Les services secrets turcs ont-ils frappé en plein Paris ?

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"Secrets d'info" s'intéresse à un crime politique commis en plein coeur de Paris

la communauté kurde rend un dernier hommage aux trois militantes assassinées
la communauté kurde rend un dernier hommage aux trois militantes assassinées
© reuters

Le10 janvier 2013, trois militantes Kurdes sont assassinées dans la capitale.

L’enquête est aujourd'hui terminée.

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Alors qu’un suspect principal est en détention provisoire , de nombreux indices mettent en cause les services secrets turcs.

Parmi les trois victimes se trouvait Sakiné Janciz . Véritablelégende pour le peuple kurde, c'était l'une des dernières fondatrices – encore vivante - du parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK.

Celle qui avait purgé 21 ans de prison dans les geôles turques avait été torturée .

Aux côtés de Sakine, il y avait Fidan Dogan . Une autre militante kurde qui assurait l’interface avec les milieux politiques.

Leyla Saylemez, la troisième victime, était elle aussimilitante kurde . Vivait en Allemagne, c’est un hasard si elle se trouvait à Paris ce jour-là.

Tandis que le profil des trois victimes suggère un crime politique , c'est un personnage très commun , une sorte de « monsieur tout le monde » qui est arrêté.

Peu après les meurtres, Ömer Güner, un agent d’entretien de 32 ans exerçant à l’aéroport de Roissy, se présente à la police.

Affirmant être unmilitant de la cause kurde , il explique avoir servi de chauffeur bénévole àSakiné Canciz durant les trois jours précédants les faits. Il propose d’apporter son aide aux enquêteurs.

La police doute très vite de sa version des faits en raison de plusieurs éléments accablants

  • D’abord, les caméras de surveillance. Elles montrent Omer Guney entrant dans le local de l’association avec Sakiné Janciz, juste avant les meurtres, puis en ressortant seul un peu plus tard.
  • Ensuite, on retrouve dans son sac des résidus de poudre de tir.
  • Enfin des prélèvements faits sur lui ont révélé destraces de l’ADN des victimes.

Malgré ces charges, Ömer Güneydément être l'auteur des crimes . Le suspect est mis en examen et placé en détention provisoire .

D'autres éléments troublent les enquêteurs

Alors qu’Ömer Güney est en garde à vue, la préfecture de police de Paris reçoit un mail qui l’accuse du meurtre des trois victimes.

Ce message livre toutes sortes d’informations à son sujet (adresse, dates de voyages…), lesquelles se sont révélées exactes.

L’attitude et les réactions d'Omer Güney confortent également les enquêteurs dans leurs soupçons : lorsqu’on lui demande qui il souhaite prévenir après son arrestation, celui-ci répond :« le consulat turc » , demande hautement improbable de la part d’un militant de la cause kurde.

La piste des services secrets turcs - le MIT - commence à se dessiner

En Janvier 2014, un an après l’arrestation de Güney, une étrange bande son est diffusée sur Internet dans laquelle un homme - qui se présente comme un ami du suspect - déclare avoir des révélations à faire.

La bande son - restée en ligne sur Youtube - a étésaisie par la justice qui en a faite une retranscription dont en voici un extrait :

Je suis un proche d’ Omer Gûney, qui a tué les trois femmes à Paris. Omer aurait reçu l’instruction de les tuer de la part du MIT.

Son objectif principal était Sakiné Cansiz. Il a été obligé de tuer les autres parce qu’elles se trouvaient là au moment des faits.

C’est le MIT qui a payé ses billets d’avion pour ses allers retours en Turquie. C’est lui qui a donné de l’argent à Omer pour qu’il achète l’arme qu’il a utilisé.

Il a lui-même enregistré une conversation qu’il a eu avec les agents du MIT. Il m’a donné cet enregistrement pour que je le diffuse s’il lui arrivait quelque chose.

Il s'en suit un dialogue entre le suspect et un homme présenté comme un agent du MIT.

Güney lui explique commentil projette d’assassiner un autre activiste kurde qui se trouvait lui aussi à Paris en 2013, un certain N2dim :

- Depuis que je suis arrivé ici, je surveille. Il y a une entrée à droite de l’avenue et une autre à gauche. Il y a certaines sorties pour s’enfuir, j’ai fait un plan des lieux. L’endroit le plus propice pour un assassinat c’est les alentours de l’association.

- Quels sont les moyens de fuite, tu as vérifié ?

- Oui oui, j’ai vérifié

- Tirer trois balles à Nédim avec un silencieux, ce n’est pas très compliqué, tu y parviendras.

En revanche, ce qui est plus difficile c’est de s’enfuir sans se faire repérer.

- Oui je sais

- C’est pour cela que je te demande s’il y a du monde autour, si tu as bien tout calculé. Est-ce qu’il y a des embouteillages dans cette rue ?

- Oui monsieur, j’ai bien étudié les lieux, je rentrerai discrètement dans l’association.

Nédim , la cible en question, n’a pas été tué. Il a pu quitter la France début 2013 pour rejoindre le Kurdistan.

Selon ces enregistrements, Ömer Güney aurait donc, en plus du meurtre de ces trois femmes, projeté d’assassiner un autre militant Kurde.

Est-on certain de l’authenticité de ces documents sonores ?

Les experts donnent des probabilités , mais jamais de certitude . La justice a fait procéder à une expertise vocale selon laquelle il est probable qu’il s’agisse bien de la voix d**’Ömer Güney.**

Certains proches du suspect l’ont de plus reconnu. Mais l’homme dément avoir tenu ces propos.« On a trafiqué mes propos » dira-t-il.

