[Enquête initialement publiée le 28 mai 2015] Sur une petite route déserte, quelque part au milieu de la savane d’Afrique de l’Est, ce continent que nous parcourons depuis vingt ans nous paraîtra soudain lugubre et cruel. Nous finirons par ressentir l’angoisse de ces gens que l’on traque comme des animaux. Mais cela, nous ne le savons pas encore au moment où la femme sans bras nous tend l’épaule pour nous souhaiter la bienvenue. ”Ils sont arrivés de nuit, murmure-t-elle, dans les locaux d’une organisation humanitaire de Dar es Salam, [la capitale de la] Tanzanie, en Afrique de l’Est. Ils ont défoncé la porte, quatre hommes armés de machettes.”

Les parents de Mariamu Staford sont des Africains noirs, mais sa peau à elle est blanche. Ses cheveux sont blond clair, noués par une tresse jetée en arrière, et ses yeux gris animés d’un reflet bleuté. Mariamu est atteinte d’albinisme. En raison d’une anomalie génétique, son métabolisme produit très peu de mélanine, un pigment qui fonce la peau et la protège contre les rayons du soleil. Si en Europe les albinos passent inaperçus, en Afrique des histoires circulent depuis des siècles sur le compte de ces “Noirs blancs” à qui l’on prête des pouvoirs surnaturels. En Tanzanie, ils passent pour des zeru-zeru, des esprits immortels. “​C’est pour ça qu’ils nous abattent comme du bétail, poursuit Mariamu à voix basse. Ils croient que nos membres et nos organes leur apporteront richesse et félicité.”

L’albinos, un esprit immortel

Lorsque les hommes débarquent avec leurs machettes en octobre 2008 pour lui prendre ses bras, Mariamu, jeune cultivatrice de maïs de 25 ans du nord-ouest de la Tanzanie, vient de raconter une histoire à ses petits frères et sœurs pour les aider à s’endormir. C’est alors qu’elle entend un gros crac : c’est une énorme pierre qui vient de casser la porte de sa case en terre. Quatre hommes cagoulés font irruption et aveuglent Mariamu avec des lampes de poche. L’un lui lève le bras droit en l’air tandis qu’un autre lui assène des coups de machette sous l’épaule.

”Le tranchant de la lame est émoussé et il s’y reprend à plusieurs fois” halète Mariamu, comme si elle revivait cet instant. Du sang, du sang partout, il tire, mon bras cède, ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai senti la brûlure et que j’ai hurlé de douleur.”

Les frères et sœurs de Mariamu ont fui la case à toutes jambes, leurs parents se sont barricadés dans la pièce voisine. Alors qu’elle est encore consciente, la jeune femme voit les agresseurs s’attaquer à son deuxième bras. Ce n’est que lorsque les voisins se mettent à appeler, dehors, que les hommes s’enfuient avec leur butin. Son deuxième bras ne pourra pas être sauvé et devra être amputé plus tard à l’hôpital.

En Afrique de l’Est, les personnes atteintes d’albinisme craignent pour leur vie. Car, depuis le premier meurtre d’albinos signalé en Tanzanie, en 2006, la vieille croyance selon laquelle les albinos posséderaient des pouvoirs occultes dégénère et sombre dans la cruauté. S’ils se servaient jusque-là surtout de leurs cheveux, de leurs ongles et de leur urine, les marabouts fabriquent désormais aussi leurs breuvages et leurs fétiches avec des bras et des jambes, des organes, des os et des organes génitaux d’albinos.

Au Kenya, en Ouganda et au Burundi, en république démocratique du Congo et, plus au sud, au Swaziland, au Zimbabwe et en Afrique du Sud, les personnes atteintes de cette déficience pigmentaire héréditaire sont confrontées à une vague de violences. Mais le pays où ils sont le plus menacés au monde est une ancienne colonie allemande, la Tanzanie : 151 albinos y ont été agressés, mutilés ou tués entre le premier cas constaté et le mois d’août 2014, date de la dernière enquête des Nations unies. Le chiffre réel est sans doute supérieur, car un grand nombre d’attaques ne sont pas signalées. La police semble impuissante. Les crimes sont rarement élucidés. On sait peu de choses, sinon que les attaques se multiplient à l’approche des élections législatives et présidentielles. Or, en octobre prochain, les Tanzaniens sont appelés aux urnes.

