Versailles : "Un château d'avant-garde fait pour abriter une sexualité débridée"

Scandale au palais de Louis XIV ! Exposée à partir du 8 juin, l'œuvre monumentale d'Anish Kapoor, assimilée au "vagin de la reine", dérange. Pour rien ?

Propos recueillis par

Le vagin de la reine, ou
Le vagin de la reine, ou "dirty corner", d'anish Kapoor dans les jardins du château de Versailles. © AFP

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kapoor ©  Capture écran/www.chateauversailles.spectacles.fr
Le canon à cire rouge installée par Anish Kapoor dans la salle du Jeu de paume. © Capture écran/www.chateauversailles.spectacles.fr

Les jardins d’André Le Nôtre retournés par une structure en acier de 10 mètres de haut, béante au milieu de la vue, décrite par son auteur comme le "vagin de la reine"… Un canon "phallique" et des "corps en bouillie" dans la salle du Jeu de paume, là où l’Assemblée nationale prêta le serment qui déclencha la Révolution française en 1789... Anish Kapoor, qui avait bouleversé le Grand Palais en 2011 avec son Léviathan , culbute la tranquillité de Versailles. Les organisateurs de l’exposition plaident le malentendu. Des esprits mal tournés projetteraient leurs angoisses sur l’art contemporain. Pourtant, ces interprétations semblent bien celles de l’artiste lui-même, qui s’en est confié au Journal du dimanche le 31 mai. Mais y a-t-il seulement matière à pousser de tels cris d’orfraie ? Comme l'affirme Michel Vergé-Franceschi, professeur d'histoire moderne à l’université de Tours, auteur d’Une histoire érotique de Versailles (avec Anna Moretti), nul sacrilège à remettre l’art le plus actuel, le plus sexuellement explicite et le plus chaotique au cœur du palais du Roi-Soleil. Explications.

Le Point : Est-ce que l’exposition d’Anish Kapoor vous choque en tant qu’historien ?

Michel Vergé-Franceschi : Pas du tout. Versailles est une création audacieuse. C’était un château d’avant-garde fait pour abriter une sexualité débridée. Il est né pour le plaisir du roi. C’était à l’origine une sorte de garçonnière. Louis XIV l’a créé en 1661 à partir de rien, ou presque, à cause de "l’embarras des maîtresses", comme le disait le duc de Saint-Simon, le fameux mémorialiste. Le roi avait 23 ans, venait de se marier un an plus tôt avec ce qu’on pourrait appeler effectivement un "vagin de la reine" : sa cousine Marie-Thérèse d’Espagne, qui ne parle pas français et qui n’est là que pour procréer, comme toute reine. Il veut cacher sa liaison avec Louise de La Vallière, 17 ans, très mince, musclée, de petits seins bien accrochés, une fille qui fait de la voltige à cheval, excellente à la chasse, en somme très sportive. Son ministre Colbert s’en offusque. Mieux aurait valu, selon lui, passer à la postérité avec une extension du Louvre, et non en créant ce "lieu de plaisir", comme l’appelle le conseiller.

Peut-on alors comparer le raffinement du Grand Siècle ou des Lumières à l’art contemporain ?

Versailles a toujours été le centre d’un art hyper-contemporain. Un peu comme dans cette exposition aujourd’hui, la première grande fête de Versailles, la fête des Plaisirs de l’île enchantée en 1664, présente des engins mobiles et des automates dernier cri. La galerie des Glaces, en 1685, c’est ce qu’on fait de plus moderne. Et Versailles a toujours été un "chaos", comme le dit Anish Kapoor, un perpétuel chantier. Louis XIV n’a jamais connu un lieu impeccable, il a vécu dans la maçonnerie et le plâtre, dans la terre accumulée comme c’est le cas dans l’exposition. Quant aux artistes qui ont défilé à la cour, des peintres Charles Le Brun ou Pierre Mignard au théâtre d’avant-garde de Molière, ils étaient ce qui se faisait de plus contemporain !

