Juifs-musulmans : comment s'alimente l'antisémitisme

Un antisémitisme virulent se répand dans l'Islam. Une haine qui n'a rien d'essentiel, mais se nourrit de la violence du conflit israélo-palestinien. Interview.

Propos recueillis par

Le 6 décembre 2013, sur l'esplanade des Mosquées, la police antiémeute poursuit des manifestants qui ont jeté des pierres.
Le 6 décembre 2013, sur l'esplanade des Mosquées, la police antiémeute poursuit des manifestants qui ont jeté des pierres. © AFP

Temps de lecture : 6 min

L'antisémitisme flambe en terre d'islam et, avec lui, la négation de la Shoah. Hostilité d'essence religieuse ou politique ? Pour l'historien libanais Gilbert Achcar, cette haine du Juif remonte aux années vingt, mais se nourrit aujourd'hui du négationnisme d'Israël envers sa propre histoire et celle des Palestiniens.

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Le Point.fr : Les juifs et les musulmans entretiennent aujourd'hui des relations très difficiles. Est-ce uniquement lié au conflit israélo-palestinien ou le fait d'un antagonisme religieux fondamental ?

Gilbert Achcar : Le Coran contient certes des versets hostiles aux juifs, mais ceux-ci sont tempérés par d'autres versets qui traitent les gens du Livre, juifs et chrétiens, de manière privilégiée par rapport aux autres religions et affirment qu'ils ont le droit à la protection des musulmans. Tout au long de l'histoire de l'islam, des théologiens se sont appuyés sur les uns ou les autres de ces versets. Rien d'extraordinaire à cela : toutes les religions ont donné lieu à des interprétations contradictoires, ce qui est bien la preuve que toute analyse essentialiste est à côté de la plaque. En fait, on ne devient pas anti-juif en lisant les textes islamiques ou ceux de la tradition chrétienne, qui, soit dit en passant, est beaucoup plus anti-juive que la tradition musulmane. C'est parce que l'on a une intention hostile envers les Juifs pour des raisons autres que religieuses que l'on se sert des textes religieux pour la justifier.

Les musulmans ont-ils été influencés par l'antisémitisme européen ?

Certains musulmans, oui. Un théologien comme le Syro-Libanais Rachid Rida a joué à la fin des années 1920, parallèlement à son tournant intégriste, un rôle fondamental dans l'importation des idées antisémites occidentales. Son cas est particulièrement intéressant, car il témoigne du rôle qu'a joué le problème sioniste dans l'émergence de l'antisémitisme dans les pays arabes. À la fin du XIXe siècle, Rida prend la défense du capitaine Dreyfus et écrit un article qui dénonce la manière dont les Occidentaux traitent les "cousins juifs". Après la Première Guerre mondiale et la déclaration Balfour de 1917 qui autorise l'implantation juive en Palestine, il essaie de prendre langue avec les sionistes, mais il échoue. En 1929, alors que s'exaspèrent les tensions entre Juifs et Arabes en Palestine, il reprend à son compte le discours typique de l'antisémitisme européen alors fort répandu : il rend les Juifs responsables de la Première Guerre mondiale, les accuse de vouloir dominer le monde à la fois par la finance et par le communisme, etc. Son itinéraire est intéressant parce qu'il est typique : c'est la question palestinienne qui le fait passer d'une sympathie pro-juive à une attitude anti-juive.

Ce sera le cas également pour Husseini, le mufti de Jérusalem, qui va soutenir la Shoah ?

Amin al-Husseini était un disciple de Rida. Palestinien lui-même, il a été directement confronté à la montée des tensions en Palestine. Il s'est distingué très tôt par une virulence anti-juive qui allait bien au-delà de l'opposition au sionisme. Entré en conflit avec la puissance mandataire britannique qui l'avait désigné au poste de mufti, il vivra la Seconde Guerre mondiale à Berlin et à Rome de 1941 à 1945. C'est durant ces années qu'il s'est mis au service des nazis et des fascistes, leur prêtant ses services, notamment dans le domaine de la propagande pro-Axe et antisémite. Il a poursuivi sa collaboration bien que, selon son propre témoignage, Himmler lui-même l'informa à l'été 1943 du génocide juif perpétré par les nazis.