Ces histoires de meurtres, de mutilations et de sorcellerie cadrent parfaitement avec le cliché d’un continent arriéré et barbare qu’aime à entretenir l’Occident. Mais qu’y a-t-il exactement derrière tout cela ? Pourquoi les attaques d’albinos se multiplient-elles ces dernières années ? Et qui sont les tueurs, qui sont les commanditaires ? Nous partons pour Mwanza, sur la rive sud du lac Victoria, à une grosse journée de voyage au nord-ouest de Dar es Salam. Avec Josephat Torner, 32 ans, lui-même albinos et défenseur des droits de sa minorité depuis des années, nous traversons des paysages de carte postale : à l’horizon, un soleil rouge flotte au-dessus de la savane. Nous ne sommes pas très loin du Serengeti, où des centaines de milliers de touristes affluent chaque année pour participer à des safaris.

Ce qu’ont vécu les albinos de cette région ces deux dernières années a tout du film d’épouvante. Le 31 janvier 2013, des hommes armés de javelots et de machettes tranchent le bras gauche d’un jeune albinos dans un village situé au sud du lac Victoria et tuent son grand-père de 95 ans qui tente de le protéger. Quelques jours plus tard seulement, dans la même région, des hommes cagoulés font irruption dans une maison où se trouve un bébé albinos de 7 mois. Les voisins chassent les agresseurs in extremis. A la même époque, une femme albinos est agressée par cinq hommes qui lui coupent le bras gauche. Un jeune albinos de 10 ans se voit également arracher un bras sur le chemin de l’école.

En août 2014, un homme est tué après avoir vainement tenté de protéger sa femme albinos contre ses agresseurs ; les assassins prennent le bras gauche de Munghu Masaga, cultivatrice de maïs de 35 ans. En août toujours, des hommes masqués s’emparent du bras droit d’une adolescente de 15 ans. En octobre, deux femmes albinos échappent de justesse à une attaque. Début décembre, des inconnus assassinent un jeune albinos et lui coupent les deux jambes. Juste après Noël 2014, une petite albinos de 4 ans est kidnappée. On n’a plus eu aucune nouvelle depuis.

Croyances ambivalentes

Le rapport des habitants d’Afrique de l’Est aux albinos est souvent ambivalent. ”Certains pensent qu’on porte bonheur, explique notre accompagnateur, Josephat, tandis que nous circulons en voiture au sud du lac Victoria. Les autres sont persuadés qu’on est une malédiction pour notre famille et tout le village.” A la naissance de Josephat, la sage-femme a conseillé à sa mère de l’empoisonner. Des voisins l’ont accusée d’avoir eu des rapports sexuels avec un tokolosh, un mauvais esprit. ”Beaucoup de gens pensent qu’on est nous-mêmes des esprits, poursuit Josephat, lui-même père de trois enfants, dont aucun ne souffre d’albinisme. Ils croient qu’on ne meurt pas mais qu’on disparaît peu à peu et qu’on finit par se dissoudre.”
Beaucoup d’hommes quittent leur femme lorsqu’elle met au monde un bébé albinos. Des enfants sont abandonnés par leurs parents, victimes de brimades ou de coups à l’école. Déjà handicapés par des problèmes de vue fréquents, les albinos manquent souvent d’instruction et peinent à trouver un métier bien payé et un conjoint.

Dans le monde, un enfant sur 20 000 naît albinos. En Tanzanie, pays du globe qui compte le plus fort taux d’albinisme, ce chiffre serait de 1 sur 1 400. Pour transm