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Enquête

Ces limiers qui traquent les fraudes boursières

Par Laurence Boisseau

Publié le 12 juin 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Ils sont juristes, avocats, magistrats, policiers ou banquiers d'origine... Avec des moyens limités, les enquêteurs de l'AMF s'efforcent de révéler au grand jour les abus et les comportements illicites, qui faussent les règles des marchés.

Patrick a vingt-neuf ans. Pour cet ancien trader dune grande banque, les rouages des salles de marché n'ont plus de secrets. Mais aujourd'hui, il est de l'autre côté du mur. Cela fait deux ans qu'il a rejoint la direction des enquêtes à l'Autorité des marchés financiers (AMF). En clair, Patrick est un des « gendarmes de la Bourse de Paris ». Son quotidien ? Traquer les manipulations de cours. Pour cela, il récupère des données traitées par les serveurs de la surveillance des marchés de l'AMF, qui lui signalent des anomalies. « Si les délits d'initié sont tapis dans l'ombre, les manipulations de cours, elles, sont noyées dans la masse. Quand on met la main sur des données, il faut trier, car il y a beaucoup de bruit sur les marchés », explique-t-il. Patrick met en lumière des comportements qui vont à l'encontre du bon fonctionnement des marchés. « Les méchants n'avancent pas nécessairement masqués, convaincus que l'éloignement géographique les protège. L'AMF est très loin de leur quotidien et de leur préoccupation. Ils agissent aussi parfois sur des valeurs peu liquides; ils pensent que le régulateur ne s'intéresse qu'aux grandes valeurs, les "blue chips", pas aux valeurs moyennes. »

Mais dans des marchés toujours plus compliqués, qui ont vu se multiplier les plates-formes de trading plus ou moins opaques, et qui ont été envahis par les algorithmes capables d'envoyer des millions d'ordres en quelques secondes, débusquer les abus est devenu plus délicat. Révéler une manipulation de cours au grand jour ne suffit pas. « Il faut ensuite convaincre le collège de l'AMF de la solidité du dossier, pour ouvrir une procédure de sanction. L'effort de pédagogie est réel. Chaque cas est nouveau. Et ce d'autant que la manipulation de cours n'est pas forcément sur les prix, mais aussi sur les volumes fictifs entrés et annulés. » A cet égard, l'affaire Kraay Trading est un cas d'école. Il y a quatre ans, cette société néerlandaise s'était vu reprocher d'avoir, pendant plus d'un an (de janvier 2007 à juin 2008), procédé à des manipulations de cours sur les titres Nexans, Nexity, Zodiac, Ubisoft et Hermès. Elle passait des ordres en rafale, qui lui avaient permis de tirer profit de décalages de cotation provoqués artificiellement. Pour mettre cette fraude à jour, les enquêteurs avaient dû éplucher à la main pas moins de 137 ordres, qui avaient été saisis en quatorze minutes. Ce qui était déjà un travail de titan. « C'était déjà beaucoup. Aujourd'hui, avec le développement du trading haute fréquence, ce serait 1 million d'ordres par jour à dépouiller, par valeur et par plate-forme », souligne Patrick. A l'époque, Kraay n'avait écopé que de 10.000 euros d'amendes...

Scruter la communication

Au total, ils sont 25 à la direction des enquêtes. En 2014, ils ont ouvert 33 enquêtes, 27 ont donné lieu à des rapports présentés au collège de l'AMF, et 10 à des procédures de sanction. Ces hommes et ces femmes qui traquent les infractions boursières sont plutôt jeunes (la moyenne d'âge ne dépasse pas les 40 ans), de toutes origines sociales ou formations. Des juristes, des avocats, des magistrats, des mathématiciens, des policiers, des banquiers... « Quand ils débarquent, c'est le début des ennuis pour les petits ou les gros malins qui ont commis des délits boursiers », résume un avocat. « De vrais roquets qui mordent et ne lâchent jamais », peste un autre. Obstinés, tenaces, ils n'ont évidemment pas bonne réputation auprès des entreprises ou de leurs avocats, qui leur reprochent de manquer de loyauté pour monter un dossier à charge, ou de ne pas assez respecter les droits de la défense. Dans l'ensemble, pourtant, rares sont les dossiers qui tombent sous des coups de procédure. Rares aussi sont les dossiers qui sont classés sans suite. 40 % des enquêtes donnent lieu à des notifications de griefs; 30 % sont transmis à d'autres autorités.

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Hélène n'a pas encore quarante ans. Comme Patrick, elle parle très vite. Son job consiste à scruter la communication des entreprises cotées pour s'assurer qu'ils délivrent une information exacte, précise et sincère. « Je cherche à obtenir un maximum de données, chez l'émetteur, les commissaires aux comptes. Chaque secteur d'activité a des spécificités différentes qu'il faut comprendre. Mais dans l'ensemble, ce sont les faits, rien que les faits », commente cette jeune femme extrêmement soignée. « Les sociétés oublient parfois qu'elles sont cotées et donc qu'elles ont des obligations vis-à-vis du public. Il faut le leur rappeler. » Certaines entreprises de petite taille, qui ont rencontré de graves difficultés avec la crise, se sont aussi faites épingler. « Nous ne sommes pas là pour juger. Mais c'est important de le mentionner, car le collège décidera si cela fait partie des circonstances atténuantes ou non. » D'autres dossiers peuvent aussi avoir une vraie valeur pédagogique vis-à-vis des autres acteurs des marchés.

