
"Les auteurs de science-fiction ne peuvent pas prédire l’avenir. D’ailleurs, peu importe. Personne ne sait de quoi il sera fait. Les événements vraiment importants sont souvent trop bizarres pour qu’on les anticipe. Seul l’ordinaire nourrit notre imagination." Ainsi commence l’épilogue du livre de Cory Doctorow sur l’impact des données, de la vie privée et du copyright sur les auteurs et autres créateurs.
Beaucoup d’autres auteurs, comme Margaret Atwood et Ursula K. Le Guin, partagent le postulat de ce monstre de la SF, qui tient un blog sur la technologie. Pour autant, nous aurions tort de nous priver de leur imagination féconde : en nous présentant des mondes différents du nôtre, soigneusement pensés, ils tentent de nous montrer ce qui pourrait advenir.
Le Huffington Post s’est prêté à une petite expérience fantaisiste en demandant à dix auteurs de SF, de fiction spéculative, de fantasy urbaine ou de dystopie de répondre à la question suivante : que nous réservent les dix prochaines années ? Serons-nous envahis par les drones ? Allons-nous continuer à fusionner avec nos gadgets ? Les choses resteront-elles plus ou moins les mêmes ? Voici ce qu’Edan Lepucki, Jo Walton et leurs collègues nous ont répondu.
David Walton, auteur de Superposition (non traduit) :
"Dans dix ans, votre grand-mère sera peut-être la première à utiliser les nouveautés technologiques !"
"De tous les domaines qui vont probablement changer de façon radicale dans les dix ans à venir, la domotique connaîtra très certainement les avancées les plus spectaculaires. Pour la plupart d’entre nous, allumer le four grâce à notre téléphone ou avoir un robot qui nettoie le sol sert surtout à impressionner les voisins. En revanche, pour les personnes âgées et handicapées, c’est un nouveau pas vers l’indépendance."
"Les dix prochaines années verront l’avènement de l’automatisation. Imaginez un petit robot sur roues qui vient quand vous l’appelez et vous fait un topo du planning de la journée en vidéo. Une commande vocale suffit pour qu’il vérifie l’allumage des lampes, la fermeture des portes et la température du four et de l’eau. Il surveille les stocks de nourriture et passe commande quand il le faut. Il peut mettre en place des vidéos-conférences avec vos amis, ou simplement vous lire un livre. Il vous apporte vos médicaments à l’heure où vous devez les prendre, se souvient de l’endroit où vous avez posé vos lunettes et peut appeler votre famille ou votre médecin si vous avez besoin d’une intervention d’urgence."
"Et c’est pour bientôt : les gouvernements vont devoir investir dans cette technologie en raison du vieillissement de la population, et de l’allongement de l’espérance de vie. Les plus réticents à la nouveauté finiront par être conquis par la perspective de conserver leur indépendance. Dans dix ans, vos grands-parents pourraient bien être mieux équipés que vous !"

Elizabeth Bear, auteure de Karen Memory (non traduit) :
"Pour moi, la tendance qui se dessine pour la prochaine décennie (et au-delà) est porteuse d’espoir pour arriver à l’économie d’abondance. Avec une mise en commun toujours plus aisée des objets réels et virtuels, la notion de propriété individuelle perdra de son importance. Les achats groupés seront plus fréquents, favorisant le développement de la location, des coopératives, etc. Quel est l’intérêt d’acheter votre propre tondeuse à gazon si vous n’en avez besoin que quelques heures par semaine ? Il est plus rentable d’en acheter plusieurs avec vos voisins et de les utiliser à tour de rôle. Ou de vous inscrire à une entreprise de location d’outils et de louer selon vos besoins."
"C’est déjà le cas dans certaines zones urbaines, où l’on trouve des systèmes de vélos et voitures en libre-service, voire même des vêtements à louer. Je pense que l’amélioration des techniques de suivi et de partage des objets entraînera la propagation de ces programmes dans les zones rurales."
Robert Charles Wilson, auteur des Affinités :
"Je serais tenté de vous citer l’adage selon lequel la science-fiction ne prédit pas. Elle ne fait que spéculer. Mais la doctrine héraclitéenne, fondement même de ce genre littéraire, est toujours d’actualité : les choses changent constamment. C’est inéluctable. L’évolution engloutit ce qui nous est familier, le transforme en structures imprévues. Tu veux retourner te baigner dans cette rivière ? Elle n’existe plus, gamin. On a construit une route par-dessus quand il a cessé de pleuvoir."
