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Chronique d'un pouvoir au bord de la crise de nerfs

Chacun pour soi, tous contre Ayrault : la compétition s'intensifie au sommet de l'Etat.

Par  (Berlin, correspondant), et

Publié le 19 décembre 2013 à 12h24, modifié le 19 décembre 2013 à 19h57

Temps de Lecture 8 min.

Jean-Marc Ayrault, avec Pierre Moscovici, Geneviève Fioraso, Fleur Pellerin et Arnaud Montebourg à Saint-Etienne, le 4 novembre.

Un premier ministre sur la corde raide, des ministres à l'affût et un président plus que jamais insondable : c'est dans un climat singulier que le gouvernement s'apprête à passer les fêtes, après le lancement de la réforme fiscale le 19 novembre par le premier ministre. « Jean-Marc Ayrault a créé une respiration, comme une chandelle au rugby après laquelle tout le monde lève la tête en l'air, dit un conseiller ministériel. Le problème, c'est quand le ballon retombe… » Voyage au cœur d'un exécutif au bord de la crise de nerfs.

  • « Où on va ? »

« Il ne faut jamais s'attaquer à la citadelle de Bercy sans être sûr et certain de la conquérir. » Le conseil est adressé au premier ministre par un élu socialiste pourtant peu soupçonnable d'accointance avec la technostructure du ministère de l'économie. Il y a à peine quatre semaines, le premier ministre lançait, seul contre tous ses ministres et en forçant la main au chef de l'Etat, sa « remise à plat » du système fiscal. Torpillée par Bercy, critiquée par plusieurs poids lourds du gouvernement, asséchée par François Hollande, la révolution fiscale rêvée par Matignon a aujourd'hui la tête sur le billot. Plus M. Ayrault répète qu'elle « ne sera pas enterrée », plus les socialistes entendent une oraison funèbre.

Dans le même temps, la mise en ligne inopportune sur le site Internet de Matignon d'un rapport sur la politique d'intégration a constitué le coup de grâce pour le premier ministre. Aussitôt, tous ceux qu'il avait humiliés ou heurtés en partant seul à l'offensive lui ont présenté l'addition. Manuel Valls, Laurent Fabius, Claude Bartolone ont publiquement fustigé l'initiative. Tous trois ont un point commun : ils s'étaient vus à Matignon, certains que le départ de M. Ayrault n'était plus qu'une question de jours.

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Entre M. Ayrault et M. Bartolone, l'ambiance est tendue. Quand le premier ministre a reçu le président de l'Assemblée nationale à Matignon dans le cadre de ses consultations sur la fiscalité, début décembre, celui-ci, opposé à cette réforme, a demandé à savoir « où on va et ce qu'on veut ». Quand M. Ayrault lui a répondu que le Parlement devra « se saisir du sujet », Claude Bartolone s'est fâché : « Si tu cherches à refiler le bébé au Parlement, c'est non ! » Des propos que l'élu de Seine-Saint-Denis a formellement démenti auprès du Monde, jeudi 19 décembre au matin.

  • La « tournée d'adieux » de M. Ayrault

Mais le premier ministre, toujours en poste, ne s'avoue pas vaincu. « Il a envie de montrer de quel bois il se chauffe », prévient un proche. « Il va continuer, c'est une tête de mule », ajoute un autre. Pas question pour M. Ayrault de se laisser fusiller l'arme au pied. Voyages en Chine puis en Algérie, signature du « pacte d'avenir pour la Bretagne », mise en place du comité interministériel pour la modernisation de la vie publique, lancement du comité de pilotage de la réforme fiscale : le conseiller d'un ministre moque une « tournée d'adieux ». Mais le premier ministre a décidé de continuer sa guerre de mouvement. Avec le soutien sans réserve du président, assure-t-il. « Nos relations sont bonnes, fluides et permanentes », assène-t-il, piqué dans son amour-propre. La question a en tout cas été jugée assez sérieuse pour que la porte-parole du gouvernement Najat Vallaud-Belkacem précise, mercredi 18 décembre, que « l'harmonie entre le président de la République et le premier ministre est totale. »

A Matignon, on en rajouterait presque dans la provocation. « Il y a peu, on était donné partant sous deux jours. Maintenant, on est donné restant pour plusieurs mois », ironise un conseiller. Et la réforme fiscale bénéficie, pour une fois, du soutien de la majorité parlementaire. M. Ayrault prend d'ailleurs soin d'en choyer toutes ses composantes, jusqu'à son aile gauche. Il s'entretient régulièrement avec son chef de courant Emmanuel Maurel, et avait prévenu la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann avant son « coup » fiscal. Les deux responsables socialistes lui ont apporté leur soutien, mardi 17 décembre.

Le premier ministre ne compte pas s'arrêter là. « Depuis le début, Ayrault trépigne, dit un conseiller. Il a toujours voulu aller beaucoup plus loin que le président », dont il dit volontiers en privé qu'il est « moins à gauche » que lui. Cette fois, les freins sont lâchés. Son entourage promet de nouvelles initiatives « fortes » à la rentrée sur la baisse des dépenses publiques ou la politique de décentralisation. Surtout, M. Ayrault plaide, comme depuis des mois, pour la formation d'un gouvernement resserré avant les municipales et les européennes. « Il y a trop de ministres, tout le monde en est conscient », glisse-t-on à Matignon.

