La tour de contrôle carrée annonce l’arrivée d’un vol en provenance de Londres. Un Boeing 707 de la compagnie Qantas vient d’atterrir à l’aéroport de Kemayoran. On est en 1968. Quelques instants plus tard, la porte de l’appareil s’ouvre. Un homme affublé d’une barbe épaisse et d’une casquette de marin surgit du ventre de l’avion et se répand aussitôt en jurons : “Mais c’est Djakarta, mille milliards de mille milliards de mille sabords !”

Derrière lui, un homme portant moustache et chapeau rond répond, l’air perplexe : “Chandernagor ? Vous voulez rire !”

C’est sur ce dialogue de sourds que s’ouvre l’album Vol 714 pour Sydney.

Hergé raconte en première page comment Tintin, Milou, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol font escale à l’aéroport de Kemayoran, à Jakarta, avant de poursuivre leur vol sur Sydney, en Australie. “Cette scène dessinée par Hergé montre bien qu’autrefois Kemayoran était un grand aéroport connu dans le monde entier comme une plateforme de transit sur la route de Sydney”, explique M. Misdianto, un membre du fan-club de Tintin. M. Misdianto est aussi chercheur, diplômé de la Société internationale de télécommunications aéronautiques (Sita) dont le siège est à Genève.

Le plus intéressant pour lui dans cet album, c’est le dessin très détaillé de la tour de contrôle de Kemayoran, dont le toit ressemble à celui d’une maison traditionnelle javanaise, avec des motifs carrés marron et crème. Il s’agit de la réplique exacte de la tour de contrôle qui se dresse encore sur le côté gauche de l’avenue Benyamin Suaeb. Cette avenue était jadis la piste d’atterrissage principale de cet ancien aéroport. La seule différence, c’est que la tour originale a cinq segments et non quatre. 
Elle s’élève sur cinq étages à une hauteur de 18 mètres. Le sommet est entouré d’un balcon pourvu d’une barrière blanche, duquel on a une vue panoramique sur les rues alentour et d’où on peut sentir la direction du vent.” La première fois que nous avons entrepris de la nettoyer, nous avons déroulé des nattes et avons déjeuné sur cette terrasse”, raconte M. Misdianto. 
Des vestiges menacés

A cinq mètres de là se dresse une deuxième tour, deux fois moins haute. Bien qu’Hergé ne l’ait pas dessinée dans son album, elle est solidaire de l’autre. Hélas, ces deux bâtisses ont été laissées à l’abandon depuis la construction du nouvel aéroport de Cengkareng, à Jakarta-Ouest. Lorsque les membres du fan-club de Tintin les ont découvertes au début de 2012, elles étaient complètement enfouies sous d’épaisses broussailles. Tout autour poussaient des tamariniers sauvages qui formaient une véritable forêt. 
Ces tours ont été bâties par les Néerlandais en 1940. C’était là le premier aéroport international d’Indonésie [qui s’appelait encore les “Indes néerlandaises”] et la plus grande plaque tournante de l’Asie-Pacifique avant la construction de l’aéroport de Changi à Singapour. C’est ici que Sukarno [1901-1970, premier président de la République d’Indonésie] a atterri après sa détention à Boven Digul [camp de Papouasie, en ex-Nouvelle-Guinée, où les forces coloniales néerlandaises envoyaient les combattants indonésiens pour l’indépendance avant la Seconde Guerre mondiale]. “Moi-même, pour aller faire mes études aux Etats-Unis, je suis parti de cet aéroport, c’était encore les années 1960”, se souvient le Pr Mohammad Danisworo, directeur du Centre d’études de design urbain (Psud), un cabinet d’études sur les projets d’urbanisation du quartier de Kemayoran. Danisworo confirme que les hôtesses au sol portaient bien un uniforme gris, comme l’a dessiné Hergé dans Vol 714 pour Sydney.

Hélas, ces deux tours qui sont toute la mémoire de la gloire de l’aéroport de Kemayoran sont menacées de destruction, conformément au plan d’urbanisme qui prévoit la construction d’un centre d’information pour le commerce international, et, tout autour, une forêt de gratte-ciel. L’un de ces gratte-ciel, la tour Jakarta, d’une hauteur de 500 mètres, se dressera juste en face des deux anciennes tours de contrôle qu’un arrêté du gouverneur a pourtant inscrites en 1993 sur la liste des monuments historiques de la capitale. Le Pr Danisworo recommande donc que les deux tours soient conservées au sein du nouveau plan d’urbanisme, quitte à ce qu’elles changent de fonction. “Elles peuvent être par exemple transformées en café, en restaurant, en aire de jeux pour les enfants ou encore en musée”, précise-t-il. 
Pour empêcher qu’elles ne soient détruites, les militants pour la conservation des bâtiments anciens et fans de Tintin, comme M. Misdianto et l’architecte Aditya W. Fitrianto, ont lancé une pétition en ligne. Ils ont déjà recueilli 315 signatures sur les 500 requises. Un des signataires de cette pétition est le Pr Danisworo : “Sur le plan architectural, ces tours sont assez ordinaires. Mais l’Histoire fait d’elles des monuments extraordinaires”, affirme-t-il.