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Restyliser les frontières africaines ?

Restyliser les frontières africaines ?

02.07.2015, par
En Afrique, à rebours de la théorie de l’artificialité des frontières, les populations se sont largement approprié les limites issues de la colonisation. L'analyse de Caroline Roussy, historienne à l'Institut des mondes africains.

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Dans un article pastiche, en date du 9 avril 2014, le Gorafi (Canal +) annonçait que l’Union africaine avait confié au célèbre designer Philippe Starck le soin de redessiner les frontières de l’Afrique. Carte blanche (c’est le cas de le dire) à l’artiste pour une géographie épurée, fantaisiste, colorée faisant table rase du « résultat de (colonisateurs) maniaques de la règle et de l’équerre ». Propos prêtés au designer : « L’idée, c’est de mettre un peu de pop dans une carte très géométrique. » Certains, en haut lieu, seraient tombés dans le panneau. C’est que l’annonce du Gorafi soulève une question qui blesse : celle de savoir si les frontières que l’Afrique a héritées de la colonisation sont responsables de ce que d’aucuns nomment le mal développement du continent.

Des frontières coloniales pas si articifielles

Comparativement à d’autres tracés de frontières, la carte politique de l’Afrique a pu être accusée de n’avoir pas tenu compte des réalités géopolitiques locales, érigeant l’ignorance coloniale au rang de totipotence aveugle. Dans cette optique, la très grande majorité des frontières, tracées par les colonisateurs, seraient artificielles. Des études récentes, cependant, et ce dans la veine des travaux de Michel Foucher, ont permis de montrer qu’il y avait de possibles coïncidences entre des segments de frontières de royaumes précoloniaux et des frontières coloniales. À rebours de la théorie – du mythe, écrivent certains auteurs – de l’artificialité, ces recherches ont permis de s’intéresser à l’histoire propre des frontières et plus particulièrement aux débats qui ont précédé leur tracé. Ce faisant, elles mettent en lumière une complexité précédemment insoupçonnée. D’autant plus qu’il apparaît, qu’en dépit d’aspirations unionistes, les Africains se sont largement approprié les frontières héritées de la colonisation, prémisses de leur souveraineté nationale.

Vie quotidienne, Ile de Lamu, Kenya
Ile de Lamu au Kenya.
Vie quotidienne, Ile de Lamu, Kenya
Ile de Lamu au Kenya.

Malgré un tracé
hasardeux, la
frontière sénégalo-
gambienne héritée
de la colonisation
n’a que très peu été
retouchée depuis
les indépendances.

Le cas sénégalo-gambien est, à cet égard, intéressant. La frontière séparant les deux pays figure bien la quintessence de l’absurdité des colonisateurs. Une analyse des relations diplomatiques entre la France et la Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle, montre que cette frontière fut bel et bien tracée à main levée autour d’une table, à Paris, au printemps 1889, indépendamment des enjeux géopolitiques locaux. Son tracé fut décidé de sorte à préserver les intérêts marchands des Français et des Britanniques installés dans d’autres régions de l’Afrique. Mais la chose est plus complexe qu’il n’y paraît.

Malgré un tracé à l’origine hasardeux, cette frontière héritée de la colonisation n’a que très peu été retouchée depuis les indépendances et sépare désormais deux États aux trajectoires territoriales et nationales dissociées. Comment comprendre sa pérennisation ? La réponse est à chercher du côté de la co-construction de la frontière, soit comment les populations africaines, selon des rythmes et des logiques propres, ont participé sur la longue durée à son enracinement.

Un processus d’enracinement à différents niveaux

Sans la pratique, la frontière ne dit rien. Elle est muette. D’où l’intérêt d’analyser au plus près les pratiques spatiales qui traduisent, selon Michel de Certeau, « des manières de penser investies dans des manières d’agir ». Dès l’époque coloniale, et ce en raison des différences de gestion entre Français et Britanniques, cette frontière a été intégrée comme source d’opportunités plurielles (pour fuir l’impôt, le contingentement, le travail forcé, etc.) ou comme outil de spéculation permettant de tirer des bénéfices pécuniaires de la frontière, notamment par la contrebande. Au travers de ces différentes pratiques, il y a bien co-construction de la frontière qui s’opère, sans négliger, pour autant, une pro- fonde dissymétrie entre le projet des acteurs africains inscrits dans des grilles de lecture locale et le projet des Européens qui visait à délimiter la colonie de la Gambie.

Carte de l'Afrique en 1911.
Carte de l'Afrique coloniale tirée d'un manuel scolaire de 1911.
Carte de l'Afrique en 1911.
Carte de l'Afrique coloniale tirée d'un manuel scolaire de 1911.

Depuis les indépendances, on note une multiplication des incidents frontaliers qui, le plus souvent, concernent la délimitation des terrains situés à proximité de la frontière. Les populations bordières n’ont de cesse de solliciter leurs administrations respectives, sénégalaises et gambiennes, afin de démarquer clairement, par un ajout de bornes, les limites de la frontière. Dans cette sollicitation, il y a bien une identification à un État-nation censé garantir les droits de ses concitoyens. Que cette identification soit instrumentalisée ne contredit en rien l’avènement d’un nationalisme dit « d’en bas », pas plus qu’elle ne contredit la permanence de liens familiaux et sociaux culturels par-delà la frontière. Cette dialectique des allégeances communautaires ne conteste pas les expériences de territorialisation et de construction des identités nationales. Toutefois, elle tend nécessairement à les complexifier et à les nuancer.

Beaucoup plus complexe et hétérogène qu’on ne l’a longtemps cru, une analyse sur la longue durée des frontières en Afrique permet de faire ressurgir des processus d’enracinement à différents niveaux d’échelle, et ce quoique les motivations des acteurs aient pu différer et nécessitent chaque fois d’être contextualisées. Si certaines frontières tracées à l’époque coloniale étaient au départ absurdes, en raison de ces processus d’enracinement, elles ne le sont plus – et ce à un point tel qu’elles semblent, aujourd’hui, difficilement renégociables.

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS. 

Evénement : Du 8 au 10 juillet, se tient à Paris la 6e conférence européenne des études africaines qui réunit plus de 2000 spécialistes de l’Afrique. Infos sur www.ecas2015.fr

 

Sur le même sujet : lire le blog « Focales Afriques »

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