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Irène Frachon : « Je crois aux mouvements de contre-lobby »

La collusion entre médecins et labos représente un réel danger, soutient la pneumologue qui a révélé le scandale du Mediator. Selon elle, la transparence est indispensable pour restaurer la confiance des citoyens envers les médicaments.

Propos recueillis par 

Publié le 27 mai 2015 à 19h35, modifié le 17 juillet 2015 à 09h01

Temps de Lecture 8 min.

La pneumologue Irène Frachon a révélé en 2009 le scandale du Mediator.

Elle est la pneumologue de Brest à l’origine des révélations sur le scandale du Mediator, un antidiabétique dont le laboratoire Servier aurait sciemment dissimulé les effets secondaires. L’affaire avait fait grand bruit en 2010 et levé le voile sur les relations troubles entre médecins, ­experts et industrie. Cinq ans après, Irène ­Frachon déplore l’absence de prise de conscience de ses confrères.

Elle est l’invitée de la table-ronde « Les lanceurs d’alerte, gardiens de la démocratie ? » organisée par Le Monde et animée par Stéphane Foucart au Palais Garnier (Grand Foyer), samedi 26 septembre, de 10 heures à 11 h 30, dans le cadre du Monde Festival.
 

On a appelé à une réforme en profondeur du système de santé après l’affaire du ­Mediator. Qu’en est-il cinq ans après  ?

Le Mediator n’a malheureusement été qu’un soubresaut et n’a qu’un tout petit peu ébranlé le système. On a dit qu’on allait réformer les banques après la chute de Lehman Brothers, la santé après le Mediator, mais rien n’a vraiment été remis en cause, car pour un vrai changement, il faut s’attaquer au monde de la finance. L’industrie pharmaceutique est surpuissante et, pour l’instant, on a beau se débattre, elle nous regarde en se marrant.

Il n’y a eu aucune prise de conscience du monde médical ?

Pour le Mediator, le milieu médical est toujours dans le déni du crime et de ses conséquences. La majorité des cardiologues, rhumatologues et diabétologues sont encore ­derrière Servier. Plus généralement, mes ­confrères pensent en toute bonne foi qu’ils peuvent collaborer avec les labos. La collaboration, c’est cette idée qu’en temps de crise, face à un puissant qui prend le pouvoir – là, c’est l’industrie –, il n’y a pas d’autre choix. Les médecins pensent qu’ainsi, ils gardent la main sur l’innovation thérapeutique. Quelle illusion ! Ils n’ont toujours pas compris que le pouvoir médical a été capté par l’industrie et ne leur appartient plus.

Comment avez-vous géré les relations avec les industriels au cours de votre carrière ?

J’apparais comme « très propre », mais je ne l’ai pas toujours été. Ma chance est d’avoir été formée, dans les années 1990, à l’hôpital Foch [à Suresnes, Hauts-de-Seine], par la professeure Isabelle Caubarrère. Dans son service, il y avait cette règle absolue : les visiteurs médicaux n’avaient pas le droit d’entrer en contact avec les étudiants ou les médecins. Il n’y avait ni petits-déjeuners ni réunions d’équipe sponsorisées par les labos. C’est elle qui les ­recevait le samedi, sur rendez-vous, point.

Vous avez, malgré tout, été approchée de près par l’industrie…

Entre 2000 et 2009, je suis même devenue une mini-KOL [key opinion leader], comme on dit, une « leader d’opinion ». Je suis spécialiste d’une maladie orpheline, l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), pour laquelle, pendant longtemps, la seule solution a été la greffe pulmonaire ou la mort. Au début des années 2000, les premiers traitements sont arrivés : des médicaments très coûteux, à unique délivrance hospitalière. Leur prescription dépendait donc des médecins experts. Comme j’étais la référente HTAP à Brest, je suis devenue l’objet de toutes leurs attentions.

Concrètement, comment cela se passait-il ?