Louis XIV, sur la fin de sa vie, s’est finalement tourné vers Dieu. N’est-ce pas trahir son esprit que de célébrer ainsi le tricentenaire de sa mort ?

Louis XIV aime certes les femmes sages, mais il déteste les femmes prudes. Et même après la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, qui chasse les protestants du royaume, le roi n’est pas si dévot et pudibond que cela. Son docteur, Fagon, lui prescrit du vin de Nuits-Saint-Georges pour aider à sa virilité. Madame de Maintenon confiait qu’il l’honorait à 70 ans passés ! Après sa mort en 1715 commence une période d’immense libertinage : la Régence, une époque "où l’on fit tout, excepté pénitence", selon le mot de Voltaire. Louis XV, une fois devenu adulte, collectionne les maîtresses, de l’intrigante marquise de Pompadour à la comtesse du Barry, qui lui préparait des crêtes de coq, un aphrodisiaque. Pour qu’il n’attrape pas de maladies vénériennes, on lui sélectionnait même de jeunes filles de 14 ou 15 ans pour des aventures d’un soir ! Des pratiques qu’on considérerait aujourd’hui à la limite de la pédophilie. Certes, avec Louis XVI, incapable de consommer le mariage avec Marie-Antoinette durant les sept premières années, le château s’est rangé à la fin du XVIIIe siècle. Mais la reine était sujette à d’innombrables ragots. Et, encore une fois, ce temps de pudibonderie est l’exception plutôt que la règle.

Depuis trois siècles, la sexualité a tout de même beaucoup évolué. La cour aurait-elle jugé certaines images ou pratiques provocantes ?

Il y avait partout des seins, des sexes de Vénus et d’Apollon, des maîtresses des souverains peintes ou sculptées à l’antique. La nudité faisait partie du paysage. Le nu de Marie-Louise O’Murphy, maîtresse de Louis XV, par François Boucher, montre ses parties les plus intimes. Les bosquets de Le Nôtre étaient même surnommés les "chambres vertes", parce qu’on s’y attardait la nuit. C’était une société beaucoup plus permissive. Les enfants étaient confrontés très tôt à la sexualité, il n’y avait pas d’intimité et, dans cette société rurale, on assistait souvent à la saillie du bétail. Si Louis XIV, qui déteste les homosexuels, fait fouetter un jeune pris sur le fait, l’épouse de son frère cadet, la princesse Palatine, dit qu’on compterait sur les doigts d’une main les hommes qui n’ont pas de pratiques homosexuelles à la cour. En effet, son mari, Philippe, duc d’Orléans, "Monsieur", faisait partie d’un énorme groupe d’homosexuels, et a eu une relation de trente ans avec le chevalier de Lorraine. Madame de Maintenon même a pratiqué le triolisme avec Ninon de L’Enclos, sa professeur dans l’art d’aimer. Et dire qu’aujourd’hui nous faisons toute une histoire avec le mariage gay !

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Commentaires (23)

  • Laurentbkk

    Je ne savais pas que l'art contemporain était réservé aux bobos en réponse a Indra, de tout temps l'art évolue, les impressionnistes, encenser aujourd'hui furent pour la plupart mis au banc des artistes en leur temps, Picasso le fut tout autant dans ces périodes transitoires. Mais bon il faut aussi parfois comprendre la folie artistique pour comprendre ces œuvres.

  • indra

    Rassurée par la plupart des commentaires qui me prouvent que les gens sont encore sensibles à la mission de l'art qui est de nous faire vibrer et d'exalter la beauté. La modernité à bon dos lorsqu'il s'agit de flatter l'ego de quelques individus dépourvus de talent. Ce dont je suis persuadée, c'est que notre époque recèle encore de merveilleux artistes, mais qui n'attirent pas nos bobos avides de se démarquer par leur vacuité.

  • Laurentbkk

    C'est regrettable de ne point embrasser la modernité et de se confiner dans un passe certes glorieux mais très hypocrite.