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Enquête

En Italie, la face cachée des « camps de l'exode »

Par Pierre de Gasquet

Publié le 27 mai 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Que vont-ils devenir ? En pleine bataille européenne sur les quotas migratoires, l'Italie s'interroge sur l'avenir des 85.000 migrants « invisibles » parqués dans ses « camps de l'exode ». En attendant les futurs « centres de triage » réclamés par Bruxelles, Rome entend redoubler d'efforts.

Tel un oiseau égaré, il roule ses grands yeux ronds, striés de rouge, en dévorant son « panino ». Tous les vendredis, il se poste devant le bar Max, à l'angle de la Via Po et du Corso d'Italia, pour y faire la manche. A quelques mètres des vieux palaces romains de la Via Veneto, Andrew, vingt-cinq ans, retrace son douloureux parcours. « Ses deux parents fonctionnaires massacrés par Boko Haram au Nigeria, sa fuite à Tripoli, où il s'est réfugié chez un imam en lui cachant qu'il était chrétien, sa montée "de force" sur une barcasse de fortune à partir des côtes libyennes ». La peur, la fatigue et l'angoisse. Et puis la Sicile, et enfin le « centre de rétention » de Castelnuovo di Porto, à une heure et demie au nord de Rome, où il doit rentrer chaque soir en attendant d'obtenir son statut de « réfugié ». La promesse d'une liberté qui tarde à venir.

« Je suis reconnaissant à l'Italie de ce qu'elle fait pour moi; dans un an, j'aurai mes papiers de réfugié et je pourrai reprendre mon métier de plombier », confie Andrew. Tous sont loin de partager son optimisme. Le 11 mai, à Ponte Mammolo, une proche banlieue de Rome, un bidonville « historique », planté entre deux barres HLM, a été rasé, sur ordre de la commune et de la préfecture, en pleine bataille européenne sur les « quotas migratoires ». « La situation était devenue explosive », explique l'assesseur aux services sociaux de Rome, Francesca Danese. De ce camp de baraquements de fortune, fondé en 2002 par un groupe de deux cents « déracinés » éthiopiens, ukrainiens, équatoriens et érythréens - fameux pour avoir reçu la visite impromptue du pape François il y a trois mois -, il ne reste plus qu'un amas de ferraille, tôles ondulées, et paraboles arrachées sur lequel flotte une odeur pestilentielle. Sur le parking voisin, Decathlon Italia a offert quelques tentes aux familles érythréennes restées sur place. D'autres ont été relogés au centre Baobab, en plein coeur de Rome. Motif de l'évacuation sans préavis effectuée à l'aube : le niveau alarmant des conditions « hygiéniques et sanitaires » du bidonville. Mais de l'aveu des volontaires présents sur le site, Ponte Mammolo commençait aussi à servir de « plaque tournante » pour les migrants en quête d'appui logistique pour rejoindre l'Europe du Nord.

Un juteux « business »

« La plupart des transitaires ne veulent pas rester en Italie. A Milan, il y a des centres de transit pour les Syriens », explique Guglielmo Micucci, président de Prime Italia, une association de volontaires présente à Ponte Mammolo. Depuis le début de l'année, plus de 65.000 migrants sont arrivés en Europe en traversant la Méditerranée, dont 40.707 (décompte effectué au 19 mai par le ministère de l'Intérieur) sur les côtes méridionales italiennes (soit une hausse de 15 % par rapport à la même période de 2014). Mais après le dernier grand naufrage meurtrier du 18 avril dans le canal de Sicile (800 morts), le nombre de morts (1.830 noyades en quatre mois) a été multiplié par 30 en un an, souligne l'Organisation internationale des migrations (OIM). Et selon les projections du ministère de l'Intérieur, le flux des arrivages sur les côtes méridionales italiennes devrait atteindre 200.000 personnes cette année (contre 170.000 en 2014).