"Qu’est-ce qui aura changé dans dix ans ? Demandons-nous d’abord ce qui commence à nous paraître daté. De mon point de vue, c’est notre discours économique et politique : nous sommes à la veille d’une catastrophe climatique mondiale, et à la merci d’une nouvelle oligarchie équipée d’un système de surveillance dont la puissance et la portée sont absolument sans précédent, et notre façon d’envisager la politique n’a rien à envier à l’époque victorienne. Nos attentes sont trop souvent déçues, notre idéalisme, frustré. Toute nouvelle idée économique ou politique (qu’elle soit bonne ou mauvaise) pourrait bien mettre le feu aux poudres."
"D’où pourrait-elle venir ? Je pense aux progrès des sciences cognitives : nous sommes à deux doigts de mieux comprendre la nature humaine, grande interrogation du siècle des Lumières. Forts de cette nouvelle connaissance, nous envisagerons notre comportement social et politique d’un autre œil. Et nous finirons par trouver le moyen de le modifier. Comment ? Je n’en ai aucune idée. Je ne suis qu’un auteur de SF ! Mais je trouve que c’est une piste intéressante à explorer."

Jeffrey Rotter, auteur de The Only Words That Are Worth Remembering (non traduit) :
"Il y a dix ans, Adam Sandler a tourné un film dans mon quartier. Pour un plan aérien, un hélicoptère est resté plusieurs heures juste au-dessus de chez moi. J’ai appelé les secours et la mairie de New York pour qu’ils le fassent dégager. Confronté à leur indifférence, j’ai dû me résoudre à monter sur le toit. Et tandis que j’agitais les bras, vêtu d’un superbe caleçon et couvert de vomi de bébé, je me suis dit : ‘Peut-être qu’un jour, je pourrai contrôler le trafic aérien par la pensée !’"
"Dix ans plus tard, ma liste de choses désagréables à contrôler par la pensée s’est considérablement allongée. Adam Sandler pourrait tourner la même scène avec un drone, et me regarder sautiller en sous-vêtements depuis son fauteuil, pendant qu’il se régalerait d’un smoothie-sandwich. Le futur est déjà là."
"Qu’est-ce qu’on verra d’autre en 2025 ? Probablement encore plus de drones, de situations humiliantes en caleçon, d’auteurs qui transforment ces moments de gêne intense en entrées au box-office. Chacun d’entre nous aura le bonheur de supplier vainement qu’on respecte sa vie privée, avec une qualité d’image inégalée. Voilà à quoi ressemblera le divertissement de demain. Et, pour une fois, c’est un film d’Adam Sandler que j’irais bien voir !"
Brenda Cooper, auteure de Edge of Dark (non traduit) :
"La santé connectée prendra toute son ampleur. En me réveillant, je donnerai à ma chienne une pâtée spécialement conçue pour elle. Il me suffira de jetter un coup d’œil à mon poignet ou à l’écran du frigo pour consulter mes paramètres personnalisés, savoir de quels compléments alimentaires j’ai besoin, et en quelle quantité. J’engloutirai le tout avec un grand verre d’eau avant le café. Ensuite, petit jogging avec la chienne, tout en surveillant notre rythme cardiaque à l’aide de mes lunettes de soleil connectées. Arrivée au parc, j’éteindrai tous les appareils et je ne penserai à rien pendant que je lance le frisbee à ma chienne. Avant de tout rallumer pour savoir s’il faut rentrer ou continuer à courir."
"Un peu plus tard, on me préviendra que des marqueurs du cancer ont été trouvés dans mon sang. Je sentirai une piqûre dans le poignet, celle de mon prélèvement sanguin. Une heure après, les résultats seront transmis à une machine pour analyse, l’affaire de quelques heures. Je tenterai d’ignorer la peur qui monte, mais j’échouerai lamentablement et je manquerai de me casser la gueule dans l’escalier qui mène à mon bureau. Je resterai calme, je respirerai lentement, on me dira que tout va bien et que je peux aller travailler. À midi, je recevrai les résultats : statistiquement, pas de raison de s’inquiéter. Ma machine médicale personnelle aura tout de même reçu l’ordre de procéder à quelques tests approfondis et de retirer deux ingrédients de mon alimentation."

