Isabelle et Gérard, Huppert et Depardieu… enfin réunis !

Ils se retrouvent dans 'Valley of love', en sélection officielle à Cannes, quarante ans après 'Les Valseuses', trente-cinq ans après “Loulou”.

Par Propos recueillis par Fabienne Pascaud

Publié le 22 mai 2015 à 10h00

Mis à jour le 09 octobre 2020 à 09h53

D'abord il y eut Les Valseuses, de Bertrand Blier, en 1974, puis Loulou, de Maurice Pialat, en 1980… Mais, depuis trente-cinq ans, jamais les deux monstres sacrés du cinéma français – la cérébrale et le carnassier, la perfectionniste et le voyou, la brindille et la brute – ne s'étaient retrouvés face à face sur un plateau de cinéma. Ils avaient bel et bien côtoyé parfois les mêmes cinéastes – Chabrol, Godard, Téchiné, Ozon –, mais rarement ensemble. Trop opposés ? L'eau et le feu, l'introvertie et l'extraverti ? Mais sans doute en eux aussi ce même goût des extrêmes, cette même folie, cette même solitude.

Guillaume Nicloux a enfin réuni Isabelle Huppert et Gérard Depardieu dans Valley of love, en sélection officielle à Cannes. Et les deux comédiens français à la carrière la plus longue, la plus internationale, la plus riche peut-être aujourd'hui y incarnent justement un couple de comédiens autrefois mariés, et qui portent leurs propres prénoms, Isabelle et Gérard… Après une longue séparation, ces deux-là partent sur les traces de leur fils unique, perdu de vue, qui s'est suicidé et leur a fixé un mystérieux rendez-vous posthume en Californie. Le temps pour Isabelle et Gérard de se reconnaître…

Isabelle Huppert, décrivez-nous le personnage de votre partenaire dans le film ?

I.H. : C'est Gérard. Le film est totalement chargé de notre histoire, même si nous ne nous y appelons par nos prénoms que dans les scènes finales…

Gérard Depardieu, décrivez-nous le personnage d'Isabelle dans le film ?

G.D. : C'est Isabelle. Exactement comme elle s'est lancée dans le métier. Avec sa bonne éducation bourgeoise parisienne ; avec cette rivalité avec ses trois sœurs si brillantes qui la poussait à toujours se dépasser. La même Isabelle. Une guerrière dans cette profession si cruelle pour les femmes et qui leur vole souvent leur vie. Son regard dans Les Valseuses et dans Loulou était juste plus doux.

Vous avez parfois qualifié Isabelle de « tueuse » !

G.D. : Ce n'est pas péjoratif. Nous sommes tous des tueurs dans ce monde de fous où il ne faut faire confiance à personne, où règne l'inculture, où plus personne n'a peur de dire des conneries à l'ombre mortifère des réseaux sociaux. Vive le silence… « Rentre en toi-même Octave et cesse de te plaindre ! » comme disait Corneille, mon dramaturge français préféré…

Isabelle Huppert, sentez-vous ce métier plus cruel pour les femmes, vous a-t-il volé votre vie ?

I.H. : Il l'a faite au contraire. Et ma vie privée a souvent emprunté, dérobé au cinéma aussi… Dans toute existence, il y a plusieurs vies. A dire vrai, je ne sépare pas vie d'actrice et vie personnelle. Tout chez moi circule, tout est poreux. C'est pour ça qu'il peut y avoir de la vie à l'écran. Malgré ce que dit Gérard, je crois que les femmes ont au contraire davantage leur place au cinéma que les hommes. Parce que tout y est affaire de pouvoir. Du producteur au metteur en scène… Les femmes y trouvent leur compte plus aisément.