Les labos m’ont proposé de présenter des ­topos lors de symposiums (des réunions qu’ils organisent pendant les congrès) et, un jour, je suis repartie avec un chèque de 800 euros. Mon mari, soumis dans son ­métier à des règles strictes de prévention des conflits d’intérêts, m’a aussitôt dit de le déchirer. Je me souviens très bien de ce moment, et cela m’a finalement paru évident. Si j’acceptais cet argent, j’étais liée à l’industriel. ­Depuis, je suis intervenue dans les congrès seulement s’il y avait un intérêt scientifique réel, et en refusant toute rémunération.

Vous n’avez plus jamais reçu d’argent ?

Une seule fois, lorsqu’on m’a demandé de participer à un atelier sur l’asthme. On a travaillé tout un week-end, avec une quinzaine de professeurs, dans un hôtel du sud de la France. J’ai accepté les 3 000 euros. En revanche, lorsque j’ai appris que nos travaux ­allaient être publiés dans de grandes revues, j’ai insisté pour que figure l’origine de leur ­financement. C’était primordial pour moi.

Ça ne l’était pas pour les autres participants ?

J’ai toujours été frappée par le manque de ­recul de la profession. En tant que spécialiste de la HTAP, j’ai participé à des congrès en France, à l’étranger. On se retrouvait entre confrères dans des capitales européennes, avec des conditions plus qu’agréables. Tout était pris en charge par le laboratoire : les voyages, parfois en classe affaires, les hôtels luxueux… Je n’étais pas à l’aise avec tout ça, mais ce qui m’étonnait le plus, c’était la ­décontraction absolue et l’absence totale de questionnement de mes collègues. Y compris ceux que j’adore. Je voyais des conflits d’intérêts majeurs sous mes yeux, des liens qui dépassaient le simple lien financier : des couples avec monsieur à l’Agence du médicament, madame chez Servier, lui, grand médecin, elle, cadre dans l’industrie… Le problème, c’est que le monde médical fonctionne comme ça depuis des lustres. Regardez Knock, la pièce de Jules Romains (1923) : il n’a rien d’une caricature et décrit parfaitement ce qui se passe.

Est-ce possible d’exercer en gardant ses distances avec les laboratoires ?

Aujourd’hui, en dehors des essais cliniques, je n’ai plus aucun lien avec l’industrie. Mais j’ai 50 ans, et avec les suites du Mediator, notamment la bataille pour l’indemnisation des ­victimes, j’ai du travail jusqu’à ma retraite. Pour les jeunes qui voudraient ne pas entrer dans ce système, c’est très compliqué. Si vous refusez tout contact, vous êtes tenu à l’écart du système d’apprentissage professionnel. Mais ce que les médecins ne comprennent pas, c’est que la rupture de confiance de l’opinion ­envers les médicaments – il n’y a qu’à voir le succès de la récente pétition du professeur Henri Joyeux sur les vaccins – tient de cette complicité passive du corps médical avec les laboratoires.

Quels garde-fous mettre en place ?

La transparence est essentielle et doit être totale. Tous ces liens étaient très opaques avant le Mediator. Depuis, on a fait un pas avec la publication sur Internet des avantages (voyages, repas, cadeaux) octroyés par les ­industriels aux professionnels de santé. On en aura fait un autre après le vote du projet de loi santé de Marisol Touraine[adopté en première lecture le 14 avril à l’Assemblée, il doit être examiné au Sénat], quand seront publiés les montants des conventions. On saura alors combien tel médecin touche pour siéger au conseil scientifique de tel laboratoire. Les ­associations de patients, très courtisées, doivent être soumises à la même transparence.

La transparence peut-elle tout régler ?