Démanteler un réseau de haut niveau accusé de délits d'initiés donne du fil à retordre aux enquêteurs. « Ceux qui les commettent ont en général l'habitude d'opérer sur les marchés. Il faut réussir à trouver les connexions entre des gens qui ont tout fait pour se cacher. Avoir la preuve relève du domaine de l'impossible; alors, on raisonne par faisceaux d'indices », explique Laurent Combourieu, chef du service des enquêtes. Souvent, ce sont des gens très habiles qui ont l'habitude de boursicoter et qui prennent de très bons avocats. « Parfois, ils sont plus retors que certains grands délinquants financiers. Pour les coincer, c'est difficile », ajoute Marie, magistrate détachée, qui travaille sur les réseaux d'initiés.

En 2012, la commission des sanctions de l'AMF a infligé 6,17 millions d'euros d'amendes contre sept personnes accusées d'avoir transmis ou utilisé une information privilégiée sur des titres Net2S avant que la SSII ne soit rachetée par le britannique BT. « L'enquête a piétiné des mois durant. Elle a été finalement relancée lors d'une audition, quand un témoin a fait des liens entre plusieurs personnes, liens que nous n'avions pas réussi à mettre au jour », explique Sophie Baranger, secrétaire général adjoint de l'AMF. En 2013, autre gros dossier, lié à l'OPA de la SNCF sur Geodis. Un courtier libanais a écopé d'une amende de 14 millions d'euros, un record, pour avoir utilisé des informations privilégiées. « Au début, le Liban ne coopérait pas. Puis la coopération s'est développée; ce qui nous a permis d'aboutir », raconte Laurent Combourieu. Un peu plus tôt, dans l'affaire Sacyr en 2010, les enquêteurs de l'AMF ont démontré l'existence d'une action de concert entre le groupe de construction espagnol et trois autres actionnaires d'Eiffage, des producteurs d'agrumes. « Internet peut nous être très utile. Les gens ont une telle soif d'exister que l'on peut finalement y trouver des informations essentielles via les réseaux sociaux », ajoute Sophie Baranger.

Une affaire, pourtant, a causé un réel traumatisme aux enquêteurs : l'affaire EADS, en 2009. Après deux ans d'enquête, quatre jours d'audience - la plus longue de son histoire -17 personnes avaient été mises hors de cause à la stupeur générale par la commission des sanctions. Difficile de savoir si le dossier n'était pas assez bien ficelé, si la décision était le fruit d'un arrangement entre amis, ou si l'affaire a fait pschitt en raison de la batterie des 40 avocats, des superstars du barreau, qui ont usé de tout leur talent pour éteindre l'incendie, sous des arguments de droit. Comme l'avait soutenu Jean-Pierre Jouyet, alors président de l'institution, il y a eu pour l'AMF « un avant-EADS et un après ». L'intéressé s'était attelé immédiatement à améliorer l'efficacité de la procédure répressive, à sécuriser les enquêtes, en y affectant des moyens à la mesure de la complexité toujours plus grande des dossiers financiers. Mais les limiers de l'AMF restent moins bien lotis en termes de pouvoir qu'un officier de police judiciaire qui peut, lui, procéder à des écoutes téléphoniques ou à des filatures, là où l'enquêteur est limité aux saisines de documents ou d'ordinateurs, aux visites domiciliaires et auditions. Du coup, mettre à jour des escroqueries en bande organisée ne fait pas partie de leur quotidien, même si cela peut arriver. Les enquêteurs de l'AMF sont plutôt là comme des arbitres, pour siffler les fautes de jeu. Il revient ensuite à la commission des sanctions de décider si elle met des cartons jaunes ou rouges, selon la gravité des faits.

Pas de cumul de poursuites

Et, aujourd'hui, c'est une autre menace qui agite les enquêteurs au numéro 4 de la place de la Bourse, à Paris. Une menace qui est aussi liée aux suites de l'affaire EADS. Le 18 mars dernier, le Conseil constitutionnel a décrété que le cumul de poursuites pénales et administratives en matière boursière n'était pas conforme à la Constitution. Un véritable coup de tonnerre juridique qui a mis un terme au « procès EADS ». Terminé l'addition des poursuites et des sanctions par l'AMF et par les juridictions pénales, a décrété le conseil constitutionnel, au nom du principe « non bis in idem » : on ne juge « pas deux fois pour la même chose ». Jusqu'à présent, parquet national financier et gendarme boursier cohabitaient en parfaite harmonie. Avec l'un des deux désormais seul habilité à poursuivre les affaires boursières, ils sont condamnés à s'entendre. Et, depuis cette décision choc du 18 mars, chacun cherche à défendre son pré carré.

Les enquêteurs de l'AMF ne veulent pas se faire « piquer » leurs dossiers par le parquet. Le risque, c'est que le parquet national financier, créé il y a peu et qui a vu lui échapper de gros dossiers boursiers comme EADS, Altran et Oberthur suite à la décision du Conseil constitutionnel, ne soit en manque de dossiers boursiers et ne les préempte. Les enquêteurs savent que leur expertise est indispensable à la conduite des dossiers mais ils ne veulent pas non plus perdre leur autonomie, en se retrouvant rattachés à l'AMF, mais sous contrôle d'un juge. Ni que les affaires s'enlisent en raison des procédures interminables au pénal. Seront-ils entendus par le gouvernement ? Cela dépendra en partie de la force de persuasion du patron de l'AMF, qui a déjà fait des propositions pour ne pas perdre une once de compétence.

Les points à retenir

Les 25 « gendarmes de la Bourse de Paris » ont ouvert 33 enquêtes en 2014.

27 d'entre elles ont donné lieu à des rapports présentés au collège de l'Autorité des marchés financiers (AMF), et 10 à des procédures de sanction.

Dans des marchés toujours plus compliqués, qui ont été envahis par les algorithmes capables d'envoyer des millions d'ordres en quelques secondes, débusquer les abus est devenu plus délicat.

Laurence Boisseau

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