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Twitter, vol au-dessus d'un nid de vautours

Le départ de son PDG Dick Costolo n'est que le nouvel épisode d'une longue suite de conflits à la direction de Twitter. L'avenir du service, qui a révolutionné la manière de communiquer et de s'informer, reste incertain.

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Par Nicolas Rauline, Elsa Conesa

Publié le 19 juin 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Cela faisait longtemps que Dick Costolo n'avait pas autant tweeté. Sur la finale de la NBA, sur Game of Thrones, et même sur les produits de Twitter. Comme si son départ fracassant, la semaine dernière, du poste de PDG de la société californienne l'avait libéré. Fatigué, usé par les rumeurs et les pressions des derniers mois, cet ancien comédien, au brillant parcours dans la Silicon Valley (Andersen Consulting, FeedBurner, Google...), a préféré jeter l'éponge, souhaitant un « bon retour » à son successeur, le cofondateur Jack Dorsey.

C'est que, depuis dix ans, Twitter s'est illustré autant en révolutionnant la manière de communiquer et de s'informer dans le monde que par les guerres et trahisons qui ont déchiré son management au plus haut niveau. Le tout sur fond d'incapacité à rentabiliser un concept qui a pourtant fait ses preuves avec plus de 300 millions d'utilisateurs à travers le monde, un rôle déterminant dans les révolutions arabes, dans la communication politique en général et dans la relation entre les célébrités et leur public en particulier.

La démission de Dick Costolo n'est en réalité que le nouvel épisode d'une longue suite de départs brutaux, fruits d'intrigues et de guerres fratricides qu'on croirait inspirées d'une pièce de Shakespeare. Il faut dire que la société n'est pas vraiment née dans la sérénité. L'histoire remonte déjà à plus de dix ans. Le hasard a réuni quatre jeunes gens dans un même projet, Odeo, une start-up alors spécialisée dans les podcasts. Evan Williams, un fils de fermiers du Nebraska, et Biz Stone, pur produit de la côte est, qui se sont rencontrés chez Google alors que le premier venait de vendre Blogger, sa plate-forme de blogs, au moteur de recherche. Dans la petite bande il y a aussi Jack Dorsey, un ingénieur effacé qui se cherche, au look punk avec ses dreadlocks et ses piercings. Il vient de quitter son Missouri natal pour tenter sa chance en Californie. Et enfin Noah Glass, l'un des développeurs les plus doués de sa génération.

Un fondateur oublié

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Le succès n'est pas tout de suite au rendez-vous. Odeo ne trouve pas son public, la société doit licencier, alors que Jack Dorsey et Noah Glass planchent sur un nouveau service, Twitter. L'idée est simple : il doit permettre à chacun de raconter ce qu'il est en train de faire, en 160 caractères (ramenés ensuite à 140...). Les deux larrons émettent même l'idée de quitter Odeo. Ils ne le feront pas et Twitter prendra finalement le dessus, gagnant peu à peu une belle notoriété dans la Silicon Valley. Non sans quelques accrocs en interne... Noah Glass, qui est directement à l'origine du projet, traverse une période difficile. Ses amis ont passé sur le fait que, lors d'une fête un peu trop arrosée avec le gotha des journalistes et blogueurs tech californiens quelques mois plus tôt, il ait annoncé prématurément le lancement du service. Mais ils ne lui pardonneront pas ses colères à répétition et sa paranoïa. Il est exfiltré en douceur, effacé de tous les registres et de la liste des fondateurs.