  • Des ministres dans le coup d'après

Voilà qui n'est pas pour rassurer les membres d'une formation gouvernementale qui n'a plus d'équipe que le nom. Pendant les dix-huit premiers mois du quinquennat, celle-ci était traversée par les poussées d'individualisme de ministres inexpérimentés et brouillée par les dissonances. Mais le minimum de solidarité gouvernementale demeurait. Cette fois, celle-ci semble définitivement mise à mal. « Ayrault concentre toutes les critiques, résume un dirigeant du PS. En faisant seul la réforme fiscale, il s'est mis Bercy à dos. En se donnant de l'air, il a énervé ceux qui se verraient bien à sa place. Et en plaidant pour un gouvernement resserré, il insécurise les petits ministres. Il fait le grand chelem gouvernemental ! »

Dans l'entourage du premier ministre, on met volontiers ces humeurs sur le compte des ambitions déçues. « Le fait qu'Ayrault n'ait pas donné le sentiment d'avoir abdiqué avant l'heure a certainement suscité l'amertume », susurre-t-on. De fait, le climat s'est alourdi entre le chef du gouvernement et ses principaux ministres. Bien sûr, il y a encore Michel Sapin ou Vincent Peillon, qui le soutiennent. Mais les mauvaises langues suggèrent des arrières-pensées tactiques : il est peut-être un peu tôt, pour le premier, pour songer à lui succéder. Et le second, qui jusqu'ici n'entretenait pas les meilleures relations avec le premier ministre, pourrait être intéressé par la succession d'Harlem Désir à la tête du PS.

Pour le reste, s'il a ressoudé sa majorité parlementaire, le premier ministre s'est coupé de la plupart des poids lourds du gouvernement. Le lien avec Bercy est durablement endommagé. Après s'être tôt brouillé avec Arnaud Montebourg, Matignon ne peut plus compter sur l'affection de Bernard Cazeneuve et Pierre Moscovici. « Ce qui a été fait vis-à-vis de Bercy laisse des traces chez ceux qui ont le sentiment d'avoir été bafoués », estime un conseiller ministériel.

Vieil ami du président, Stéphane Le Foll, qui n'avait pas plaidé pour un remaniement, n'est guère plus emballé par le tour que prend la situation. Quant à Jean-Yves Le Drian, Laurent Fabius ou Manuel Valls, ils avaient préconisé un changement, et en sont pour leurs frais. Le mécontentement gagne. Les commentaires peu amènes fusent. Un ministre constate : « Les choses ne sont pas dites publiquement, mais par-derrière, ça y va… »

Sur l'échiquier gouvernemental, la tectonique des plaques a fortement évolué. « Beaucoup de ministres ont fait passer leur loi et ont le sentiment d'avoir terminé leur mission », lâche un membre du gouvernement. Malgré les différences de ligne, des ministres comme Benoît Hamon ou Aurélie Filipetti cacheraient de moins en moins leurs sympathies pour Manuel Valls. Le ministre de l'intérieur, au faîte des sondages, est désormais identifié par les proches du premier ministre comme l'adversaire numéro un au sein du gouvernement : « Manuel est un problème pour le président aussi. Valls à Matignon, c'est le départ des Verts. Et François a besoin d'une majorité non seulement pour gouverner, mais aussi pour être candidat à la présidentielle. »

  • La guerre des cabinets

A l'Elysée, les émois des uns et les ambitions des autres sont relativisés. « Depuis dix-huit mois, on commence à être habitués aux coups de chaud et aux coups de sang », tempère un conseiller du président. Il n'empêche. Les épisodes des dernières semaines ont laissé des traces. L'annonce de la réforme fiscale, d'abord. Pierre-René Lemas, le secrétaire général de l'Elysée, comme Emmanuel Macron, son adjoint chargé des dossiers économiques, ont été informés très tardivement de l'initiative de Jean-Marc Ayrault.

Au déplaisir de ne pas être associés à une décision politique majeure s'est ajouté le doute quant à l'opportunité même d'une telle annonce : « L'idée qu'on va guérir une opinion qui est à cran sur les impôts en lui parlant de fiscalité, cela me paraît baroque », confie un proche du président.

La polémique autour du rapport sur l'intégration a distendu un peu plus les liens entre les cabinets de l'Elysée et de Matignon. « Quand on a vu ça, on est tombé de notre chaise. Bien sûr que ça n'est pas Ayrault lui-même qui est en cause. Mais il y a quand même la question de l'amateurisme autour de lui qui se pose », peste un vieil ami du chef de l'Etat. Réplique d'un conseiller du premier ministre : « Le point qui est ciblé par tout le monde, c'est le fonctionnement de l'Elysée. Quel que soit le premier ministre, il y aura un problème de calage. »

Cependant, selon leurs entourages respectifs, les relations entre François Hollande et Jean-Marc Ayrault ne seraient pas altérées par ces houleuses péripéties. « François est viscéralement pudique et Jean-Marc est profondément loyal, donc bien malin qui peut dire ce qu'ils pensent au fond l'un de l'autre », explique un ministre.

Ce qui vaut pour les hommes l'est sans doute moins pour leurs équipes. A Matignon, on aime dépeindre l'Elysée comme un repaire de langues de vipères passant leurs journées à dauber sur la terre entière. A l'Elysée, on met volontiers en doute les compétences techniques et la clairvoyance politique des conseillers de Matignon. Cela ne signifie pas que le remaniement est pour demain. Mais cela n'enlève rien au constat : celui d'un dysfonctionnement croissant entre les pôles de l'exécutif.

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