En Espagne, le JT le plus regardé est un journal satirique

Informer, s’indigner et faire rire de la politique : voilà le concept d’“El intermedio”. Chaque soir de la semaine, le journaliste humoriste El Gran Wyoming décrypte l’actualité sur LaSexta, petite chaîne privée. Et l’audience suit.

Par Bertrand Villegas

Publié le 03 juin 2015 à 15h53

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h40

El intermedio est devenu le JT le plus regardé d’Espagne. Le lendemain de la percée des candidats de Podemos aux élections municipales et régionales du 24 mai, le journal satirique de la petite chaîne privée LaSexta a attiré jusqu’à deux fois plus de téléspectateurs que les journaux classiques des trois concurrentes privées (Telecinco, Antena 3) et publique (TVE), diffusés une heure plus tôt.

El intermedio interrogeait les deux stars du jour : Manuela Carmena, candidate à Madrid, qui en direct sur le plateau sut mettre les rieurs de son côté avec une bonne blague sur sa rivale (« Je suis pour la réinsertion »)  et Ada Colau, victorieuse à Barcelone. La politique peut donc parfois faire de l’audience à la télé en Espagne : à condition qu’elle soit traitée « autrement » (avec recul et humour) et que le discours politique lui-même soit « alternatif ».

El intermedio (« l’entracte ») est diffusé depuis la création, il y a neuf ans, de la chaîne privée LaSexta (« la six », petite sœur d’Antena 3 en Espagne et cousine par alliance de M6 en France) et c’est maintenant le programme le plus ancien et le plus regardé de la chaîne. Son record historique d’audience a été atteint les 25 et 26 mai 2015.

Du lundi au jeudi à 21h30, après le JT normal de sa chaîne, un journaliste-comédien-humoriste multitalent surnommé El Gran Wyoming, 60 ans, prend l’antenne pour environ une heure en annonçant son programme : « Vous connaissez déjà les infos, nous allons maintenant vous dire la vérité. » Puis la mécanique se met en route : une jolie journaliste, Sandra Sabates, lit les informations du jour, sérieusement, largement sous la forme d’une revue de presse puisqu’il s’agit aussi de décrypter le traitement médiatique de l’actualité. 

Après chaque brève « Wyo » livre son commentaire, qui suscite les rires du public en studio, et le sourire de Sandra. Il parle plus qu’il ne montre d’images : Wyo est l’éditorialiste politique numéro un du pays. Ses détracteurs, des commentateurs conservateurs qui pullulent dans les talk-shows espagnols, le tiennent pour un gauchiste cocaïnomane.

Harceler les politiques

Pour approfondir certains sujets il est épaulé par des reporters, notamment « Gonzo », qui se livre à l’exercice désormais classique de harceler sur le terrain des politiques qui ne souhaitent pas répondre. Le programme est aussi rythmé par des « intermèdes » en images, qui détournent ou moquent les mimiques des politiques à la télé. Bien sûr l’émission fait son miel des affaires de corruption qui agitent le pays depuis plusieurs années et une de ses têtes de Turc est précisément la rivale conservatrice de Podemos à Madrid. Sa déroute aux élections coïncide avec le couronnement du « Grand Wyoming ».

Le succès d’El intermedio est aussi celui du positionnement de LaSexta, qui aligne sur sa grille aux meilleurs horaires plusieurs magazines et talks-shows à succès dont l'ambition est de traiter l’actualité « autrement », c’est-à-dire dans l’air du temps : en se mettant à la place du téléspectateur citoyen du moment, qui veut à la fois être informé, s’indigner et rire du comportement de certains politiques.

Humiliation suprême pour les chaînes « historiques » probablement perçues comme trop institutionnelles par une partie du public, alors que LaSexta est en général une outsider, c’est sa soirée électorale qui a été la plus regardée le 24 mai. La défaite fut particulièrement cuisante pour  la chaîne publique TVE qui, soupçonnée d’être infestée de suppôts du pouvoir conservateur, semble avoir été désavouée. Le patron de TVE persistant à mépriser LaSexta, un de ses journalistes l’a alors accusé avec le style maison d’être « à la botte du PP et nostalgique du franquisme » !

Une planche de salut existe toutefois pour les journaux « classiques » : Pablo Iglesias, le leader de Podemos, détient depuis février le record de l’interview politique la plus regardée depuis dix ans. Réinvité le 26 mai dans le même journal de Telecinco il n’a toutefois pas battu son propre record.

Bertrand Villegas est cofondateur de The Wit, un site d’information professionnelle sur les programmes de télévision du monde entier lu par les principales chaînes et producteurs français et internationaux. Il révèle et analyse les tendances et spécificités des écrans étrangers qui peuvent aussi bien étonner qu’inspirer. Retrouvez sa chronique tous les semaines sur Télérama.fr.

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