Le deuxième incident ne tardera pas. Il intervient à l'été 2008. Le succès de Twitter grandissant, les ego de Jack Dorsey et Ev Williams ont de plus en plus de mal à cohabiter. Ils se sont partagé les tâches : au premier le poste de directeur général, au second celui de président exécutif. Jack Dorsey commence à attirer la lumière, mais chacun avance ses pions, plaçant des proches aux postes clefs. Ev Williams, qui a largement financé la société à ses débuts, reproche à Jack Dorsey de ne pas réagir aux problèmes techniques auxquels le service est confronté. Il s'en ouvre à quelques membres du conseil d'administration, comme Fred Wilson, de Union Square Ventures, et Bijan Sabet, de Spark Capital, les fonds d'investissement qui ont accompagné la société. Un ultimatum est lancé à Dorsey mais le board n'ira même pas au bout et le débarque sans ménagement. Dorsey, qui parlera plus tard de l'événement comme d'un « coup de poing à l'estomac », pour paraphraser Steve Jobs quand il avait été viré d'Apple, en gardera une haine farouche contre Williams. Mais il aura bientôt sa revanche...

La scène, racontée par le journaliste du « New York Times » Nick Bilton dans son livre-enquête sur Twitter (« Hatching Twitter », Nick Bilton, Hachette UK, 303 pages), résume toutes les rancoeurs accumulées entre les associés devenus frères ennemis. Elle se passe le 4 octobre 2010, au siège de Twitter, à San Francisco. « Sors d'ici, je crois que je vais vomir ! » Le cri sort du bureau du patron, Ev Williams, tout le monde l'a entendu. Ce dernier a voulu mettre en garde son interlocuteur, littéralement. Et pour cause : au milieu de la conversation, il vient de recevoir un e-mail l'informant qu'il était mis à la porte, sans ménagement. Dans l'émotion, il a tout juste eu le temps d'attraper la poubelle, dans le coin de son bureau... Depuis plusieurs semaines se tramaient des négociations dans son dos. Dorsey, qui avait conservé un poste au conseil d'administration, s'était à son tour rapproché de Fred Wilson, Bijan Sabet et Peter Fenton (de Benchmark Capital), de plus en plus impatients face à l'absence de revenus de la société. Le couperet tombe bientôt : Ev Williams est remercié, son ami Biz Stone le suivra de peu. Le poste de PDG échoira finalement à Dick Costolo, recruté quelques mois plus tôt par son ami... Ev Williams. Qu'il acceptera de remplacer sur-le-champ.

Changement de dimension

Près de cinq ans plus tard, le voilà remercié à son tour, tenu de céder sa place à... Jack Dorsey ! Les circonstances de ce remaniement restent encore à éclaircir, même si les performances décevantes de l'entreprise pourraient suffire à l'expliquer. Avant lui, l'entreprise avait subi une vague inédite de départs de dirigeants de haut niveau - pas moins de six ont claqué la porte entre juin et septembre l'an dernier -, révélant des dysfonctionnements internes. « Un modèle économique problématique avec un management qui tient la route, cela aurait pu fonctionner, analyse Blau Brian, chez Gartner. Le problème, c'est quand aucun des deux paramètres ne fonctionne de façon rationnelle. Là, ça devient ingérable. » Alors, la malédiction des frères ennemis a-t-elle encore frappé ? Pas seulement.

Le bilan de Costolo est honorable : depuis 2010, la société a franchi un cap, quittant ses habits de start-up un peu brouillonne pour s'introduire en Bourse, où elle pèse désormais 22 milliards de dollars. Twitter a en outre ouvert des bureaux partout dans le monde, généré 1,4 milliard de dollars de chiffre d'affaires l'an dernier et a parfaitement géré sa transition vers le mobile. Mais le fait est que Twitter n'enflamme plus les marchés. Depuis quelques mois, l'entreprise fait l'objet de critiques récurrentes, ciblant souvent son dirigeant, mais pas seulement. Son modèle économique ne génère pas assez de revenus et les perspectives de croissance n'ont rien d'enthousiasmant.