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« Avec l'arrivée de l'été, nous sommes en permanence sur la brèche », confie le préfet Mario Morcone, chef du département de l'immigration au ministère de l'Intérieur, en faisant défiler l'avalanche de SMS d'alertes reçus sur son propre smartphone. « En Italie, notre système d'hébergement est récent et nous avons longtemps abusé du mécanisme d'urgence de la protection civile. » Face à l'urgence, depuis juillet 2014, Rome a cherché à rééquilibrer la charge de l'hébergement entre les régions et à construire un « parcours plus rationnel » avec les communes. Sur les 85.000 migrants hébergés sur le territoire, plus de la moitié sont dans des « structures temporaires » gérées par le secteur privé et des coopératives sociales (B&B, hôtels réquisitionnés d'urgence...), 21.000 personnes dans les SPRAR (systèmes de protection des demandeurs d'asile et des réfugiés) et environ 10.000 dans les Cara (centres d'accueil pour demandeurs d'asile).

« Les centres de premier accueil où les demandeurs d'asile restent au maximum vingt-quatre heures sont sous pression », soupire le préfet, dans son vaste bureau du Viminal (siège du ministère de l'Intérieur), où trône une imposante reproduction d'un « Christ crucifié » du Caravage. Les « hotspots » (Lampedusa, Augusta, Tarente...) - où Bruxelles veut envoyer des équipes des agences Frontex, Europol et EASO (bureau européen d'appui pour l'asile) en vue de renforcer les contrôles - ne dépasseront plus une capacité de 300 personnes, « sinon ils deviennent des camps. Nous devons aussi alléger les centres de séjour hypertrophiés (Mineo en Sicile, Bari ou Crotone) et créer des "hubs régionaux" où les personnes seront rapidement fixées sur leur sort ». De fait, le délai d'examen des demandes d'asile par les 40 commissions territoriales est en moyenne de six mois, mais au Cara de Mineo, en Sicile, on peut attendre de neuf mois à un an, ou plus.

Les Cara (centres de rétention) en tant que tels sont appelés à disparaître ou à se transformer. Avec l'aide des organisations humanitaires, Rome redouble d'efforts pour aménager les casernes en centres d'accueil (à Civitavecchia) et raccourcir les délais. Mais le système d'accueil italien a un coût élevé : 630 millions d'euros en 2014 (1.350 euros par mois pour chaque mineur non accompagné) et reste au bord de l'explosion. « La Sicile et le Latium (région de Rome) sont en grandes difficultés », reconnaît Mario Morcone, sans nier l'impact désastreux de l'enquête « Mafia Capitale » sur l'image des centres d'accueil. Le boom des structures d'accueil s'est transformé en juteux « business » pour les mafias locales. Le centre de Mineo, en Sicile - le plus grand camp de réfugiés d'Europe avec ses 4.000 « pensionnaires » -, créé en 2011 sur le site d'une ancienne base militaire américaine au centre de la Sicile, sous le gouvernement Berlusconi, est particulièrement visé. Depuis février, il est dans la ligne de mire du président de l'autorité anticorruption, Raffaele Cantone. « Il y a eu de nombreuses opacités et interférences politiques lors de sa création », reconnaît le préfet Morcone. Ancien secrétaire d'Etat à l'Emploi de Silvio Berlusconi et actuel président de la commission régionale antimafia, Nello Musumeci, est encore plus net : « Le trafic de migrants est devenu un secteur d'intérêt de la mafia internationale. » Outre la prostitution des mineures, il cite le « caporalato » (l'exploitation des travailleurs agricoles). « Le Cara de Mineo offre aux agriculteurs locaux la possibilité de recruter de la main-d'oeuvre pour des travaux agricoles à 10 à 15 euros par jour [...]. L'industrie du migrant est née en Sicile », insiste Nello Musumeci. Dans la foulée du scandale « Mafia Capitale » de janvier - qui a révélé les liens complexes entre le chef de la « coupole romaine », Massimo Carminati, Cosa Nostra et les coopératives sociales -, la commission régionale antimafia a ouvert une enquête sur le centre sicilien, à 50 kilomètres de Catane.