Il faut se laisser faire au cinéma. Les femmes ont l'habitude, elles résistent moins, ou par d'autres moyens. D'autant que le cinéma, c'est aussi l'art de l'esquive ; on arrive souvent à ses fins par la tangente. Les hommes ont plus de mal avec ça. Ils sont trop frontaux. Quant à la cruauté dont parle encore Gérard, j'imagine que c'est le temps, le vieillissement. J'ai la chance d'être encore un peu préservée, mais je ne sais pas jusqu'à quand. Les femmes doivent se préserver du temps…

G.D. : Mais être une femme au cinéma, Isabelle, c'est terrible ! Il faut être courageuse ! Non seulement faire attention à l'œil salace des hommes sur le plateau, à la misogynie des femmes entre elles, mais aussi au regard si cruel du public sur le physique, l'âge, le poids… Les acteurs sont bien plus chiants que les actrices, habituées à se battre en silence. Moi, de toute façon, j'ai fait du cinéma par hasard. Je n'y crois pas. Donc il ne peut rien me prendre, rien me voler. C'est moi qui le vole plutôt. Qui le trahis. Qui reste un voyou.

I.H. : Mais, Gérard, tu n'as quand même jamais pu te passer du cinéma !

G. D. : Parce qu'il me faisait manger ! Et vivre ! Dès mon premier rôle en 1967, dans Le Beatnik et le Minet, un court métrage de Roger Leenhardt où je jouais évidemment le beatnik, mes 500 francs m'ont permis de m'acheter ces livres dont on m'avait parlé et que je voulais découvrir : la Bhagavad-Gita indienne, Gurdjieff, de la science-fiction… Seule la vie m'intéresse, les grands sentiments, les battements de cœur, les religions…

“Le cinéma est devenu pornographique.” (G.D.)

Pourquoi ne croyez-vous donc pas au cinéma ?

G.D. : D'abord reconnaissez qu'il y a peu de cinéastes actuels qui soient aussi audacieux que des grands peintres. Vous citerez Lynch, peut-être. Mais des sous-sous-Lynch, on ne voit plus que ça. Et il y a bien peu de producteurs, de mécènes aussi qui aient la curiosité, la générosité d'un Laurent de Médicis du temps où il passait commande à Léonard de Vinci, Botticelli ou Michel-Ange.

L'argent et le mensonge, qu'on manie de plus en plus au cinéma, l'ont pourri et empêchent d'y rester honnête. D'ailleurs, sait-on encore seulement ce qu'est l'honnêteté ? Voilà pourquoi il faut rester fort et détaché, et échapper à « l'acte d'acteur », au jeu ! Au moins le dépasser. Le cinéma est devenu pornographique.

Pornographique ?

G.D. : Attention : se montrer tel que l'on est et tout montrer n'est jamais pornographique. Sade, pour moi, n'est pas pornographique. C'est tricher, cacher, mentir qui est pornographique. Maintenant on voit tout, mais jamais l'essentiel. Je suis pour la pudeur, qui est respect de l'autre, forme de communication intime et non timidité ; je suis pour la pureté. Elles seules peuvent rendre honnêtes.

Mais vous vous vantiez d'être resté un voyou !

G.D. : Parce que j'ose toucher le fond. La souillure. Les seuls moments qui m'intéressent sont les foudroyants, ceux qui font mal. Ceux que traversent les monstres ou les saints. Vous remarquerez qu'il n'y a aucune vie de saint qui ne soit entachée de souillure. Bien sûr, je n'en suis pas un. Je ne sais pas comment je me serais comporté face à la torture, par exemple…

Photo : Patrick Swirc pour Télérama

“Notre vie est faite de ruptures. Car, au fond, jouer ne s'arrête jamais.” (I.H.)

Isabelle Huppert, chez Chabrol ou Haneke, vous avez souvent pris des risques en osant des rôles au bord de la monstruosité. Comment les travaillez-vous ?