Genevieve Valentine, auteure de Persona (non traduit) :
"Dans l’ensemble, New York n’a pas changé. Le niveau de l’eau a encore grimpé de 60 centimètres, mais depuis que les ours polaires ont été installés sur Roosevelt Island, le tramway pour touristes ne désemplit pas (le réseau de transports de Brooklyn ressemblera à une vraie toile d’araignée, mais les voies des hipsters sont impénétrables). Le nouveau film de la présidente des Etats-Unis vient de sortir et il a eu un tel succès qu’on n’aura probablement pas besoin d’organiser des élections cette année (si le signal radio de l’exoplanète se confirme, notre chère dirigeante rempilera sans aucun doute). Le programme d’Exode vers le Nord est un échec. Sept mille dollars pour un studio dans les hauteurs mais les gens rechignent à déménager. L’attention se porte à nouveau sur Brooklyn : ils parlent de faire un truc avec des panneaux solaires pour éviter les électrocutions. Mais les gens n’iront pas, le fleuve est bien trop déchaîné. Personne n’a réussi à nager jusqu’à la grande roue depuis deux ans. Les vagues sont trop fortes, elles vous aspirent et ne vous laissent jamais remonter. Le point positif, c’est que les quelques voitures qui ne sont pas encore submergées abritent des nids de mouettes. C’est bien, ça attire les touristes."
Ken Liu, auteur de The Grace of Kings (non traduit) :
"L’intelligence artificielle n’a plus besoin de réussir le test de Turing pour bouleverser le marché du travail. Les analyses automatiques et les générateurs d’articles rapportent gros aux groupes d’information. Après tout, une grande partie des métiers du tertiaire ne font guère plus que du recyclage de graphiques et de chiffres sans grand talent. Dès lors, il semble évident que l’automatisation prendra une place grandissante dans la création de contenus d’ici dix ans, remplaçant les hommes dans les postes de rédaction et d’analyse simples."
Le secteur des transports sera également touché, même si la plupart des particuliers continueront à conduire leur voiture pour des raisons psychologiques. En revanche, les poids lourds seront automatisés : plus sûrs, plus efficaces (une machine ne dort pas) et surtout plus rentables.
Les domaines où l’humain est indispensable (tels que le droit et la finance) seront également touchés. D’abord, les ordinateurs feront ce que nous ne pouvons pas faire : du trading automatique, des analyses guidées... Les découvertes électroniques ouvriront des portes auxquelles les juristes et analystes humains n’ont pas accès. Par la suite, les clients pourront piocher dans les compétences humaines grâce aux infrastructures et procédures automatisées. Payer un jeune avocat pour effectuer des recherches simples n’a plus d’intérêt quand, à l’autre bout du monde, on peut vous faire la même chose pour moins cher.
Mais pour l’instant, cette révolution rencontre des obstacles légaux plutôt que techniques. Jusqu’à présent, l’automatisation a toujours été limitée par la loi et les réglementations. Mais ça ne va pas durer : les groupes d’intérêt qui soutiennent cette technologie vont faire pression pour que des modifications soient appliquées. Je pense que, durant les dix prochaines années, ce sujet sera au cœur des discussions de nos parlements et tribunaux. La véritable métamorphose du marché du travail n’aura lieu qu’à la prochaine génération, quand les machines remplaceront les cerveaux."

Edan Lepucki, auteur de California :
"Malheureusement, la prochaine décennie marquera le retour des vêtements amples pour hommes et des sourcils fins (mode années 1990) pour les femmes. Du côté positif, le chignon pour homme, popularisé par les hipsters, deviendra complètement ringard, et la barbe sera réservée à ceux qui ont le menton fuyant. On arrêtera d’être obsédés par les meubles années 1950, tendance Mad Men, et les intérieurs abîmés style shabby-chic seront à nouveau tendance."
