Ce 9 juin les “hommes en noir” de l'État islamique ont pris position sur le rivage des Syrtes. Ils “tiennent” la ville libyenne. Ce 22 juin, l’Union européenne a lancé en Méditerranée une mission navale militaire de surveillance et d’information sur le trafic de migrants. C’est le préalable à l’usage de la force pour neutraliser les “bateaux mères” qui partent des côtes libyennes. Mais il n’y a plus d’État libyen pour donner le feu vert juridique, et le Conseil de sécurité de l’ONU ne sera pas unanime. Alors les Européens vont afficher leur impuissance. Pendant ce temps, l'État islamique (EI) s’organise et s’étend. Seuls les Kurdes arrivent à stopper les djihadistes autour de leur pré carré. Même Damas pourrait à plus ou moins longue échéance tomber sous la loi de la charia. Celle de l’EI ou celle de l’Armée de la conquête liée à l’Arabie saoudite. Il devient urgent de repenser la stratégie occidentale dans tout le Moyen-Orient. Ne serait-ce que pour donner à la coalition internationale censée lutter contre l’État islamique les moyens de son ambition.
par Jean-Michel Lamy
Un État émergent est né au Moyen-Orient. Nom de code : Daech, l’acronyme arabe. Nom de baptême : État islamique en Irak et au Levant. C’est comme si un tremblement de terre avait soudain réparti différemment les territoires entre les parties prenantes. À ceci près que cet État islamique gagne le terrain par les armes et par la détermination religieuse. Les anciens colonisateurs, France en tête, n’ont rien vu venir et parlent à son propos “d’égorgeurs”. Certes, mais la pire des fautes est toujours de sous-estimer l’adversaire. Surtout quand il gagne.
Les hommes en noir à Syrte
Une preuve parmi d’autres. Les “hommes en noir” de l'État Islamique (EI) contrôlent déjà sur les bords de la Méditerranée quelque 200 kilomètres de côte libyenne autour de la ville de Syrte. Au même moment, les Vingt-Huit sortent lentement de leur torpeur et annoncent une “opération européenne” en trois phases pour lutter contre les trafics liés à l’immigration à partir de la Libye.
Attention, ce lundi 22 juin ne démarre que la première : un déploiement aéronaval dédié à la seule collecte des informations sur les passeurs ! Quel décalage avec la montée accélérée des périls que pronostiquent tous les spécialistes de la région.
Au point qu’un député PS comme Gérard Bapt s’interroge à voix haute : “La solution politique, on ne la voit pas, mais la progression de l'État Islamique, on la voit. Je veux bien qu’on recherche une solution sans Bachar al-Assad, le président syrien, mais il ne faudrait pas que ce soit jusqu’au dernier Syrien et jusqu’au dernier chrétien. Chercher l’effondrement de Bachar al-Assad, c’est se retrouver dans une situation à l’irakienne”. Ces quelques mots sont au cœur de la nouvelle Question d’Orient. Comment combattre l'État islamique en mettant son ennemi principal, le régime syrien, dans le même “camp” ? “M. Bachar al-Assad et les terroristes sont l’avers et le revers d’une même médaille”, a répondu à l’Assemblée nationale Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, à une question du député Les Républicains Jacques Myard. Comment parler sereinement avec toutes les parties au conflit quand la diplomatie française a choisi le camp sunnite ?
“Je veux bien qu’on recherche une solution sans Bachar al-Assad, le président syrien, mais il ne faudrait pas que ce soit jusqu’au dernier Syrien et jusqu’au dernier chrétien”
Les États-Unis d’Obama ne sont pas en reste non plus pour l’ambiguïté. À croire que leur responsabilité écrasante dans la désagrégation de l’État irakien ne leur a pas servi de leçon. Le désordre consécutif à l’invasion militaire de 2003 est pourtant à l’origine de l’éclosion de l'État islamique. Douze ans après, Barack Obama a monté à la hâte une coalition internationale d’une vingtaine de pays pour lutter contre l'État islamique. Mais sans prendre la mesure de la réalité du terrain, faute là encore d’une analyse correcte de la vraie nature de Daech. Or le temps travaille pour ces “émergents” d’un nouveau genre. La realpolitik est demandée d’urgence.
Le premier anniversaire du califat
La possibilité à l’horizon d’une arrivée des “hommes en noir” à Damas fait partie des hypothèses, même si elle est loin d’être gravée dans le marbre. Comment expliquer qu’un tel désastre soit seulement envisageable ? Comment imaginer des groupes djihadistes tranquillement installés sur des centaines de kilomètres le long de la Méditerranée ?
Eh bien cela n’a rien d’un rêve éveillé. Les bulletins de victoire de Daech sont bien réels. À ce jour, ce nouvel État contrôle déjà une population de 8 à 10 millions de personnes et plusieurs villes. Dont Mossoul et ses deux millions d’habitants depuis un an, et Ramadi, à une centaine de kilomètres de Bagdad, depuis mai dernier – dans les deux cas, l’armée irakienne s’est évaporée façon puzzle. Ou encore Palmyre, sur la route de Damas, dont le site antique est truffé d’explosifs. Son génie propre a été de renouer avec l’histoire longue de la contrée en proclamant le 29 juin 2014 le califat dans la plus pure tradition sunnite.
“À ce jour, ce nouvel État contrôle déjà une population de 8 à 10 millions de personnes et plusieurs villes.”
Ce qui revient à faire un pied de nez aux accords anglo-français Sykes-Picot, issus de la Première guerre mondiale, qui dessinaient au bord de l’Euphrate une frontière “intangible” entre Irak et Syrie. De fait, tous les postes frontières côté syrien sont actuellement aux mains de l'État islamique dont la géographie est à cheval sur… un tiers de l’Irak et la moitié de la Syrie. Oui, le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi peut fêter son premier anniversaire avec un certain optimisme.
Les qualités d’un Etat en formation
D’où vient une telle force ? Du pétrole, de terres arables, et de recrues aguerries venant du monde entier. Pierre-Jean Luizard, directeur au CNRS, donne les détails devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat : “L’État islamique a-t-il les qualités d’un État en formation ? J’en suis désolé, mais il les a ! Il a un pouvoir exécutif avec le calife, et un pouvoir judiciaire avec des juges religieux qui appliquent la charia. Il dispose d’une armée, d’un système fiscal où chacun paie des impôts en fonction de son statut confessionnel et de sa richesse. Il a son drapeau”. Le chercheur a ajouté ces précisions qui changent tout : “seule différence, l'État islamique ne veut pas de frontières. Ce n’est pas un État avec lequel on signe un traité de paix. C’est un État qui est en guerre contre les démocraties occidentales et contre les États de la région”.
“L'État islamique a-t-il les qualités d’un État en formation ? J’en suis désolé, mais il les a !”
C’est aussi une “entité” attractive. Principalement auprès des sunnites d’Irak chassés une première fois du pouvoir par les Américains (c’était l’élite du pays) et une deuxième fois après le départ des troupes US par les dirigeants chiites de Bagdad. Nombre de tribus sunnites privées de leurs droits se sont également ralliées à l’État islamique en désespoir de cause. Cette logique de situation, succinctement décrite, montre que les succès de l'État islamique se font notamment sur les déconvenues de Bagdad. Après, c’est la terreur plus les services publics (santé et éducation). C’est un modèle de gouvernance auquel les populations locales s’habituent.
L’attrition de la Syrie
D’une certaine façon, cela recouvre l’antagonisme historique entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite accrochée à la version rigoriste du wahhabisme. Téhéran apporte son appui militaire aussi bien à l’Irak qu’à la Syrie – il s’agit de garder la liaison avec le Hezzbollah libanais. Ryad de son côté a financé les débuts de l’EI pour maintenant y voir un concurrent en rigorisme.
Du coup, le nouveau roi d’Arabie saoudite a passé en mars des alliances inédites avec la Turquie et le Qatar, proches des Frères musulmans, pour financer et armer une “Armée de la conquête” qui est dominée par le Front al-Nosra (lié à Al-Quaïda). Cette formation guerroie un peu contre l’État islamique, mais attaque surtout le régime syrien qui se trouve pris en étau – la province d’Idlib vient d’être conquise. C’est la course : dans la symbolique sunnite, le premier qui prend Damas empoche un atout décisif. À tel point que Denis Bauchard, conseiller spécial pour le Moyen-Orient à l’Ifri (Institut français des relations internationales) pense que l’Armée de la conquête pourrait prendre l’avantage : “le risque existe qu’elle s’empare de Damas. Ce n’était bien évidemment pas le but recherché en soutenant la révolution en Syrie”.
“L’État islamique disposerait d’un budget de 2 millions de dollars par semaine et les analystes lui promettent une décennie minimum d’existence”
Les forces du président syrien Bachar al-Assad, qui ont récemment subi plusieurs revers et perdu 40 000 hommes, se sont repliées sur leurs bastions. Elles bénéficient toujours des armes russes et de l’aide de troupes iraniennes d’élite. C’est la phase d’attrition, disent les chancelleries. Conclusion des experts : le régime a de quoi tenir mais il est extrêmement fragilisé. En face, l’EI disposerait d’un budget de 2 millions de dollars par semaine et les analystes lui promettent une décennie minimum d’existence. Avec un tel délai, le groupe terroriste a de la visibilité pour installer un ministère de la planification stratégique !