Le « palais de la honte »

Le « village des oranges » de Mineo n'est pas le seul symbole du dysfonctionnement du système d'accueil italien. Il y a aussi le « Palais de la honte », au coeur de la Romanina, une banlieue au sud-est de Rome, où règne le clan mafieux des Casamonica. Trois grands blocs aux vitres fumées, hérissés de paraboles, plantés entre Leroy Merlin et le Grand Raccord Annulaire, à 2 kilomètres des studios de Cinecittà. Officiellement, ils sont quelque 800 réfugiés à vivre, dans des conditions plus que précaires, dans cette ancienne faculté de lettres, non répertoriée sur Google Map, baptisée « Palazzo Selam » (« paix » en éthiopien) ou « Palazzo della Vergogna ». Selon ses occupants, ils seraient plutôt entre 1.200 et 2.000 transfuges de la Corne de l'Afrique (Erythréens, Somaliens, Soudanais et Ethiopiens) réfugiés dans cette « Cité invisible », où même la police italienne n'ose plus pénétrer.

« Il n'y a rien à faire pour nous dans ce pays. Les Italiens n'ont pas de travail pour eux-mêmes et on ne fait qu'empirer la situation », soupire Muna, une jeune Somalienne de vingt-sept ans qui habite le « palais de la honte » depuis 2008. Pour le préfet Morcone, le Palazzo Selam est devenu un « cas emblématique », une anomalie monstrueuse du système d'accueil italien. Mais une évacuation forcée poserait de « sérieux problèmes d'ordre public ». La ville de Rome privilégie la méthode de la « négociation douce ».« Après deux ans ou trois ans, les migrants doivent apprendre à marcher sur leurs deux jambes. On ne peut pas les assister toute leur vie », ajoute le préfet.

En 2014, l'Italie a accordé sa protection à 20.630 demandeurs d'asile, contre 20.640 en France et 47.555 en Allemagne (sur un total de 185.000 décisions positives dans l'Union européenne). Mais la face cachée des camps de l'exode échappe aux statistiques officielles. « Pour la première fois, la Commission européenne a mis sur la table un projet politique cohérent sur le droit d'asile en Europe », estime le préfet Morcone. Pour lui, le règlement de Dublin [qui fait peser une grande part de responsabilité sur le « premier pays d'accueil » et prévoit le renvoi des demandeurs d'asile vers le premier pays traversé, NDLR] n'est plus tenable. « Si les Tunisiens veulent aller en France ou les Syriens en Allemagne, ils iront toujours. » Mais le fait que les empreintes digitales des réfugiés ne soient pas toujours relevées en Sicile - pour faciliter leur transfert vers l'Europe du Nord - fragilise la position italienne. « Les Allemands ont raison. Nous avons trop peu identifié en 2014. J'espère que la police des frontières va donner un signal pour mettre fin au laxisme », admet le préfet Morcone.

« Toute l'Afrique ne peut pas arriver à Catane; l'Europe ne peut pas nous laisser seuls », martèle Matteo Renzi. Le 8 juin, les migrants présents en Italie se mobiliseront dans plusieurs villes pour obtenir la création d'un « statut de réfugié européen » et l'abolition du « régime de Dublin ». En guise de concession, Bruxelles devrait proposer aujourd'hui de « redistribuer » 24.000 demandeurs d'asile actuellement en Italie (et 16.000 en Grèce) vers d'autres pays de l'Union européenne. Au nom de la solidarité. A condition que Rome fasse le ménage dans ses « camps de l'exode » et renforce son système de contrôle. Un chantier qui ne fait que commencer dans la péninsule.

Les points à retenir

Depuis le début de l'année, plus de 65.000 migrants sont arrivés en Europe en traversant la Méditerranée, dont près de 41.000 sur les côtes italiennes.

Selon les projections du ministère de l'Intérieur, le flux des arrivages dans la péninsule devrait atteindre 200.000 personnes cette année, contre 170.000 en 2014.

Face à l'urgence, Rome en appelle à la solidarité européenne, et cherche à rééquilibrer la charge de l'hébergement entre les différentes régions italiennes.

Correspondant à Rome Pierre de Gasquet

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