La forteresse de Sacsayhuaman, près de Cuzco
Inca fort at Sacsayhuaman, Cusco, Peru --- Image by © 2/Jeremy Woodhouse/Ocean/Corbis

La forteresse de Sacsayhuaman, près de Cuzco, vestige à la puissance sidérante. C'est ici que s'est joué l'un des derniers épisodes de la conquête du Pérou, en 1536.

J. WOODHOUSE/OCEAN/CORBIS

Une épaisse couche de givre recouvre le hublot. L'horizon est un peu flou mais le spectacle, déjà saisissant. En contrebas, des sommets escarpés percent les nuages. Au loin, des prismes de glace scintillent au soleil. A 6 heures du matin, l'avion entame sa descente vers Cajamarca, une ville de 200 000 habitants nichée sur un flanc de la cordillère des Andes, à plus de 2 700 mètres d'altitude. Et c'est ici que le vrai voyage commence. L'Express est parti sur les traces de l'une des plus grandes épopées de l'humanité : la conquête du Pérou.

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Cette histoire est digne d'un roman de Joseph Conrad. On peut s'étonner qu'elle ne fût encore jamais portée à l'écran, tant elle regorge de rebondissements, d'émerveillements, d'incompréhension et de folie meurtrière. Elle a pour personnages un aventurier espagnol, Francisco Pizarro, une poignée de mercenaires assoiffés d'or, mais également l'homme le plus puissant des Amériques, l'empereur Atahualpa, et son peuple, les Incas. Le musée du Quai Branly lui consacre une exposition dans laquelle les peintures, sculptures et documents rares retracent les vingt années où le plus grand empire précolombien a été balayé de la carte.

"Le plus grand choc de cultures"

Un soleil rouge illumine la plaza de Armas (place d'Armes), le centre-ville de Cajamarca. Les cloches d'une imposante cathédrale retentissent. Sept coups. Déjà, des enfants mal fagotés se hâtent vers l'école. Dans les ruelles adjacentes, des lamas déambulent la tête haute avec une suffisance déconcertante. Il règne une douce quiétude, en fort contraste avec la violence des événements qui se sont déroulés ici il y a cinq siècles. "Voilà où a eu lieu le plus grand choc de cultures", annonce Edwin Raul Greenwich Centeno, le guide. Et c'est peu dire. Retour en arrière.

La Capture d’Atahualpa (vers 1920-1927), par Juan Lepiani.

La Capture d'Atahualpa (vers 1920-1927), par Juan Lepiani. L'empereur inca fut fait prisonnier par Francisco Pizarro en 1532, puis exécuté un an plus tard.

© / MUSEO DEL ARTE

En 1522, une rumeur enfièvre Panama, la place forte des conquistadors aux Amériques. Il existerait, plus au sud, un immense royaume regorgeant d'or et dominé par un empereur, Atahualpa. Francisco Pizarro, un analphabète d'une cinquantaine d'années, a déjà tenté deux fois de s'y rendre. Mais l'Espagnol est déterminé. Le 16 novembre 1532, accompagné de 168 hommes, il arrive enfin aux portes de Cajamarca, à moins d'une lieue de l'endroit où séjourne l'empereur.

Plus de 80 000 guerriers incas, parés de tuniques aux couleurs vives, sont là. Plus loin trône Atahualpa, parfaitement impassible. Les deux camps se font face, terrifiés. Les Incas découvrent pour la première fois des hommes blancs, étrangement barbus. Ils sont éblouis par les armures des conquistadors et sidérés par leurs chevaux, des animaux qu'ils découvrent. Pizarro fend la foule et capture Atahualpa.

Les Incas sont tétanisés. Les cavaliers espagnols profitent de leur stupéfaction et donnent l'assaut. Quelques heures plus tard, des centaines de cadavres jonchent la place. C'est un véritable massacre. Cinq siècles plus tard, en cette douce matinée de printemps, Cajamarca est de nouveau en deuil; frappante coïncidence. A deux pas de la plaza de Armas, six hommes en smoking portent un grand cercueil en acajou. Leur regard noir fixe le macadam.

460 hectares de ruines, 17 pyramides, des temples...

Le sanglot des femmes est assourdi par le tintamarre d'une fanfare qui les suit. "Un grand homme vient de mourir", chuchote un passant. On n'en saura pas plus. Au croisement de deux rues, le cortège s'arrête. Instantanément, tous les regards se tournent vers un étrange bâtiment. Son architecture rudimentaire contraste avec le style colonial de la ville. "La prison d'Atahualpa", indique un écriteau. Il s'agit d'une pièce de 8mètres de longueur et de 5 de largeur. Rien de plus. Le cortège marque une pause et continue sa route. Aujourd'hui, la prison où fut incarcéré l'empereur inca impressionne encore autant les Péruviens.

En 1532, les chroniqueurs mandatés par la Couronne espagnole pour relater l'histoire de la conquête du Pérou suivent de près le sort de l'Inca déchu. Enfermé dans sa prison, Atahualpa est entouré de ses femmes, de proches et de ses généraux. Mais l'homme le plus redoutable d'Amérique du Sud a peur. En échange de sa liberté, il promet de remplir d'or la pièce où il se trouve et indique à ses geôliers où de telles richesses abondent. A Pachacamac. Cap sur la côte Pacifique.