I.H. : Mais je ne travaille pas ! Je ne prépare pas ! Pas une minute ! Juste le costume, que j'étudie avec la costumière… Au théâtre, j'ai évidemment le texte à apprendre. C'est un peu de travail. Mais au cinéma, rien du tout ! Le cinéma, c'est ici et maintenant. C'est de la pensée, un peu de concentration. Mais sur le moment. Et je n'aime pas varier mon jeu d'une prise à l'autre, à tenter des choses différentes, comme ça m'amuse de le faire au théâtre chaque soir. Peut-être parce qu'on joue un spectacle d'une traite et dans la continuité. On ne multiplie pas les prises comme au cinéma.

Je déteste répéter. On perd sa vérité. Si je travaillais autant que vous le suggérez, je ne sortirais plus un mot. Et plus du rôle. Or qu'un rôle s'arrête est formidable. Oublions les légendes : les acteurs ont hâte d'achever un tournage, un spectacle. Notre vie est faite de ruptures. Car, au fond, jouer ne s'arrête jamais, on poursuit toujours le même fil…

Vous peut-être, qui êtes une artiste qui travaillez sans cesse et qui êtes une boulimique de travail. Comme Gérard Depardieu d'ailleurs…

I.H. : D'abord je ne suis pas une artiste, je ne me ressens pas comme une artiste, et surtout je ne suis pas boulimique. Je ne fais pas les choses par faiblesse.

Volontariste alors. Pour la couverture de Télérama, vous avez passé près de deux heures avec notre photographe Patrick Swirc à contrôler chaque image… Gérard Depardieu, lui, a à peine jeté un œil…

I.H. : Pas volontariste, volontaire… Et j'aime que mon image me donne de la satisfaction, c'est vrai. Contrôler sert à ça. Je reconnais que je suis perfectionniste en la matière…

G.D. : Mais toutes les actrices sont comme ça !

I.H. : Non, Gérard, pas toutes…

G.D. : Isabelle est une aventurière. Ni une arriviste, ni une lèche-cul. Beaucoup jalousent son parcours, mais elle a autant fabriqué des metteurs en scène qu'elle a été fabriquée par eux. Elle aime être présente à l'écran, c'est son choix d'existence.

“Je suis envahi par l'amour de la vie. Ce que j'aime, c'est l'autre.” (G.D.)

Et le vôtre ?

G.D. : Moi je ne veux que vivre ! Et surtout n'évoquez pas mes entreprises à l'étranger, ma « boulimie » d'activités, comme vous dites. Ce n'est que de la vie ! Je n'ai aucun désir, aucune ambition autre que la vie. Je suis envahi par l'amour de la vie. Ce que j'aime, c'est l'autre. Car tout ce que je sais me vient des autres. Moi, je ne m'aime pas. D'ailleurs je ne me connais pas. J'ai encore des inhibitions, des pudeurs, ou des impudeurs, même sexuelles, que je n'aurais jamais imaginées. Alors mes photos, pensez donc… Comment pourrais-je m'intéresser à ça ?

Les acteurs ne doivent-ils pas s'aimer un peu pour mieux se donner au rôle ? Ne leur reproche-t-on pas d'ailleurs leur narcissisme ?

G.D. : Après trente ans de psychanalyse, ces problèmes ne me concernent plus. Je veux juste ne plus jamais être coincé physiquement dans le costard d'un personnage qui ne me convient pas, comme je l'avais été dans un de mes premiers films, Un peu de soleil dans l'eau froide, avec Jacques Deray, en 1971… Ça se passait à Limoges. Pour avoir le rôle, j'avais dit : « Je connais Limoges, je suis de Châteauroux ! » Tu parles ! C'était adapté d'un roman de Sagan, dans un milieu très bourgeois, et moi je sortais de la vase…

I.H. : Ça arrive de se détester. Mais ça arrive aussi d'être fan de soi. Au moins dans certaines séquences. Un gros plan dans La Pianiste, de Haneke, où l'on voit ma jalousie, une scène de La Cérémonie, de Chabrol, avec Sandrine Bonnaire, où je choisis avec nervosité des vêtements.