Aujourd'hui, beaucoup de musulmans nient la Shoah. Ahmadinejad, l'ancien président de l'Iran, a même fait du négationnisme sa marque de fabrique. Le négationnisme en Islam est-il comparable à celui que l'on connaît en Europe ?

Non, l'Islam ne connaît pas aujourd'hui de mouvements négationnistes organisés comparables à ceux que connaissent, par exemple, la Grande-Bretagne, la France ou les États-Unis. En Islam, la négation de la Shoah n'est pas "documentée", elle s'exprime plutôt sous la forme de clichés et de croyances, dans le contexte d'une ignorance entretenue par des régimes obscurantistes qui empêchent l'enseignement de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et en particulier du génocide perpétré par les nazis. Pour ces négationnistes-là, la Shoah est un mythe inventé par les sionistes pour culpabiliser les Occidentaux et obtenir leur soutien. Pour eux, c'est la seule raison qui explique le soutien indéfectible des États-Unis à Israël.

Vous ne pensez pas que vous minimisez le négationnisme dans les pays arabes ?

Non, le négationnisme y est certes fort répandu, mais il est loin d'être général. C'est surtout une attitude, une réaction, nourrie par un autre négationnisme, celui de l'État d'Israël qui refuse de reconnaître la nakba, "la catastrophe" en arabe, c'est-à-dire l'expulsion en 1947-1948 des Palestiniens de leurs terres et de leurs villages. Des historiens israéliens ont contribué à rétablir la vérité à ce sujet. Mais tant que l'État d'Israël ne reconnaîtra pas officiellement sa responsabilité dans ce drame, il n'y aura pas de solution durable au conflit. Et lorsque ce conflit se résorbera, comme il faut l'espérer, le négationnisme de la Shoah parmi les Arabes s'estompera.

Le négationnisme peut donc être analysé comme une réaction ?

Des études menées en Israël dans les années 2000 ont montré que les propos négationnistes augmentent parmi les Palestiniens de manière parallèle aux tensions avec l'armée et le pouvoir israélien. Je ne cherche pas à excuser ce négationnisme qui dessert la cause des Palestiniens, mais il faut comprendre que nier la Shoah est, dans leur cas, une réponse symbolique à la violence physique exercée par l'État d'Israël. C'est une bien piètre réponse, mais elle résulte d'une position de faiblesse et d'une situation d'oppression.

Une interview à retrouver dans notre Hors-série en vente vendredi 27 décembre



Entre l'Étoile et le Croissant, quand les choses ont-elles commencé à déraper ? Certains voudraient croire que le divorce était inscrit bien avant le conflit israélo-palestinien, qu'il était déjà dans la Bible et le Coran. Que le statut d'Ismaël, bâtard d'Abraham, a conditionné l'avenir des Arabes en Palestine et justifié l'inflation de colonies israéliennes sur le territoire de Gaza. Que la colère de Mahomet contre les juifs de Médine au VIIe siècle est une raison suffisante pour vouloir au XXIe anéantir Israël. Chez les peuples du Livre, les mots sont aussi meurtriers que des lance-roquettes. D'où l'utilité de lire le Pacte d'Umar, mais aussi Maïmonide, Rachid Rida, Ibn Qutb, etc., et, à travers eux, de recomposer l'histoire de cette déchirure et de décrypter les mythes. Car entre l'Étoile et le Croissant, si ce ne fut jamais l'amour fou, ce fut souvent une convivialité vraie, faite d'estime et d'échanges. Sans juif, pas d'Islam, et sans Islam, pas de philosophie juive, pas de kabbale peut-être... D'où ce nouveau hors-série de la collection "Les Textes fondamentaux", avec des textes parfois inédits en français et expliqués par les meilleurs spécialistes. Voyage passionnant et dérangeant, qui interdit les jugements sans nuance. Entre l'Étoile et le Croissant, s'il s'agissait d'une histoire d'amour ratée ?

Né en 1951, Gilbert Achcar est professeur à la School of Oriental and African Studies de l'université de Londres. Il est l'auteur, entre autres, chez Sindbad-Actes Sud, de "Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits" (2007), "Eichmann au Caire et autres essais", (2002) et "Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe" (2013).