C’est un début. Il faut aussi avancer sur la question de l’indépendance des experts, mais quand on l’aborde, c’est toujours le même leitmotiv : un expert sans lien avec l’industrie est un expert sans intérêt. Ce n’est pas faux mais, dans ce cas, formons les experts à ­davantage d’esprit critique. Mes confrères sont loin d’être diaboliques, ils ont choisi ce métier par vocation, ils veulent faire de la bonne médecine. Cependant, dans l’immense majorité, on est encore dans la préhistoire de la conscientisation de ce qu’est un conflit d’intérêts.

Ces notions sont-elles enseignées ?

Il existe en facultés des modules sur l’éthique médicale, mais la question des conflits d’intérêts et de l’indépendance n’est pas traitée, les enseignants la balaient d’un revers de main. Cette surdité et cet aveuglement sont effrayants. La bataille pour cette prise de ­conscience est un travail de longue haleine. Tout le monde a des liens d’intérêts dans notre société, et c’est normal. Mais les médecins doivent comprendre que ces liens peuvent devenir mortels quand ils se situent entre le soignant et l’industriel. Mon espoir, c’est que cela passe par les politiques. Ils ont été ébranlés par l’affaire du Mediator, puis par l’affaire Cahuzac. Or, un politique ébranlé répond par la voie législative.

Vous étiez invitée cette année au ­festival ­Paroles de résistances, sur le plateau des ­Glières. Vous considérez-vous comme une résistante ?

Après la sortie de mon livre [Mediator 150 mg. Combien de morts ?, Dialogues, 2010], des compagnons de la Résistance m’ont appelée et parlaient d’une nouvelle génération de résistants. Je comprends ce qu’ils veulent dire, mais je ne suis pas une résistante. D’abord, parce que je suis une grande trouillarde et que si on menace mes enfants, ma famille, je me rends tout de suite. Surtout, eux sont de vrais héros. Moi, même si je n’en ai parfois pas mené large, je n’ai jamais cru que j’allais mourir. Je me suis seulement retrouvée face à des choses inacceptables qu’il fallait dénoncer.

Le terme de lanceur d’alerte est peut-être plus approprié ?

Je ne me suis pas levée un matin en me ­disant que j’allais dénoncer l’industrie pharmaceutique. J’ai en réalité simplement fait mon travail, puisque la pharmacovigilance – dénoncer les effets secondaires des médicaments – est une obligation des médecins. Le problème, c’est que beaucoup ne le font pas.

On n’est donc pas à l’abri d’une nouvelle crise sanitaire…

Non, parce que les premiers lanceurs d’alerte que devraient être les médecins ne sont pas protégés. C’est vrai pour les médicaments comme pour les dispositifs médicaux, qui sont les Mediator de demain. Les industriels envoyant leurs techniciens au bloc opératoire, industriels et chirurgiens passent leur vie ensemble. Si un chirurgien s’aperçoit que la prothèse de son copain est moins bonne que celle d’un concurrent, il ne va donc pas le dénoncer : ses « amis » le lui reprocheraient et sa vie deviendrait un enfer. Il n’y a qu’à voir ce qu’a subi un cardiologue de Marseille ­lorsqu’il a voulu, dix ans avant que n’éclate l’affaire, dénoncer des cas de valvulopathies ­associés à la prise du Mediator [En 1998, Georges Chiche avait été la cible de tentatives d’intimidation de la part du laboratoire Servier et de la mairie de Marseille].

Vous brossez un tableau bien pessimiste…

La guerre est loin d’être gagnée, mais je crois beaucoup aux mouvements de contre-lobby qui se développent. La littérature scientifique s’enrichit aussi, et les citoyens collaborent de plus en plus. C’est d’ailleurs le ­collectif ­Regards citoyens qui a analysé la base de données publique Transparence-Santé. Et les ­recours collectifs en justice (les class actions) devraient bientôt voir le jour en France.

Irène Frachon est invitée au Monde Festival et participera à la table ronde « Les lanceurs d'alerte, gardiens de la démocratie ? » animée par Stéphane Foucart dans le Grand Foyer du Palais Garnier, à Paris, samedi 26 septembre, à 12 heures.

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