G.D. : Je ne me suis guère aimé que dans les films de Pialat. Ou dans Cyrano de Bergerac, avec Rappeneau. Ces rôles-là, je ne les ai pas trahis. Pour les autres… Longtemps, très longtemps, je ne comprenais même pas ce que je disais. J'enchaînais les répliques sans en saisir le sens. Allez, je garderai quand même une quinzaine de films. Un acteur, vous savez, c'est pas grand-chose. Peut-être, dans le meilleur des cas, un tireur à l'arc qui maîtrise son geste, qui est dans la cible avant même de tirer.

Depuis plus de quarante ans chacun dans ce métier, vous êtes-vous bonifiés ?

I.H. : On n'a pas bougé. Et je rejouerais sans doute de la même façon La Dentellière ou Loulou. Mon plaisir est juste plus grand. Et ma confiance en moi. Mon indifférence, aussi. Je n'ai jamais eu peur sur un plateau ; peut-être un léger trac au théâtre, au tout début des représentations, quand on doit entrer dans la fosse aux lions…

Mais il faut laisser faire dans ce métier ; l'essentiel est de lâcher prise. Et surtout ne pas « entrer dans la peau du personnage ». Si on y entre trop, en effet, c'est au détriment de la personne qu'on est. Comment apporter alors au spectateur cette délicieuse ambiguïté qui le fait s'interroger sur les frontières entre le rôle et vous, l'actrice ? Comment, aussi, ne pas adopter des postures qui éloignent de la vérité, empêchent le vivant de circuler. Or c'est la seule chose qui importe : que du vivant circule. Tout ce qui l'empêche, il faut s'en éloigner.

“Au moment de notre vraie rencontre cinématographique, avec Isabelle, j'étais encore conneau.” (G.D.)

G.D. : On évolue quand même via les auteurs qu'on lit, les événements qu'on traverse, l'époque qu'on vit… En 1980, au moment du Loulou de Pialat, de notre vraie rencontre cinématographique, avec Isabelle, j'étais encore conneau. Je me prenais au jeu, je commençais à penser que j'avais du talent, je croyais ce que les gens disaient de moi, exactement comme le Christian de Cyrano de Bergerac. Je sentais bien ce que je représentais dans leurs têtes : un voyou analphabète qui volait leurs montres, leurs croix, leurs gourmettes aux étudiants bourgeois qui dormaient en occupant l'Odéon en Mai 68. J'inquiétais.

C'est d'ailleurs comme ça que Marguerite Duras m'a engagé pour un premier film avec elle, Nathalie Granger, parce que je lui faisais peur, elle et sa petite jupe pied-de-poule, son petit col roulé et ses petites lunettes. « Avancez vers moi », m'avait-elle dit lorsque j'ai ouvert la porte de son appartement de la rue Saint-Benoît. J'étais envoyé par Claude Régy, pour qui je jouais dans Saved, d'Edward Bond, au théâtre, où je terrorisais mon partenaire Hugues Quester… J'ai avancé vers Marguerite dans son couloir sans m'arrêter, au risque de l'étouffer. Elle aimait avoir peur. D'une certaine manière, ça lui permettait de renaître. J'ai eu beaucoup de renaissances aussi.

Par exemple ?

G.D. : Je suis un survivant. Là où l'enfance à Châteauroux m'a égratigné, avec des brimades en tout genre, avec la pauvreté qui colle, les parents qui s'engueulent, au point que, hyper émotif, je ne pouvais même plus parler. J'ai dû me soigner moi-même. Empêcher ma mère de quitter le foyer. Seul. Avec des méthodes à moi. Et je ne me suis pas ménagé. Du coup, je me suis inventé des vies pour survivre, et même des enfances. J'ai beaucoup inventé.