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Commentaires (23)

  • lola de lou

    Le "partage" initial prévoyait uniquement la création d'un état pour les Juifs, dont le nom n'était pas précisé, sur toute la Palestine. Une premiëre partition a eu lieu avec la création, spécifiquement pour les Arabes palestiniens (acception romaine), de la Transjordanie. Le second partage qui avait réduit l'état hébreux comme peau de chagrin a été accepté par les Juifs, mais pas par les Arabes, c'est pourquoi un état arabe n'a pas été entériné en 1948 (je résume) comme l'a été Israël.  

    Je vous rappelle qu'il y a eu la première guerre, comme je l'ai indiqué lors d'une de mes précédentes réactions, guerre destinée à la destruction d'Israël. Le jeune état, à peine constitué a du faire face seul, avec l'énergie du désespoir, la dernière chance pour les Juifs d'avoir cette terre qui venait de leur être concédée, où avaient toujours vécu nombre de leurs semblables même depuis la destruction du Temple, et ils se sont battus seuls, personne ne les a aidés. Ils ont pu agrandir un peu leur territoire pour le sécuriser un peu : tel que conçu au départ, il était stratégiquement quasi indéfendable, regardez les cartes. Le territoire s'est agrandi lors de la deuxième guerre puis de la troisième, et Israël a fait ce qu'ont fait TOUS les pays victorieux : des conquêtes, car ce sont les conquêtes successives qui sont à l'origine des frontières que nous connaissons aujourd'hui en Europe par exemple. À une des ces occasions, la Transjordanie a envahi Jérusalem - elle en a ensuite été chassée - puis ce qu'elle a appelé la Cisjordanie, qu'elle a fini par abandonner.  Pourquoi Israël ne pourrait-il faire ce que les Européens et les pays du monde entier ont fait depuis que le monde est monde ? D'autant que ce n'est pas Israël qui a voulu ces guerres, mais bien ceux qui ont été vaincus et qui voudraient aujourd'hui faire comme si leurs agressions successives n'avaient pas eu lieu ! C'est un peu facile, non ?  

    Quant au statut spécial de Jérusalem, s'il est aujourd'hui ressenti comme spécial par certains, ce n'est pas de cet aujourd'hui dont il est ici question, mais bien du statut spécial de la ville lors de la création de l'état hébreux, statut "international" qui n'a pas empêché les Jordaniens de la conquérir lors de la première guerre, et d'en chasser tous les habitants juifs - alors que les Juifs, lorsqu'ils ont conquis la ville à leur tour n'en ont jamais chassé les Arabes et leur ont même proposé la gestion de la mosquée.  

    Les faits historiques sont bien réels, il existe des preuves, des documents écrits, des photographies, des reportages, des films, des textes diplomatiques... Un chat est un chat, il n'y a pas là matière à polémique.  .

  • malcolm31

    Pourquoi Israël devrait écouter l'ONU quand cette même ONU fermait sa bouche quand une douzaine de nations ont essayé de l’annihiler en 1948, 1967 et 1973 ? La "conquête" de la Judée-Samarie est due aux agressions arabes, donc n'inversez pas les rôles je vous prie.
    Pour finir, je vous rappellerez que la première résolution de l'ONU à ce sujet a été acceptée par la partie juive à l'époque et refusée par la partie arabe (ce qui est encore le cas aujourd'hui).

  • alainalbert

    Le sujet peut être débattu pendant des heures jusqu'à remonter à des justifications ancestrales ou bibliques. Chacun a les siennes et chacun a ses torts. Revenons au XXème siècle. Israël n'existe en tant qu’État que depuis 1948 et a été reconnu en tant que tel par une majorité de membres de l'ONU d'alors. Le partage initial envisageait bien la création d'un État arabe sur la partie orientale de la Palestine (hors Transjordanie). Pourquoi cette partie est-elle occupée par Israël, qui étend ses colonies ?
    Le statut de Jérusalem, à l'origine territoire international, n'a jamais été résolu. Jérusalem est la capitale d'Israël pour les Israéliens seulement, les autres nations ont conservé leurs ambassades à Tel-Aviv. De cela aussi il faut se souvenir.
    Israël ne peut se tourner vers l'étranger en toute légitimité pour le commerce, la recherche, la défense... Et tourner le dos aux demandes de l'ONU grâce auquel il existe.