Sur les tréteaux, ça manque de couleurs

A quand un Alceste joué par un Arabe ou un Noir ? Malgré quelques initiatives, le théâtre français peine encore à confier de tels rôles à des artistes issus des minorités. Et rechigne à leur laisser le contrôle des grandes scènes.

Par Emmanuelle Bouchez

Publié le 09 juillet 2015 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h43

Sur la scène du Théâtre national de Chaillot, en juin dernier, ça sautait aux yeux : corps de toutes origines et danses de tous les horizons ! Ce qui sous-tend depuis toujours l'esthétique du chorégraphe d'origine espagnole José Montalvo – le métissage comme possibilité d'une nouvelle beauté – s'y retrouvait avec une joyeuse évidence dans son casting d'interprètes hors pair, formés au classique comme au hip-hop ou au flamenco, tous conviés à son dernier spectacle, Y Olé, construit autour du Sacre du Printemps, de Stravinsky...

Une soirée à l'image de la danse contemporaine en France, par nature tournée vers l'international et ouverte à la diversité culturelle de la société. La preuve : certains fondateurs de la danse française des années 1980 (Angelin Preljocaj ou Jean-Claude Gallotta) étaient déjà eux-mêmes des enfants d'émigrés, et aujourd'hui deux centres chorégraphiques nationaux (CCN) ont été confiés à Kader Attou, à La Rochelle, et Mourad Merzouki, à Créteil, danseurs-chorégraphes issus du mouvement hip-hop, pour qu'ils y écrivent une nouvelle page de l'histoire artistique.

“Souvent, même si elle est visible, la diversité n'est pas assez valorisée dans les projets des compagnies”

Nuançons cependant d'un bémol ce tableau optimiste en suivant Rachid Ouramdane, quadra fondateur de compagnie, formé à l'école supérieure du Centre national de danse contemporaine (CNDC) d'Angers, dont le nom circule pour succéder à Gallotta au CCN de Grenoble : « Inviter des gens d'origines différentes sur un plateau est une première étape. Mais souvent, même si elle est visible, la diversité n'est pas assez valorisée dans les projets des compagnies... On juxtapose les danseurs, mais pour dire quoi ? Est-ce vraiment pour partager nos différences, pour créer l'envie d'en savoir plus les uns sur les autres ? Les équipes de foot de plus en plus mélangées n'ont pas éradiqué le racisme dans les stades. De la même façon, inviter des corps de couleur différente sur scène n'engendre pas, de manière mécanique, plus de compréhension de ce qu'ils sont. »

Il n'empêche, si les chorégraphes contemporains d'origine étrangère soutenus par les scènes subventionnées sont nombreux, on ne peut en dire autant du théâtre. Comme si, à l'endroit du texte, il fallait rester entre soi : la classe moyenne blanche éduquée. Le spectateur assidu le constate chaque soir. On est bien loin des utopiques métissages des années 1970, 1980 et même 1990, de la figure céleste de Sotigui Kouyaté, choisi pour Prospéro par Peter Brook en 1990 dans sa Tempête ou de son Hamlet noir, mis en scène en 2000. Sa consœur Ariane Mnouchkine continue presque seule à composer aujourd'hui des distributions brassées. A quelques exceptions près : les metteurs en scène Philippe Adrien et Jean-Louis Martinelli, ou le jeune directeur du Centre dramatique de Rouen, David Bobée, qui mêle les origines sociales et les disciplines artistiques quand il monte lui aussi Shakespeare.

“Le théâtre n'est ni plus conservateur ni plus frileux ; la question se pose partout, au cinéma, à la télévision”

Pas question en France de casting « aveugle à la couleur de peau », comme chez nos voisins britanniques. Stanislas Nordey ayant dû un jour justifier son choix d'un acteur métis avait tranché net : « Il est bon. » « Le théâtre n'est ni plus conservateur ni plus frileux ; la question se pose partout, au cinéma, à la télévision, mais aussi dans le personnel politique », analyse Nordey, désormais à la tête du Théâtre national de Strasbourg.

Comme Arnaud Meunier à Saint-Etienne, il favorise la mixité sociale dans son école supérieure : « En France, nous ne sommes en général pas sortis de l'idée de “l'emploi”. Indépendamment de la couleur de la peau, une jeune actrice à la corpulence forte sera toujours distribuée d'abord dans le rôle de la nourrice plutôt que dans celui de la jeune première. Dans les pays anglo-saxons, c'est différent. Parce que, là-bas, l'ensemble de la société s'interroge plus activement sur la mixité. Les communautés s'organisent mieux, il y a un lobbying, à mon sens de bon aloi, qui produit des résultats. Oui, il faut lutter pour obtenir certains droits. »

Ce que les artistes ayant fourbi leurs armes dans la foulée des mouvements de la francophonie et de la démocratisation culturelle n'ont pas manqué de faire de manière spectaculaire, le 20 mars dernier, au Théâtre national de la Colline, à Paris. Nordey, justement, y présentait ses master class « coup de pouce », menées depuis une saison afin d'aider des candidats aux concours des écoles de théâtre à se sentir légitimes. « A quoi sert de former tous ces jeunes ? avait alors crié un collectif d'artistes très en colère, auteur du manifeste Egalités citoyennes en actes, puisqu'ils ne trouveront pas de travail ! De cette exclusion, nous sommes la preuve, nous qui avons du mal à voir nos projets produits par les scènes publiques. »

“Mes mythes fondateurs sont en partie grecs et chrétiens, mais mes héros se nomment aussi la reine Pokou ou Chaka Zulu”

L'une de ses représentantes, Eva Doumbia, metteuse en scène d'origine franco-ivoirienne et fondatrice à Marseille d'une compagnie conventionnée par l'Etat, l'a expliqué : « Pourquoi, moi, devrais-je me reconnaître dans Nora, l'héroïne d'Ibsen ? Je n'ai pas grandi dans la bourgeoisie, je ne suis pas blanche. Mes mythes fondateurs sont en partie grecs et chrétiens, mais mes héros se nomment aussi la reine Pokou ou Chaka Zulu. Nous ne voulons pas le pouvoir, nous voulons seulement partager notre expérience artistique, politique et sociale. » Greg Germain, président du Off d'Avignon et défenseur depuis vingt ans des écritures ultramarines, renchérit : « Tant que les Blancs n'inviteront pas les Noirs et les Arabes à décider eux-mêmes de leurs créations sur scène, on n'en sortira pas. » Traduction : forte de sa tradition universaliste, la France de la culture se prend pour un modèle indépassable mais ferait bien de se mettre au clair avec son histoire coloniale.

Claire Lasne-Darcueil, ex-directrice de centre dramatique et depuis dix-huit mois à la tête du Conservatoire national d'art dramatique, regrette « cette apparition de réseaux étanches entre eux qui se développent parallèlement » et compte au contraire sur la formation pour que les cultures se croisent. Elle n'a cessé de battre le rappel pour le concours du « Conservatoire de la République ouvert à tous, sans distinction » et cette information répétée tous azimuts a renouvelé les candidatures... et le recrutement définitif de juin dernier (deux élèves des master class de Nordey viennent d'y être reçus). La condition nécessaire selon elle pour rendre la scène multiculturelle : « La plupart des directeurs et des metteurs en scène sont issus du Conservatoire. La politique actuelle aura donc un impact puisque les nouvelles recrues seront non seulement les acteurs mais aussi les créateurs ou les directeurs de théâtre de demain. Dans cinq à dix ans, ils seront aux commandes. La férocité de leur appétit va faire apparaître des personnalités qui construiront leur destin sans que personne ne prenne la parole à leur place. »

Bakary Sangaré administrateur de la Comédie-Française

Au fond, les écoles d'aujourd'hui ne sont-elles pas plus progressistes que les directeurs de théâtre ? La Comédie-Française aurait pu faire exception. Dès 2006, Marcel Bozonnet avait engagé Bakary Sangaré, d'origine malienne, et Rachida Brakni, qui l'a quittée depuis pour faire carrière au cinéma. Muriel Mayette a continué sur cette lancée en engageant Suliane Brahim et Nazîm Boudjenah – par ailleurs très tôt repéré par Olivier Py, qui lui a confié le rôle d'Edmond dans Le Roi Lear –, ou en confiant par exemple la mise en scène d'Othello à Léonie Simaga (avec Sangaré dans le rôle éponyme et Boudjenah dans celui de Iago)...

Mais, hélas, la distribution de ces acteurs dans les spectacles du Français n'est pas toujours généreuse. Question de frilosité de la part des metteurs en scène invités ? Eric Ruf, le nouvel administrateur, qui vient de nommer Bakary Sangaré au comité d'administration et le distribuera dans son prochain Roméo et Juliette, compte bien faire bouger les lignes. « Le jour où il y aura au moins cinq Noirs dans la troupe, cela ne sera plus une question. En parler ainsi prouve de fait notre retard. »

A voir

Télérama Dialogue, le 11 juillet, au Festival d'Avignon, « Scène multiculturelle ? Théâtres, encore un effort ! »

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