L'enfance d'Isabelle n'a rien à voir avec la mienne. Moi je n'avais pas les codes comme elle. Je ne les ai toujours pas d'ailleurs. Comme du temps où j'avais pris l'habitude d'opiner bêtement de la tête en souriant pour faire croire que je comprenais ce qu'on disait, pour me faire accepter. Maintenant je m'en fiche. Je suis volatil. Je pourrais m'envoler malgré ce corps, malgré cette masse qui n'est jamais qu'une enveloppe. Un corps fatigué peut être léger. Pffftt…

I.H. : Mais l'état d'enfance qui nourrit tant le jeu de l'acteur, cette période où l'on joue en permanence, où l'on se livre à l'imaginaire, n'a rien à voir avec la pauvreté ou la richesse ! Avoir eu une enfance bourgeoise ne m'a pas davantage favorisée que toi, comme comédienne.

“Gérard a plusieurs cerveaux qui lui permettent d'être branché sur plein de choses simultanément.” (I.H.)

Quelle enfance avez-vous eue, Isabelle Huppert ?

I.H. : Enfance… Ecoutez, j'ai un blanc… Je ne sais plus tout à coup… Je ne sais pas ce qui m'a amenée à jouer… Gérard, lui, a plusieurs cerveaux qui lui permettent par exemple d'être branché sur plein de choses simultanément. Sur un plateau de cinéma, il faut le voir ! Il a l'instinct de la scène, de la lumière, du rythme, du mouvement, du geste. Un partenaire idéal. Il jongle avec tout ça, et avec les mots aussi…

G.D. : Non, j'accepte juste d'être perdu par ce qui m'entoure. J'aime les questions auxquelles je ne sais pas répondre, qui viennent d'ailleurs : d'un mystère, d'un invisible. On utilise à peine 15 % de nos capacités cérébrales pour comprendre le monde. Je me passionne pour les 85 % restants. J'aime l'invisible auquel ça renvoie, l'infini du rien peut-être. Seul ce rien-là m'intéresse aujourd'hui.

Il y a beaucoup d'énigmes dans le film de Guillaume Nicloux ?

G.D. : C'est pour cela qu'il est beau. Il est dans l'indicible et pose d'insolubles questions. Une m'importe : celle de ces parents qui n'ont pas vu grandir et mourir leur fils, Michael. Aurions-nous donc oublié de vivre ? J'aime le message christique sous-jacent aussi, qui passe par l'amour et le pardon du même enfant, après une semaine passée par ses parents à sa demande dans la vallée de la Mort.

Avez-vous pensé à la disparition de votre propre fils, Guillaume ?

G.D. : La déchirure de l'âme que Guillaume manifestait dans son disque posthume, le premier et le dernier, est proche effectivement de celle de Michael. Bien sûr, j'y ai pensé constamment. Mais Guillaume n'avait pas le type de blessure de ce Michael, qui tient beaucoup selon moi à son homosexualité mal vécue, mal acceptée.

Et à l'abandon de ses parents quand même ?

G.D. : Ecoutez : Guillaume a choisi sa vie, il a choisi sa mort. Je ne me sens pas responsable. Evidemment, je n'étais pas assez là. Mais si je l'avais été, avec ce que je suis, est-ce que ça aurait vraiment changé les choses ? Je ne sais pas… J'ai eu un énorme chagrin. Guillaume ne me quitte pas. La psychanalyse m'a aidé à trouver un équilibre. Je sais maintenant qu'on pense souvent le contraire de ce qu'on dit et qu'on fait le contraire de ce qu'on pense, à quelques jours près parfois. Alors ça relativise… On est agi par quelque chose qui nous dépasse, on avance en aveugle…

Il m'a fallu oublier beaucoup de choses pour résister au passé. Car on ne peut vivre dans le passé. Je suis au présent. Et même juste avant le présent, quelques minutes avant le présent. J'anticipe. Je suis un peu au-delà… Dans le film de Guillaume Nicloux, Michael est l'invisible qu'on n'a pas su voir, pas su aimer. Car le cinéma, c'est ça aussi : pas ce qu'on voit, mais ce qu'on ne voit pas. C'est le silence après la musique. J'ai adoré les stigmates qui apparaissent sur nos corps à Isabelle et à moi pendant le film. Des stigmates, on en a partout, on porte nos morts.

