Cela a été dit ici et ailleurs, les dégradations à la peinture jaune dont fut victime l'œuvre Dirty Corner d'Anish Kapoor, exposée dans les jardins du château de Versailles, s'inscrivent dans une lignée d'actes violents perpétrés à l'endroit d'oeuvres d'art contemporain dont la France, si elle n'en détient pas l'exclusivité, commence à prendre la sinistre habitude. Outre l'autre exemple récent le plus évident en la matière - soit les agressions perpétrées sur la personne de Paul McCarthy puis sur son œuvre Tree, lorsque ce sapin identifié par ses détracteurs comme un plug anal fut érigé l'an dernier place de la Concorde -, les actions attentatoires à la liberté et aux droits des artistes paraissent se multiplier dans notre pays ces dernières années, qu'ils émanent d'extrémistes, d'anonymes plus ou moins ingénus, d'artistes ou même de la puissance publique.
1993, Nîmes : l’homme qui pissa sur l’urinoir de Duchamp
Pierre Pinoncelli, «artiste comportemental», se réclame du dadaïsme. Les musées, eux, ont plutôt tendance à le ranger dans la catégorie des vandales. En mai 1993, lors de l’inauguration du Carré d’art, à Nîmes, l’artiste se soulage dans l’urinoir de Duchamp. Puis il le casse à coups de marteau. Pour lui, il s’agit d’un geste artistique ; c’est surtout le début d’une longue histoire judiciaire. Il est condamné en 1998 à un mois de prison avec sursis et 286 000 francs de dommages et intérêts. Il récidive en 2006 à Beaubourg, en attaquant au marteau ce même urinoir, figurant cette fois dans l’exposition Dada. Il est condamné, en première instance, à trois mois de prison avec sursis et 214 000 euros de dommages et intérêts ; et en appel, à trois mois de prison avec sursis.
Dans ce documentaire qui raconte l'histoire de Pinoncelli, et montre que sa démarche divise, au sein même de son milieu, l'avocate Agnès Tricoire, spécialisée dans la propriété intellectuelle, observe : «Duchamp n'a jamais cassé l'œuvre de quelqu'un d'autre pour être connu ; je ne connais pas d'artistes qui se soient servis comme ça de la destruction volontaire de l'œuvre d'un autre artiste pour être connu.»
2007, Avignon : une amatrice d’art trop aimante
Consternation à la Collection Yvon Lambert à Avignon : le 19 juillet 2007, une jeune femme de nationalité cambodgienne, Rindy Sam, dépose ses lèvres peintes de rouge sur une toile de l’américain Cy Twombly, venant ainsi en altérer l’immaculée blancheur. S’ensuit la réaction «horrifiée» de l’artiste et de son galeriste, qui intentent un procès à l’impudente amatrice d’art. Devant le tribunal correctionnel de Nîmes, celle-ci argue pour sa défense qu’elle a
«juste un bisou»,
qu’il s’agissait d’
«un geste d’amour»
: «
Quand je l’ai embrassé, je n’ai pas réfléchi, je pensais que l’artiste, il aurait compris…»
Et il est vrai que son geste, à l’inverse de l’ordinaire haineux des actes de vandalisme dont l’art contemporain peut faire l’objet, soulevait plus d’un questionnement intéressant. La justice en aura jugé autrement : deux ans après les faits, Rindy Sam se voyait condamner à 18 840 euros de dommages et intérêts, afin de financer la réparation de l’œuvre.
2011, Avignon (bis) : les bigots pisse-vinaigre
Toujours à la Collection Yvon Lambert, lieu d’art décidément bien mal famé d’Avignon, l’œuvre
Piss Christ,
du photographe new-yorkais Andres Serrano suscite des crispations abondamment avivées par le clergé local, l’archevêque du Vaucluse, M
gr
Jean-Pierre Cattenoz, ayant lui-même exhorté au retrait de cette
«ordure»
. L’objet de son exaspération se trouve être une très belle photo couleur d’or et de sang d’une représentation du Christ en croix dont les reliefs filtrent au travers d’un bain d’urine. Le 17 avril, au sortir de la messe et au lendemain d’une manifestation d’intégristes à laquelle s’était associée le FN, quatre individus pénètrent l’exposition
Je crois aux miracles
après s’être dûment acquittés du prix d’entrée, fondent vers les combles où l’œuvre qui fâche se trouve accrochée, brutalisent un gardien et s’attaquent à coups de marteau et de tournevis à plusieurs pièces exposées :
Piss Christ
, donc, mais aussi
Churches
, le très innocent portrait d’une religieuse méditant dans l’église Sainte-Clotilde. A
Libération
, Serrano se dira choqué que son œuvre, réalisée dans les années 80, soit la cible d’un tel assaut contre la liberté artistique,
(même s’il faut rappeler que des faits comparables s’étaient déjà produits à l’endroit de
Piss Christ
, en Australie, en 1997)
.
2014, Moselle : la fontaine municipale repeinte en bleu schtroumpf
Le 21 juillet 2014,
Source de vie
, une fontaine créée par l’artiste Alain Mila et installée depuis 2001 dans le centre-ville d’Hayange, en Moselle, est repeinte en bleu de type schtroumpf par la municipalité, devenue frontiste depuis les dernières municipales. Le maire de la ville, Fabien Engelmann, qui semble confondre œuvre d’art et mobilier urbain, se justifie d’un
«tout le monde la trouve affreuse, cette fontaine»
et explique à la presse qu’ils ont trouvé là un moyen idéal pour recycler la fin d’un pot de peinture. D’ailleurs, il ne comprend pas
«qu’on fasse tout un pataquès»
pour une œuvre, selon lui,
«dont on peine à appeler ça de l’art».
Argument ultime : le gris de l’acier de la sculpture - qui, selon l’artiste, représente le passé minier de la Lorraine - est
«assez lugubre, sinistre».
Il a même proposé à Alain Mila de racheter sa propre sculpture moyennant le prix d’achat lors de son érection, en 2001 : 9 000 euros. En mai de la même année, le conseil général de la Vendée (UMP) s’était lui aussi débarrassé d’une colonne de l’artiste vénézuélien Carlos Cruz-Diez, en invoquant des raisons de sécurité. Pas de peinture bleue, cette fois :
[ la colonne est partie directement à la déchetterie. ]
Puisqu'une piqûre de rappel sur le droit d'auteur n'a jamais fait de mal, signalons que selon le code de la propriété intellectuelle, «l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre». L'histoire n'est en tous les cas pas terminée : Alain Mila a réclamé, en février 2015, 10 000 euros pour préjudice moral à la municipalité FN.