Le problème ? Twitter ne séduit plus. Du moins plus autant qu'avant, et plus assez par rapport aux concurrents Pinterest, Instagram et surtout Facebook, qui a cinq fois plus d'utilisateurs. Pourquoi ? Le fil ininterrompu de tweets délivre trop d'informations, mal ciblées, et n'offre pas assez de services annexes. « En gros, ce que vous trouvez sur Twitter c'est de l'information, c'est-à-dire ce que vous trouvez déjà partout ailleurs », pointe Rick Summers, analyste chez Morning Star. Les utilisateurs seraient découragés par l'excès de contenu et l'absence d'outils pour l'endiguer. « La meilleure façon de consulter Twitter, c'est ailleurs que sur Twitter », résume ainsi un chroniqueur du « Wall Street Journal ». Au point que des applications spécifiques comme Nuzzel sont désormais utilisées comme des filtres. Twitter, dont le management est réticent face au changement, a bien fait un geste la semaine dernière, en annonçant que les messages privés pourraient désormais dépasser les sacro-saints 140 signes. Mais pas de quoi révolutionner l'histoire des réseaux sociaux.

Surtout, les revenus publicitaires - le nerf de la guerre - ne sont pas à la hauteur des promesses. Twitter a, certes, une excuse. « Sur le terrain des revenus publicitaires, Twitter se bat avec des mastodontes comme Google et Facebook », remarquent les analystes de Morningstar dans une note. Mais avec une population d'utilisateurs qui marque le pas, le cercle vicieux a de quoi inquiéter. D'autant que la société n'a encore jamais généré de profits.

De l'avis général, l'avenir de Twitter est désormais très incertain. Le retour de Jack Dorsey ne convainc pas, même si ce dernier entretient sa légende d'homme providentiel et si, selon la société, il est toujours resté impliqué dans la vie de Twitter. « Son track record est discutable en matière de gestion des hommes et des organisations, poursuit pudiquement Rick Summers. Et il n'a jamais géré une entreprise de la taille de Twitter. Je ne le vois pas rester sur le long terme. » Les marchés ont par ailleurs peu apprécié qu'il endosse la stratégie contestée de son prédécesseur dès son arrivée. Plusieurs actionnaires et analystes espèrent ouvertement une OPA, une hypothèse que l'entreprise elle-même a promis de regarder « de très près ». Du jamais-vu. Dans cette phase délicate, Twitter n'est évidemment pas à l'abri de nouveaux règlements de compte en interne, surtout avec l'un de ses fondateurs de retour dans le poulailler. Si les relations au sein de la société ont été pacifiées ces dernières années avec les départs d'Ev Williams et de Jack Dorsey, la bataille des ego n'est jamais très loin. Et les prochains conseils d'administration risquent d'être animés. « Sur les huit membres du conseil d'administration, on comptera désormais trois anciens patrons de Twitter. La situation n'est pas tenable », ajoute Nick Bilton.

L'entreprise a promis de lancer un processus de recrutement pour trouver son prochain dirigeant. Mais qui ? Un candidat externe, comme l'espèrent les investisseurs ? Adam Bain, l'actuel responsable des revenus et des partenariats, étoile montante que l'entreprise met volontiers en avant ? Anthony Noto, le financier, transfuge de Goldman Sachs et chouchou des marchés ? Ou bien... Jack Dorsey, dont l'intérim pourrait bien se prolonger, à en croire certains. « Sa décision de revenir est surprenante car jusqu'ici, il se consacrait complètement à Square (son autre entreprise), juge Nick Bilton. Mais il considère Twitter comme son bébé. Et le board pourrait bien ne pas avoir d'autre choix. »

Les points à retenir

En dix ans, Twitter et ses 300 millions d'utilisateurs à travers le monde ont radicalement transformé la communication sociale, médiatique et politique.

Mais derrière cette incroyable ascension, l'histoire de la société n'est qu'une longue suite de trahisons et de claquements de portes, sur fond de guerres fratricides.

Dernier rebondissement en date : le départ du PDG Dick Costolo, qui peut pourtant s'enorgueillir d'un parcours boursier honorable et d'une transition réussie vers le mobile.

La suite est loin d'être écrite, car beaucoup commencent à critiquer un modèle économique ne générant pas assez de revenus, et les perspectives de croissance de Twitter n'ont rien d'enthousiasmant.

Elsa Conesa econesa@lesechos.fr Bureau de New York et Nicolas Rauline

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