"Mais les dix ans à venir seront aussi marqués par un fossé technologique encore plus marqué. Une partie de la société deviendra de plus en plus dépendante des ordinateurs, au point d’équiper ses enfants de microprocesseurs et de s’injecter des téléphones dans les orbites. L’autre partie prônera les zones sans mobiles (inspirées des zones non-fumeurs) et le rejet total de la technologie. D’ici dix ans, on assistera à la première demande de mariage entre humain et robot, et la marijuana sera légale dans la plupart des États. L’accès à l’avortement sera de plus en plus restreint, surtout dans les États conservateurs. George Clooney se présentera à la présidence. Les sites web, obligés de payer correctement leurs auteurs, devront trouver de nouvelles sources de revenus. J’aurai un adolescent à la maison et je devrai mettre des lunettes pour lire tous les supers romans qui seront publiés. Pas la peine de me demander ce qu’il en sera de la sécheresse en Californie ou des violences policières : ma boule de cristal se voile et se fendille..."
John Birmingham, auteur de Emergence (non traduit) :
"Comme le disait Yeats, au long terme, tout se disloque. Si vous voulez parier intelligemment sur les dix prochaines années, misez sur un changement radical : l’apocalypse a toujours fait vendre, que ce soient des livres ou des tickets de cinéma, depuis la toute première Bible au remake d’Independence Day."
"La fiction populaire se shoote aux angoisses et aux obsessions de son époque. Parce que les Soviets étaient les premiers à mettre un satellite en orbite, les années 1950 croulaient sous les films d’invasion extraterrestre ! La société de consommation s’emballe-t-elle dans des proportions catastrophiques ? C’est parti pour les zombies ! Le fondement de nos angoisses actuelles, c’est la perte de contrôle, sur soi-même et le monde qui nous entoure. Ce qui explique que l’on se tourne encore plus vers les superhéros, à la recherche de ce petit frisson par procuration, celui que l’on éprouve quand on est confronté au pire."
"Pourtant, ces personnages n’ont pas vraiment réussi à passer du grand écran à la littérature. Batman, ce héros sombre, dépressif et violent, aurait toute sa place dans un roman. Hollywood peut continuer à évincer les superhéroïnes – Marvel n’a même pas mis en vente des figurines Black Widow ! – mais un auteur confirmé comme Gillian Flynn ne laissera pas les choses en l’état. Qui sait, Margaret Atwood pourrait donner un petit coup de jeune à Wonder Woman !"
"Durant la décennie à venir, il n’y aura que les superhéros pour empêcher que tout se disloque, mais les héroïnes gagneront toujours 25% de moins que leurs homologues masculins. Elles devraient se syndiquer. Voilà une idée de thème pour Marvel !"

Jo Walton, auteure du Cercle de Farthing :
"Demain fond dans une marée de pixels,
Brassé et touillé, le parfait cocktail :
Buvons et scrutons le futur irréel.
C’est long dix ans, et pourtant pas assez,
Luttes et politiques sont sitôt oubliées,
Changements subis, par le temps effacés.
Sur Terre la guerre jamais ne cessera,
L’Islande ses bancs de poissons reverra,
La mode actuelle son attrait perdra.
Aux banques les États emprunteront.
Les objets imprimés pulluleront,
Avant d’être laissés à l’abandon.
Les oracles en Grèce feront leur retour,
Une guerre se terminera en un jour,
Quand d’autres se poursuivront pour toujours.
Les délaissés font connaître leur avis.
La Chine et l’Espagne lancent le mariage gratuit.
Les États-Unis deviennent démocratie.
Plus rapide, puissant et omniprésent,
"Ordinateur" désormais vieillissant.
Un bête écran devenu choquant.
L’inattendu sera fort demandé.
Momies et termites feront crier au ciné.
La fusion froide sera presque inventée.
La vieillesse sera toujours plus distante.
A nos livres, les intrigues poignantes.
Internet apportera joie et rage ardente.
La mort résiste aux miracles des médecins,
Pourquoi ? Nous n’en savons toujours rien.
Les robots explorent les cieux sans fin.
J’userai toujours Protext pour écrire,
Vous serez célèbre, vous allez rire,
Pour le meilleur et pour le pire.
Ainsi se déroule et s’écoule la vie,
Nous ne remarquons rien, trop éblouis,
Enfin ce monde apparait, inédit.
Bien et mal, terrible et surprenant,
Dix ans de mutations et de changements :
On est sûr que rien ne restera comme avant.
Cet article, publié à l’origine sur Le Huffington Post (États-Unis), a été traduit par Maëlle Gouret pour Fast for Word.