I.H. : Aucun de nous n'a jamais évoqué Guillaume pendant le tournage. On y pensait tout le temps, mais on n'osait pas. Ç'aurait été mal venu. Déplacé. On s'est tus…

“Quand la lumière est trop sur vous, c'est difficile pour les gens qui vous entourent.” (I.H.)

Et vous, Isabelle Huppert, mère d'une belle actrice, Lolita Chammah, quelle mère êtes-vous ?

I.H. : Quoi qu'on fasse, on fait mal, comme disait Françoise Dolto… Quand la lumière est trop sur vous, c'est difficile pour les gens qui vous entourent. Mais j'ai beaucoup lutté contre cette lumière excessive pour préserver ma vie privée. Et ce qui m'est véritablement essentiel est sans doute ce que les autres croient périphérique. Je ne m'inquiète pas pour l'avenir de Lolita. Ce n'est pas plus difficile de travailler aujourd'hui que lorsque j'ai débuté. Il y a même plus de films qui se tournent. Elle aura son parcours. Elle n'a pas besoin de conseils, rien que d'encouragements.

Jouer vos propres rôles - Isabelle et « Gérard from Châteauroux » - a-t-il nécessité un engagement particulier, même si vous l'avez souvent fait au cinéma ?

I.H. : Non. On n'a rien fait, on s'est simplement nourri de ce qu'on est. Avec le souvenir du Loulou de Pialat, de nos retrouvailles trente-cinq ans après, avec cet enfant, ce Michael conçu sans doute à ce moment-là.

G.D. : C'est un film contre l'acte même de jouer, le jeu n'y a pas sa place. Il faut aller puiser dans des choses dont on n'a pas l'habitude. Un certain mysticisme. Une idée de l'infini et de Dieu.

I.H. : Mais on essaie de trouver ça à chaque fois, Gérard ! Ce dénuement, cette nudité qui permet d'être à 1 000 % au-­delà du jeu…

C'est plutôt Gérard qui expose ici réellement sa nudité…

G.D. : C'est plus facile d'exhiber sa chair quand on est gros que quand on est maigre. En tout cas pour moi. De toute façon, la seule chose qui me gêne, c'est ce qu'on cache. Et en même temps ça m'émeut ce que les femmes cachent, ce qu'elles ne trouvent pas beau chez elle…

Comment Guillaume Nicloux vous a-t-il dirigés ?

I.H. : Mais il ne m'a pas dirigée du tout ! J'ai horreur d'être dirigée. A quoi ça sert ? Je suis grande, je pense, je n'ai pas besoin qu'on m'explique quoi que ce soit et surtout pas qu'on me donne des indications psychologiques. Un vrai metteur en scène ne vous guide que par sa mise en scène, les mouvements qu'il vous fait faire, la façon avec laquelle il place sa caméra, dispose ses lumières. Un acteur sent tout de suite, d'après ce dispositif même, s'il est doué ou pas. Mettre en place des mouvements justes est tout ce qu'on lui demande et tout ce qu'il nous faut. Un film c'est un fil, il faut le laisser filer.

G.D. : Moi, de toute façon, j'avais mon oreillette, j'étais ­tranquille !

Une oreillette, même au cinéma ! Vous l'utilisez déjà au théâtre…

G.D. : L'oreillette me permet d'être libre, je n'ai pas envie de savoir ce que je vais dire, je veux pouvoir regarder ma partenaire en liberté, inventer… Evidemment, il y a parfois des accidents. Au théâtre, je peux m'endormir avec, ou il m'est arrivé qu'elle tombe parce que j'avais trop grossi…

I.H. : C'est bien les accidents, les imprévus. C'est même ce qui peut nous rendre inventif sur un plateau.

