariés), une journaliste de L'Express a poussé la porte et assisté aux débats.

Publicité

Paris, conseil des prud'hommes, section encadrement, le 6 mai 2015. 16h05.

Le président est entouré d'une conseillère et de deux conseillers. Il appelle deux avocates à la barre. Le président: "Je vois la date d'entrée au 10 mars 2011, la date de sortie le 28 février 2014, un contrat par CDI écrit et un licenciement pour insuffisance professionnelle. C'est bien cela?"

L'avocate de Paul: "C'est cela monsieur le président. J'ajouterai que mon client était opérateur de marché, avec un salaire moyen de 4 583,33 euros. Licencié pour insuffisance professionnelle, je demande que le conseil dise le licenciement sans cause réelle et sérieuse. J'ai fait une demande globale de dommages et intérêts de 70 000 euros. Cette somme est très importante, je m'en expliquerai. Je demande aussi 2 000 euros d'article 700."

Le président (à l'avocate de l'entreprise): "Des demandes?"

L'avocate de l'entreprise: "La même chose: 2000 euros au titre de l'article 700."

Le président: "Nous vous écoutons."

L'avocate de Paul: "Mon client était en poste lorsqu'au cours d'une soirée, il sympathise avec le directeur d'une société spécialisée dans les services financiers, dont quelques salariés sont partis. Ils sont à la recherche de nouveaux effectifs. Une équipe de quatre personnes doit voir le jour. A mon client arrivé en mars 2011 s'ajoutent deux autres professionnels, en juillet puis en septembre. Mon client est opérateur de marché et s'occupe de la bourse de Paris. Ses deux autres collègues ont en charge celles de Londres et de Genève."

Le président: "Et le quatrième?"

L'avocate de Paul: "Il n'arrivera jamais."

Le président: "Poursuivez sur le motif du licenciement."

L'avocate de Paul: "Depuis 2011, mon client avait des objectifs qu'il n'a jamais réalisés."

Le président: "Ah..."

L'avocate de Paul: "Il n'y a pas d'exécution des objectifs car le secteur est en perte de vitesse. Il reçoit son premier avertissement sur ce grief le 17 décembre 2013, après deux ans et demi de présence dans l'entreprise."

Le président: "Que se passe-t-il pour ses deux autres collègues?"

L'avocate de l'entreprise: "Ils ont aussi des objectifs qu'ils ne tiennent pas. Le collègue de Londres part en avril 2012, celui de Genève en juin 2013. Mon client reste seul aux commandes, dans ce secteur en crise."

Le président: "Ses objectifs sont revus chaque année?"

L'avocate de Paul: "Non, ils sont déterminés dans son contrat de travail. Il devait faire 45 000 euros de CA trimestriels, il fait 18 500 euros au premier trimestre puis 23 000 euros au second."

L'avocate de l'entreprise: "On peut continuer à ergoter mais le CA demandé couvre juste les frais du salarié. A un moment, il faut trancher, il ne faut pas que l'entreprise perde de l'argent. Il a eu sa chance."

Le président: "C'est-à-dire?"

L'avocate de l'entreprise: "Avec un chiffre d'affaires inférieur à 45 000 euros trimestriels, cet opérateur de marché n'était pas rentable. A 45 000 euros, il est payé, l'entreprise ne fait pas de marge."

Le président: "A-t-il contesté les objectifs?"

L'avocate de l'entreprise: "Non, mais l'entreprise prend les choses en mains en juin 2013. L'activité n'est pas à son plus haut..."

L'avocate de Paul la coupe: "C'est un doux euphémisme, consoeur ! C'est une catastrophe."

L'avocate de l'entreprise: "On fait l'effort de reclasser ce salarié dans une équipe desk de refinancement, beaucoup plus dynamique. Mais six mois plus tard, les chiffres ne sont pas bons. On lui donne un avertissement, mais il répond en demandant de renégocier les 45 000 euros trimestriels. Ce n'est pas réaliste. Ses collègues y arrivent, pas lui."

Le président (à l'avocate de Paul): "Que répondez-vous?"

L'avocate de Paul: "Lorsque le premier secteur dans lequel il travaillait est vidé de sa structure, il est transféré dans un autre service. Très bien, mais il est en sureffectif et il n'a pas été formé à ce nouveau travail. Il hérite d'un portefeuille réduit. Tout est contre lui. Il demande un peu de temps pour prendre ses marques, montrer son implication, on lui donne deux mois et avant ce délai, on le licencie."

Le président: "Vous avez dit que les indemnités demandées étaient importantes..."

L'avocate de Paul: "Il est chargé de famille, n'a pas retrouvé d'emploi et son secteur est sinistré. C'est un vrai préjudice qu'il subit."

Le président: "Paradoxalement, plus un secteur souffre, plus vous, avocats, exigez de fortes sommes à l'employeur! C'est une double peine..."

L'avocate de l'entreprise: "J'ajoute que monsieur est en pleine force de l'âge, n'a que 33 ans. J'ai vu sur internet qu'il demande 50 000 euros par an, à 30 minutes maximum de son domicile. Cette recherche d'emploi est terriblement limitée pour un cadre de banque."

Le président fait approcher Paul de la barre: "Vous avez quelque chose à ajouter?"

Paul: "On ne trouve pas les clients du jour au lendemain. On ne m'a pas laissé six mois dans ce nouveau secteur. Pour la recherche d'emploi, le marché est très concurrentiel. J'ai déjà baissé mes prétentions."

16h35. Le président: "Les débats sont clos."

Verdict. Requalification du licenciement pour insuffisance professionnelle en licenciement sans cause réelle et sérieuse. L'entreprise devra payer 27 500 euros de dommages et intérêts et 700 euros d'article 700 à Paul.


Requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse

Pour un licenciement au motif d'une insuffisance professionnelle, l'employeur doit fournir des éléments concrets, objectifs, précis et matériellement vérifiables pour être imputables au salarié. Des éléments comme une crise sectorielle, qui conduisent à fermer un secteur et entraînent la non-réalisation des objectifs, ne sont pas imputables au salarié. C'est donc sur la deuxième partie de la carrière du salarié au sein de l'entreprise, que le conseil des prud'hommes a eu à se prononcer: non formé, avec moins de six mois pour faire ses preuves dans un nouveau service où il semblait être en sureffectif, le doute a profité à Paul - l'entreprise ayant insisté sur le fait qu'elle avait fait un effort pour le reclasser. Par la requalification du licenciement pour insuffisance professionnelle en licenciement sans cause réelle et sérieuse, le conseil des prud'hommes a octroyé une indemnité égale à six mois (article L.1235-3 du code du travail.)


Publicité