D’autres éléments donnent corps à la thèse de l’implication des services turcs

En Janvier 2014 , le "SOL" , un quotidien d’opposition turc, publie une note rédigée selon lui par les services secrets.

Cette note, signée par quatre responsables du MIT , fait référence à un**« légionnaire »** , ce qui pourrait être un nom de code.

Mais elle se présente surtout comme un ordre de mission commanditant l’assassinat de Sakiné Janciz dont en voici la teneur :

Le légionnaire avec qui nous sommes en contact nous a informé que Sakiné Cansiz , l’un des cadres les plus actifs du PKK se rendait souvent à Villiers le Bel. Il lui a été demandé de préparer toute activité d’attentat en fonction de ses possibilités et de se procurer l’équipement nécessaire pour ce travail. Afin de couvrir ses frais, une somme de 6000 euros lui a été allouée. Il est donc planifié que le légionnaire reçoive ses ordres visant à agir contre Sakiné Cansiz mais en prenant soin de ne pas mettre en danger notre organisation

Le MIT est montré du doigt

La police découvre plusieurs numéros de téléphone turcs dans les répertoires téléphoniques d’Ömer Güney

La juge française,Jeanne Duyer, délivre une commission rogatoire internationale afin que la justice turque révèle qui se cache derrière ces numéros. Elle n’obtiendra jamais de réponse .

Un peu plus tard, la presse turque affirmera que certains de ces numéros correspondent à des responsables du MIT.

La pression importante sur le MIT pousse les services secrets turcs à réagir publiquement. Début 2014, le MIT met en ligne sur son site Internetun communiqué dans lequel il dément tout lien avec les assassinats.

En admettant, avec toutes les précautions d’usage, que le MIT puisse avoir un lien avec ces meurtres, cela veut-il dire que l’ordre a pu être donné au sommet de l’Etat ?

La réponse estnon et c’est là que les choses se compliquent. Le MIT est une organisation incontrôlable qui réunit :

  • Des membres d’une mouvance nationaliste fascisante,« Les loups gris » , pour qui le PKK, c’est l’ennemi mortel.
  • Des partisans de Fettulah Gulen , unislamiste ex allié d’Erdogan . Aujourd’hui exilé aux Etats Unis, il a juré sa perte.
  • Des proches de militaires poursuivis par Erdogan, lequel cherchait à régler ses comptes après plusieurs scandales de corruption
  • S’ajoutent aussi des éléments quasi mafieux.

Selon Hamit Bozarzlan, directeur de recherche à l’école des hautes études en sciences sociales de Paris**, le MIT peut être comparé à un cartel.**

Le mobile ?

Erdogan
Erdogan
©

Lorsque les meurtres sont commis, le pouvoir vient tout juste de tendre la main PKK.

Le président Erdogan n’avait donc aucun intérêt à commanditer ces meurtres

Dans une telle configuration, il est probable que l'odre visait àtorpiller le processus de négociation qui venait de s’engager avec le PKK.

Le président Erdogan admet alors ne plus contrôler l'appareil d'Etat. Dans une interview publiée par le quotidien turc « Sabah » le 9 mars 2014**, il accuse ses opposants** d’êtreles responsables des meurtres de Paris.

Une affaire dans laquelle c’est la raison d’Etat qui prime

Manuel Valls
Manuel Valls
© REUTERS/Georges Gobet/Pool - REUTERS/Georges Gobet/Pool

Connues et repérées, ces militantes Kurdes sont surveillées par les services de renseignement français.

Les familles de victimes ont demandé la déclassification des notes de la DGSE et de laDGSI relatives à l’affaire.

La commission consultative sur le secret-défense a été saisie. Mais elle n’a autorisé la divulgation que de 36 notes expurgées.

Parmi ces notes figurent des listings sur lesquels le numéro de téléphone d’Ömer Güney apparait à plusieurs reprises : l'homme était bel et bienécouté par les services français avant les assassinats.

Quant à savoir ce que révèlent ces conversations et ce que savaient les services secrets français de ce qui se préparait, cela fait partiedes documents qui n’ont pas été déclassifiés.

Manuel Valls, qui s’est déclaré déterminé à faire la lumière sur cette affaire avait le pouvoir de demander la déclassification de ces notes, mais il ne l’a pas fait.

A l’heure oùLa France vient de demander la reconnaissance du génocide arménien à La Turquie,elle ne souhaite pas ouvrir un front diplomatique avec Ankara. Mais surtout, le pays a un besoin crucial desa coopération dans le conflit Syrien.

La communauté kurde de France, qui représente près de 250 000 personnes a été très marquée par cette affaire

L’heure est à la méfiance. Toute personne qui se présente dans un local associatif est devenue suspecte . De même, toute personne qui voudrait intégrer une organisation Kurde doit désormais donner des garanties.

L’affaire a égallemententachée la perception de l’Etat français au sein de la communauté kurde.

Etat qui, dit-on, n’a pas suassurer la sécurité des victimes et qui n’aurait pas fait preuve de compassion envers les familles.

L’enquête judiciaire est aujourd’hui terminée. Il y aura donc selon toute vraisemblance aux assises, le procès d’un homme qui nie l’ensemble des faits qu’on lui reproche .

Tandis queles commanditaires de ces assassinats, eux, ne seront sans doute jamais inquiétés.

manifestation de kurdes à paris un an après le triple meurtre
manifestation de kurdes à paris un an après le triple meurtre
© reuters

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