“Je m'emmerde tellement au bout d'une heure sur scène !” (G.D)

Gérard Depardieu, vous n'aimez donc guère plus le théâtre que le cinéma ?

G.D. : Je m'y ennuie tellement. J'ai l'impression de terminer la pièce quand je la commence ! Et puis tous ces gens après, dans la loge, qui viennent vous raconter n'importe quoi, mentir…

I.H. : Tu devrais jouer Lear…

G.D. : Richard III aussi… Mais je m'emmerde tellement au bout d'une heure sur scène !

I.H. : Moi pas. Je traverse tant d'états que je n'ai pas le temps de m'ennuyer – un tout petit peu de peur, beaucoup de plaisir, d'énervements… Je suis fière que de grands metteurs en scène – Zadek, Wilson, Régy, Bondy, Warlikowski, avec qui je vais jouer Phèdre – m'aient acceptée pour ce que j'étais : une personne libre qui fait du théâtre. Pas une actrice de théâtre parfois ligotée dans certaines contraintes, certaines conceptions classiques d'un rôle.

Je ne suis peut-être pas aussi bien acceptée dans le cinéma français. Au moins pas complètement. Je m'y sens à la fois dehors et dedans. Un peu seule par rapport au groupe. Mais chaque actrice se sent illégitime et pas à la place qu'elle s'imagine. C'est pour ça, aussi, que je tourne beaucoup à l'étranger.

Aller une fois encore au Festival de Cannes fait-il plaisir aux deux grands acteurs que vous êtes ?

I.H. : Ce sera mon vingt-deuxième. J'y ai été récompensée deux fois… Aller à Cannes est une excitation et une souffrance. Il faut affronter quelque chose, on ne sait pas vraiment quoi… C'est si privé, si intime, un tournage, le maquillage, le face-à-face avec soi… Et tout à coup, à la sortie du film, vous êtes exposée à des centaines de milliers de gens. Peu de métiers vous font traverser pareils extrêmes…

G.D. : Avant d'être acteur, le Festival de Cannes, je l'ai d'abord connu comme plagiste. De la plage, je trouvais ça magnifique. Et le soir j'entrais dans les fêtes comme si j'en sortais, avec un aplomb incroyable. Personne ne m'a jamais empêché. Je suis toujours entré. Devenu acteur, je me suis beaucoup amusé avec les cinéastes italiens venus à Cannes. Les Ferreri, Bertolucci, Scola, Pasolini, Comencini…

Grâce à eux, il y avait quasiment un scandale à chaque festival. Je me souviens que pour La Dernière Femme, et histoire de plaire aux intellos, Ferreri avait rajouté in extremis des textes de Foucault et Lacan qu'on entendait les acteurs dire de dos, en off. Godard a repris le procédé. Sans le génie. C'est juste un bon photographe, il a le sens du cadre… Et voir le vieux Robert Favre Le Bret, alors président du Festival, en haut des marches, tout coincé et tout digne, avait une certaine gueule. Au moins il ne cherchait pas à faire jeune et il n'était pas méchant.

Ce n'était pas une époque médiocre comme aujourd'hui, une époque dont on ne parlera même plus dans cent ans. C'était avant le triomphe et l'omniprésence de la télé à Cannes, des yachts, des fausses fêtes, des mauvaises drogues et du règne de joailliers sponsors au bout du rouleau. Je suis fatigué de tant de bêtise… Mais le véritable acteur est sans doute celui qui ne contrôle rien.

Isabelle Huppert et Gérard Depardieu en quelques dates

1948 Naissance à Châteauroux de Gérard Depardieu.
1953 Naissance à Paris d'Isabelle Huppert.
1974 Les Valseuses, de Bertrand Blier, leur premier film commun.
1980 Loulou, de Maurice Pialat, le second.
1978, 1990 et 2001 Prix d'interprétation à Cannes pour elle (Violette Nozière puis La Pianiste) et pour lui (Cyrano de Bergerac).
Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus