Margrethe Vestager Hansen est une femme politique danoise, membre de la Gauche radicale. Elle a été ministre de l'Éducation et des Affaires ecclésiastiques entre 1998 et 2001, puis ministre de l'Économie et de l'Intérieur entre 2011 et 2014. En 2014, elle devient Commissaire européen à la concurrence sous la présidence de Jean-Claude Juncker. C'est elle qui est en charge entre autre du dossier Google sur l'"abus de position dominante".
photo réalisée le 15/6/2015 à Bercy au Ministère des Finances.

© Julien Daniel / MYOP

La commissaire danoise Margrethe Vestager estime que, dans certaines situations, quand les négociations échouent, "il est important d'aller à l'affrontement".

Julien Daniel/MYOP pour L’Express

Inconnue du grand public, elle est une des femmes les plus puissantes du monde. La presse américaine la surnomme "la Dame de fer danoise". Passionnée de tricot, cette sociale-libérale, plusieurs fois ministre à Copenhague et qui a servi de modèle à la série Borgen, sait aussi manier l'aiguille lorsqu'il s'agit de protéger le consommateur européen.

Publicité

Responsable, depuis novembre 2014, du portefeuille de la Concurrence à la Commission européenne, Margrethe Vestager ne chôme pas. Convaincue des vertus du marché unique, elle n'a pas hésité à s'attaquer en quelques mois aux plus grandes multinationales soupçonnées d'abus de position dominante (Google, Amazon, Gazprom...) ou de privilèges fiscaux (Fiat, Apple, Starbucks...).

Bousculée à Washington comme à Moscou, cette quadragénaire placide, mère de trois enfants, utilise régulièrement Twitter pour communiquer, dans plusieurs langues, avec ses 108 000 abonnés. Qu'elle sanctionne un groupe ou qu'elle accorde le feu vert à une fusion d'entreprises, ses décisions ont des conséquences directes sur les 500 millions de consommateurs européens.

Votre prédécesseur, Joaquin Almunia, privilégiait les accords à l'amiable avec les grands groupes. Vous semblez moins craindre les affrontements. C'est cela, la méthode Vestager?

C'est un peu tôt pour le dire. Mais, dans certaines situations, je crois qu'il est important d'aller à l'affrontement. Dans le dossier Google, par exemple, beaucoup d'efforts ont été consentis pour mener à bien les négociations. Malheureusement, sans déboucher sur une solution. Aussi, au vu de la multiplicité des plaintes d'acteurs européens et américains, cette voie s'est imposée.

Quitte à risquer de voir le conflit devenir politique ? En trois mois, on a entendu Barack Obama accuser la Commission de s'en prendre aux intérêts du business américain et le Kremlin soutenir que les règles de la concurrence européennes ne pouvaient s'appliquer à une compagnie russe...

Quand il s'agit de politique de la concurrence, il y a nécessairement un choc d'intérêts divergents. Cela dit, ces entreprises veulent faire des affaires en Europe. Car l'Union est extrêmement attractive pour les acteurs des marchés du gaz ou du numérique. Nous considérons non pas la nationalité d'une société, mais sa conduite dans le monde des affaires. Face à des prix anormalement élevés et à une tentative de fausser la concurrence, nous nous devons d'intervenir. Ma responsabilité, comme commissaire, va jusqu'à saisir une cour de justice si nécessaire.

Si ces disputes se terminent devant les tribunaux, les arguments politiques que vous évoquez n'y auront aucun poids. Les juges examinent les faits et les preuves au regard des textes de loi. Nous agissons sur la base des traités qui ont donné naissance au marché unique, responsable de la création de millions et de millions d'emplois ces dernières décennies. Notre mission est de maintenir ce marché ouvert à la concurrence. C'est pourquoi utiliser la politique de la concurrence comme une arme politique serait de courte vue et pourrait délégitimer notre action.

Lorsque vous ciblez Gazprom, vous dites qu'il ne s'agit pas de politique, alors que le groupe gazier russe est étroitement lié au pouvoir...

... comme EDF en France !

Sur le dossier Gazprom, attendez-vous un plein soutien de la Commission?

Bien sûr. Les plaintes que nous avons reçues, il y a quelques années, ont donné lieu à des investigations et à des visites improvisées sur des sites en 2011, puis à l'ouverture formelle d'une enquête en 2012. Aujourd'hui, sur la base de ces éléments préliminaires et dans l'attente d'une réponse - d'ici à six semaines - nous estimons que Gazprom a réussi à dicter sa stratégie de différenciation du marché, sur la revente de gaz. Via différentes clauses contractuelles, il a pu ainsi imposer un prix injustement élevé - jusqu'à 40 % de plus - aux consommateurs de cinq Etats membres. C'est beaucoup pour les ménages concernés.

Google, Amazon, Apple... Vous prenez pour cible beaucoup d'intérêts américains!

Nous nous concentrons sur le marché du numérique et sur son fonctionnement. Dans le passé, lorsque nous nous intéressions à l'industrie de la chimie, des entreprises allemandes et françaises étaient concernées ; lorsqu'il s'agissait du secteur bancaire, c'étaient des sociétés britanniques. A présent, il se trouve que ce sont des acteurs américains qui attirent notre attention, mais, si nous nous intéressons à eux, ce n'est pas à cause de leur drapeau, c'est bien en raison de leur poids sur leur marché. Par ailleurs, les plaintes à leur encontre viennent aussi de sociétés américaines.

Le projet de traité transatlantique ne risque-t-il pas de nuire à la politique de concurrence européenne, voire de la démanteler?