Un soleil de plomb, 40 degrés à l'ombre, pas un nuage à l'horizon. Le désert. Immense. Sublime. Situé entre la cordillère des Andes et l'océan Pacifique, à seulement 30 kilomètres de la capitale, Lima, le site de Pachacamac, particulièrement hostile, contraste avec la douceur de vivre qui règne sur les hauts plateaux de Cajamarca. Et pourtant, c'est ici que l'on trouve l'un des plus grands vestiges de cette civilisation précolombienne : 460 hectares de ruines, 17 pyramides, plus 30 bâtiments administratifs et commerciaux, des temples, des kilomètres de murailles... à perte de vue.

Sur le point culminant : le temple du Soleil, une enceinte sacrée, jadis recouverte d'or, où les Incas pratiquaient des sacrifices humains. "Nous n'avons fouillé que 5% du site", pointe une archéologue péruvienne avec un soupçon de fierté. Pourtant, la partie émergée de cet iceberg de sable donne déjà une idée saisissante de la toute-puissance des Incas.

En six mois, les Espagnols s'emparent des richesses du site

Les envahisseurs espagnols qui arrivent ici pour piller l'or ignorent tout du lieu où ils se trouvent. Ils ne savent pas que le site de Pachacamac a été fondé en 200 après Jésus-Christ, avant d'être pris aux Yshma par les Incas au XVe siècle. Ils ignorent qu'ils ont affaire à un peuple au moins aussi impérialiste qu'eux, ayant soumis par la force plus de 8 millions d'individus sur un territoire de 4000 kilomètres de longueur. Ils ne se doutent pas que les Incas n'accordent aucune valeur marchande à l'or.

Lama en or (1450-1532).

Lama en or (1450-1532). Ce type de figurine était déposé dans des sanctuaires ou dans des sites naturels sacrés.

© / T. OLLIVIER, M. URTADO/MUSÉE DU QUAI BRANLY

Mais qu'importe, les Espagnols sont là pour le butin. De sa prison, Atahualpa ordonne à ses hommes de les accueillir avec tous les honneurs. Il faut six mois aux Espagnols pour accumuler les richesses du site et les rapporter à Cajamarca. Plus tard, les chroniqueurs de l'expédition évoqueront "les sentiments nauséeux" des conquistadors provoqués par ces montagnes de trésors.

A 3700 mètres d'altitude, l'oxygène se fait rare. Et la vision sujette aux hallucinations. "Non, vous ne rêvez pas, la ville de Cuzco a bien la forme d'un puma, l'animal sacré des Incas", explique le guide. Sur les hauts plateaux qui dominent la ville, le "nombril du monde", se trouvent les vestiges de la forteresse de Sacsayhuaman. La puissance qui transparaît de cette place forte inca est sidérante.

D'immenses monolithes, parfaitement encastrés les uns dans les autres, ont résisté aux séismes, à l'invasion espagnole, à l'usure du temps. Le guide est d'ailleurs incapable d'expliquer comment ces pierres de 350 tonnes ont été acheminées en ces lieux. Mais l'Histoire reprend le pas sur l'énigme architecturale : c'est ici, dans cette citadelle, que s'est joué l'un des derniers épisodes de la conquête du Pérou.

La fin de l'empire inca

1536. Les conquistadors ont exécuté Atahualpa et l'ont remplacé par un empereur fantoche, Manco Inca. Mais à la stupeur qui habitait les Incas à l'arrivée des envahisseurs a succédé un profond sentiment de révolte. Au début d'avril, 10 000 guerriers tentent de reprendre Cuzco. Des montagnes, ils incendient les lieux avec des flèches enflammées, mais ne parviennent qu'à réinvestir leur forteresse de Sacsayhuaman. Le clan Pizarro, excédé, part de Cuzco, et donne l'assaut contre la citadelle avec 100 cavaliers.

Les combats durent plusieurs jours. Vaincus par la faim et la soif, les Incas finissent par céder, sonnant ainsi le glas de leur révolte et la fin de leur empire. Une atmosphère désagréable règne dans la cathédrale. Et la sentence tombe : "Trois coups d'épée dans le thorax, deux autres dans l'épaule, la carotide sectionnée."

Edwin Raul Greenwich Centeno énumère mécaniquement les blessures qui entraînèrent la mort du conquistador en 1541, dans la cathédrale Saint-Jean, à Lima, où se trouve aujourd'hui sa dépouille. Ironie du sort, l'Espagnol n'a pas été tué par un Inca, mais assassiné par les siens : des compatriotes avides de pouvoir et de fortune.

Quelques années plus tard, la Couronne d'Espagne prend pleinement possession de sa nouvelle colonie, mettant un terme à cette folle expédition. Les cloches retentissent. Midi. Une messe va bientôt commencer. Péruviens, descendants d'Espagnols et touristes se pressent dans la nef. Il est temps de pleurer les morts. En silence.

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