Une coalition internationale entravée
Comment réagit la diplomatie américaine et européenne face à l'État islamique ? Washington, comme à son habitude, bombarde et envoie des drones sur des cibles sélectionnées. Tout cela dans le cadre d’une coalition internationale où Londres et Paris sont présents. Mais la peur de dégâts collatéraux est paralysante, et le bilan anti-EI est maigrelet. Certes, le général Denis Mercier, chef d’état-major de l’armée de l’air française, corrige : “si on n’avait pas été là, Daech aurait pris le pouvoir à Bagdad”. N’empêche, le général souligne l’ambiguïté des objectifs de la coalition. L’efficacité, souligne-t-il, commanderait de se concentrer sur des centres de pouvoir de l'État islamique installés en Syrie : “ils sont trop épargnés”. Las, ce serait renforcer le pouvoir de “Bachar” à Damas, ce que refuse tout net Français, Anglais et Américains. Commentaire de Denis Bauchard : “la coalition contre Daech n’a pas pour l’instant les moyens de son ambition”.
La diplomatie du ni-ni
Voilà la contradiction majeure. Chacun au Moyen-Orient a ses priorités. Pour l’Arabie saoudite, c’est avant tout contrer l’Iran. Pour l’Iran, c’est garder dans sa zone d’influence l’Irak et la Syrie, voire le Yemen. Pour l'État islamique, c’est prendre Damas et secondairement Bagdad. En revanche, les capitales occidentales ne savent pas où est leur priorité. Éliminer l’EI au risque de renforcer Bachar ? C’est non. Éliminer le régime de Bachar au risque de renforcer l'État islamique ? C’est non.
Cette diplomatie du ni-ni est incarnée par Laurent Fabius, le patron du Quai d’Orsay. Assurément, l’argumentaire anti-Bachar a sa pertinence. D’abord il faut regarder l’arithmétique : il y a 75 % de sunnites en Syrie, et il y a la terreur contre un peuple avec 7 millions de réfugiés (sur 22 millions) et plus de 230 000 personnes tuées. Ensuite, il faut comprendre qu’il n’y a aucune chance de mettre fin au terrorisme avec Bachar. L’expérience est là : le régime relâche tactiquement des terroristes. Enfin, il faut savoir que la compromission morale ne rapporte jamais rien.
“Chacun au Moyen-Orient a ses priorités. Pour l’Arabie saoudite, c’est avant tout contrer l’Iran. Pour l’Iran, c’est garder dans sa zone d’influence l’Irak et la Syrie, voire le Yemen. Pour l’État islamique, c’est prendre Damas et secondairement Bagdad”
À partir de cette analyse, le Quai d’Orsay a en poche le kit standard du diplomate en zone de conflit. En Syrie, il s’agit d’arriver à un gouvernement de transition ayant tous les pouvoirs exécutifs, désigné par consensus et sans Bachar. À Bagdad, il s’agit d’arriver à un règlement incluant – la fameuse “inclusivité” – les sunnites dans un gouvernement… irakien. Cette stratégie rationnelle, typiquement occidentale, n’a guère de chance de s’imposer. Infaisable en Irak, et illusoire en Syrie.
Le prêt-à-penser occidental
“N’avons-nous pas intérêt à anticiper un processus irréversible, plutôt que de maintenir la fiction d’États représentatifs à l’origine même des crises que connaît le Moyen-Orient ?”, philosophe Pierre-Jean Luizard. De son côté, Myriam Benraad, chercheuse au CERI (Centre d’études et de recherches internationales), n’hésite pas à faire remarquer qu’il est indispensable de repenser la stratégie française : “le terme en vogue d’inclusivité ne signifie rien pour les Irakiens”. Voici, en off bien sûr, le jugement d’un expert reconnu : “la politique arabe de la France est peu lisible et très émotionnelle”.
L’Union européenne aurait elle aussi bien besoin d’un “Kissinger” pour mettre sa diplomatie sur les rails d’une realpolitik. Si inclusion il doit y avoir dans des négociations, c’est surtout celle des deux alliés de la Syrie que sont l’Iran et la Russie, plus celle de l’Égypte. Par contraste, l’option univoque de l’Élysée en faveur de l’islam intolérant de l’Arabie pourrait devenir un handicap. D’autant que Barack Obama joue la carte de l’Iran dans l’espoir de conclure un accord sur le nucléaire militaire.
“N’avons-nous pas intérêt à anticiper un processus irréversible, plutôt que de maintenir la fiction d’États représentatifs à l’origine même des crises que connaît le Moyen-Orient ?”
Le plus apparent dans cette partie reste le désarroi de l’Union européenne face aux vagues migratoires à venir. La flottille militaire qui va naviguer au large des côtes libyennes pour recueillir des informations est présentée par Bruxelles comme une “montée en puissance”. En réalité, c’est d’impuissance dont il s’agit. La destruction des navires et des avoirs des trafiquants est peut-être la raison d’être de la mission, comme l’annonce Bruxelles, mais aucun des deux consentements juridiques nécessaires n’est au rendez-vous. Ni celui de Moscou au Conseil de sécurité de l’ONU. Ni celui de la Libye scindée en deux factions rivales. Le temps travaille bel et bien pour l'État islamique.