Au contraire. Si, au sortir des négociations, Européens et Américains réussissent à établir des normes communes sur la santé, les conditions de travail, l'environnement, la sécurité, etc., nous pourrons plus facilement enquêter sur les conséquences pour le marché lors de fusions transatlantiques et juger s'il y a ou non des comportements anticoncurrentiels.

Un rapport secret de l'agence de la concurrence américaine, la Federal Trade Commission, a fuité dans la presse. Il préconisait d'attaquer Google en justice, mais cela ne s'est pas produit. Le gouvernement américain a-t-il protégé Google?

J'ai lu cette histoire, et la décision de la commission américaine prouve une chose : la position de Google est moins écrasante outre-Atlantique qu'elle ne l'est en Europe. Dans certains Etats membres, comme en France, le moteur de recherche détient jusqu'à 95 % du marché. Mais ce n'est pas à moi de juger de la proximité du gouvernement américain avec certaines entreprises.

De nombreux opérateurs de télécommunications soulignent que, si l'Europe compte plus de 100 acteurs du secteur, les Etats-Unis ou la Chine n'en ont que trois. La Commission est-elle prête à laisser le marché se consolider avec trois opérateurs par pays, au lieu de quatre aujourd'hui?

Nous ne devons surtout pas copier le modèle américain, qui offre très peu de choix aux consommateurs et à des prix très élevés. Dans certaines régions, nombre de citoyens ne peuvent tout simplement pas choisir leur opérateur. En Europe, les marchés restent très nationaux. Il faut donc faire en sorte qu'émerge un marché numérique paneuropéen. Cela prendra du temps : aujourd'hui, les rapprochements se font plutôt entre les opérateurs d'un même pays, à cause du poids des autorités de régulation et du contrôle par les gouvernements de la vente des fréquences hertziennes. Le degré de concurrence ne dépend pas du nombre d'acteurs : il serait dangereux de se fixer un chiffre et de le sacraliser.

Pourtant, ces mêmes opérateurs s'estiment entravés face aux géants d'Internet et réclament les mêmes règles pour tous, notamment en matière fiscale. Pouvez-vous rééquilibrer la situation?

Nous enquêtons sur certains accords fiscaux. Pierre Moscovici [commissaire aux Affaires économiques] est à la manoeuvre. Nous souhaitons un terrain de jeu équitable entre les télécoms et les autres industries pour une saine concurrence avec des régimes d'imposition similaires.

Et pour les autres multinationales, comme McDonald's ou Starbucks?

Nous sommes en cours d'instruction sur des cas complexes dont Apple, Fiat, Amazon ou Starbucks. Nous regardons chacun de ces cas particuliers et examinons comment les accords fiscaux ont été mis en place. Certains pays n'offrent pas de tels accords. Dans d'autres, il suffit à n'importe quelle entreprise de respecter certaines règles pour y avoir droit. Enfin, il existe des Etats où des accords discrétionnaires se concluent entre la société et les autorités. Nos interrogations portent sur ces derniers cas.

Vous pensez au Luxembourg et à l'Irlande?

A d'autres pays aussi.

La France?

Nous avons demandé des explications à 15 Etats membres sur des accords passés avec une dizaine d'entreprises pour établir s'il existe un traitement préférentiel. La France en fait partie.

La France a longtemps été réticente, voire hostile, à la politique européenne de la concurrence, accusée de contrarier l'émergence de champions industriels transnationaux. Avec Emmanuel Macron, constatez-vous un ton nouveau?

Le gouvernement français soutient la Commission dans ses efforts pour permettre à l'Europe d'être plus compétitive avec les outils appropriés.

Trois grandes fusions sont en cours dans l'Hexagone : Alcatel-Lucent et Nokia, dans les télécommunications; General Electric et Alstom, dans l'énergie ; Areva et EDF dans le nucléaire. Avez-vous des doutes sur ces dossiers?

Je dois les traiter au cas par cas, car ils touchent des secteurs différents. Pour Alcatel-Lucent et Nokia, ce dossier devrait nous être soumis d'ici à la fin du mois de juillet. D'une manière générale, notre motivation n'est pas de dire non à une fusion mais de dire oui à la concurrence. Les enquêtes à mener sont complexes ; les objections formulées dans le cas d'Alstom font partie d'un processus normal, bien moins dramatique qu'il n'y paraît. Dans le cas d'Areva et d'EDF, il est beaucoup trop tôt pour en parler.

La France veut créer une taxe sur la bande passante qui serait payée par Google, Amazon et d'autres, pour financer le monde de la culture. Ce dispositif peut-il avoir un impact en matière de concurrence?

Je ne peux l'évaluer pour l'heure, car cette proposition n'a pas encore été discutée devant le Parlement français.

En France, le monde du cinéma estime que l'Europe, en réformant le droit d'auteur, fait le jeu de YouTube ou de Netflix et veut tuer l'exception culturelle. Que répondez-vous?

Nous ne sommes pas régis par la vision américaine du droit d'auteur, mais nous cherchons à atteindre un équilibre. Les ayants droit doivent être rémunérés pour leur création, mais, en même temps, des Danois doivent pouvoir accéder à des films français s'ils ont payé pour cela. De même, une famille doit pouvoir continuer à voir un match de football lorsqu'elle part en vacances dans un autre pays. Le marché unique numérique doit permettre cet équilibre. Le but est de donner accès aux Européens à plus de créations européennes.

Comment interprétez-vous l'avertissement de Jean-Claude Juncker lors de son intronisation à la présidence de la Commission sur "la Commission de la dernière chance"?

Il n'y a plus de place parmi les commissaires pour les jeux ou la recherche d'intérêts personnels. Il nous faut aujourd'hui une Europe capable de susciter l'adhésion des citoyens et dans laquelle ils puissent poursuivre leurs rêves.


Publicité