Chroniques

Les Américains inquiets

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Par Paul Krugman

Ils font fréquemment l’expérience de difficultés financières ; beaucoup d’entre eux pensent qu’ils n’auront pas droit à une retraite et que s’ils y parviennent, ils n’auront guère que la Sécurité Sociale pour vivre.

J’espère qu’un grand nombre de lecteurs ne voit rien de surprenant à ce que je viens de décrire. Mais bien trop d’Américains aisés – et notamment les membres de notre élite politique – semblent n’avoir aucune idée de la façon dont vit l’autre moitié du pays. Et voilà pourquoi une nouvelle étude portant sur le bien-être financier des ménages américains menée par la Réserve Fédérale devrait être une lecture obligatoire dans les arcanes de Washington.

Avant d’en arriver à cette étude, permettez-moi quelques mots à propos de cette ignorance impitoyable si présente dans notre vie politique.

Je ne parle pas, ou pas seulement, du mépris de la droite pour les pauvres, bien que le manque de compassion des conservateurs domine le parti de manière impressionnante. Selon le Pew Research Center, plus des trois-quarts des conservateurs pensent que les pauvres "s’en sortent bien" grâce aux allocations de l’Etat ; seulement un sur sept pense que les pauvres "n’ont pas une vie facile". Et l’on retrouve cette attitude dans leur politique. Le refus des Etats contrôlés par les républicains d’étendre Medicaid, même si la note était payée par le gouvernement fédéral, nous apprend que le fait de punir les pauvres est devenu un but en soi, un but qu’il vaut la peine de poursuivre même si cela est au détriment, et non au bénéfice, du budget des Etats.

Mais laissons de côté les conservateurs auto-proclamés et leur mépris pour les pauvres. Ce qui est réellement frappant c’est cette déconnexion entre les idées reçues centristes et la réalité de la vie - et de la mort – d’une grande partie du pays.

Prenons comme exemple leur positionnement sur la Sécurité Sociale. Pendant des dizaines d’années, une volonté affichée de sabrer dans les allocations de la Sécurité Sociale, notamment en relevant l’âge d’éligibilité, a été une position quasiment requise – un gage de sérieux – pour les politiques et les experts qui souhaitaient se montrer sages et responsables. Après tout, les gens vivent plus longtemps, pourquoi donc ne pourraient-ils pas travailler plus longtemps ? Et la Sécurité Sociale n’est-elle pas un système daté, pas du tout en phase avec les réalités économiques modernes ?

Pendant ce temps, la réalité, c’est que le fait de vivre plus longtemps dans notre société de plus en plus inégale est réellement lié aux classes sociales : l’espérance de vie après 65 ans a beaucoup augmenté chez les gens aisés mais presque pas dans la moitié inférieure de la distribution des revenus, c’est-à-dire parmi ceux qui ont le plus besoin de la Sécurité Sociale. Et alors que le système de retraite que Franklin Roosevelt a introduit peut sembler daté aux professionnels aisés, il est surtout littéralement une bouée de sauvetage pour beaucoup de nos compatriotes. Une majorité d’Américains âgés de plus de 65 ans reçoivent plus de la moitié de leurs revenus grâce à la Sécurité Sociale, et plus d’un quart sont totalement dépendants de ces allocations mensuelles.

Cette réalité pourrait bien enfin entrer dans le débat politique, dans une certaine mesure. En ce moment, on a l’impression de moins entendre parler de la volonté de baisser les allocations de la Sécurité Sociale, et l’on voit même que certains prêtent attention aux propositions visant à augmenter les allocations au vu de l’érosion des pensions de retraite privées. Mais il m’est avis que Washington n’a toujours aucune idée des réalités de la vie de ceux qui ne sont pas encore considérés comme âgés. Et c’est là que l’étude la Réserve Fédérale entre en jeu.

C’est la deuxième année de cette étude et l’édition actuelle présente une nation en convalescence : en 2014, à l’inverse de 2013, une pluralité de participants à l’étude a répondu qu’ils étaient dans une meilleure situation que cinq ans auparavant. Pourtant, il est frappant de voir à quel point les Américains n’ont presque aucune marge d’erreur dans leurs vies.

Par exemple, l’on apprend que 3 Américains sur 10, non âgés, disent qu’ils n’ont aucune épargne de retraite ou de plan de pension, et cette même fraction a expliqué vivre sans couverture médicale parce qu’ils ne pouvaient pas se la permettre. Presque un quart a expliqué que eux ou un membre de leur famille avait fait l’expérience de difficultés financières durant l’année passée.

Et j’ai moi-même été étonné par un chiffre : 47% ont dit qu’ils n’avaient pas les ressources pour faire face à une dépense imprévue de 400 dollars – 400 dollars ! Ils seraient dans l’obligation de vendre quelque chose ou d’emprunter pour faire face à cette dépense, s’ils pouvaient y faire face.

Bien entendu, cela pourrait être bien pire. La Sécurité Sociale est là et l’on devrait en être très content.
Pendant ce temps, les assurances chômage et les coupons alimentaires ont beaucoup œuvré pour amortir le choc vécu par les familles malheureuses pendant la Grande Récession. Et l’Obamacare, aussi imparfaite soit-elle, est une loi qui a réduit immensément l’insécurité, notamment dans les Etats dont les gouvernements n’ont pas tenté de saboter le programme.

Mais même si cela pourrait être pire, cela pourrait également aller bien mieux. La sécurité parfaite n’existe pas, mais les familles américaines pourraient vivre facilement avec plus de sécurité que ce qu’elles connaissent. Tout ce dont ils auraient besoin, c’est d’hommes politiques et d’experts qui cesseraient de parler joyeusement de ce besoin de sabrer dans les "droits sociaux" et de commencer à vraiment regarder la façon dont leurs concitoyens les moins chanceux vivent réellement.

Paul Krugman

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