Une manifestation en hommage aux 32 victimes de l'attentat commis à Suruç, le 2 juillet 2015, en Turquie.

Une manifestation en hommage aux 32 victimes de l'attentat commis à Suruç, le 2 juillet 2015, en Turquie.

AFP/ADEM ALTAN

"L'enfer est vide, tous les diables sont ici". Le 4 mars 2014, Nazli, jeune étudiante en droit à l'université de Kocaeli, située à une centaine de kilomètres à l'est d'Istanbul, publiait cette citation de William Shakespeare, traduite en turc, sur son profil Facebook. Lundi, les diables l'ont assassinée. Lâchement.

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Elle faisait partie de ces jeunes socialistes mobilisés à Suruç pour contribuer à leur manière à la reconstruction de la ville de Kobané. Elle était venue récolter des jouets et des livres afin de les faire parvenir en Syrie. La jeune femme et 31 de ses compagnons n'ont pas survécu à l'attaque kamikaze survenue ce 20 juillet aux alentours de 13 heures. Le lendemain, son université lui rendait un dernier hommage, sur Twitter. Elle est à droite sur la photo. Elle avait 22 ans.

https://twitter.com/statuses/623581255527997440

Cebrail, engagé pour Kobané

Cebrail Günebakan n'était pas beaucoup plus âgé. Il avait 27 ans. En décembre 2014, il était violemment interpellé par les forces de police pour avoir participé à l'installation d'une tente-mémorial en l'honneur de Sibel Burut et d'autres membres du MLKP, parti marxiste turc. Engagés en Syrie contre Daech, ils avaient à l'époque été tués par des djihadistes, lors de combats à Kobané. Ces derniers jours, depuis l'annonce de la mort du jeune homme par plusieurs médias turcs, une photo de cette arrestation est régulièrement postée sur les réseaux sociaux. Mais on s'attardera davantage sur cet autre cliché, plus récent, le montrant en train de grimacer pour ironiser sur ce visage littéralement déformé par la violence policière.

L'une de ses dernières publications portera sur son engagement pour les enfants de Kobané. Le 12 juillet dernier, il postait sur son compte plusieurs clichés montrant des jouets destinés à franchir la frontière.

Attentat Suruç jouets pour les enfants de Kobané

Une photo publiée par Cebrail G., victime de l'attentat de Suruç, sur son compte Facebook.

© / Facebook/Cerail G.

Hatice, étudiante féministe

Et puis il y a ces autres victimes, pour lesquelles il faudra se contenter de bribes d'informations. C'est notamment le cas de Hatice Ezgi Saadet, une jeune étudiante en histoire de l'art à l'Université des beaux-arts de Mimar Sinan, à Istanbul. Présentée sur les réseaux sociaux comme acquise à la cause féministe, elle a reçu ce mercredi 22 juillet l'hommage de Yalcin Karayagiz, l'un des professeurs de l'établissement. L'homme déplore la perte de cette "précieuse jeunesse", faisant part de sa tristesse et disant maudire ce 20 juillet 2015, journée noire.

La presse a beaucoup parlé de Hatice cette semaine, relayant un selfie dans lequel elle figure (à gauche, en pull blanc), parce que la photo aurait été prise juste avant l'attentat. Une information finalement erronée, comme l'a expliqué le 21 juillet le site BuzzFeed.

https://twitter.com/statuses/623184888146083840

Des jeunes qui "se battent pour le progrès"

On l'aura compris à travers ces quelques portraits succins, ces jeunes universitaires, unis sous les couleurs des jeunes socialistes, n'étaient pas tous liés aux mêmes partis politiques. Certains étaient affiliés à HDP (Parti démocratique des peuples, ndlr), un mouvement représenté au parlement turc, né d'un mouvement pro-kurde. Il se veut aujourd'hui représentant de toute la société, en particulier des minorités, et prône des valeurs telles que la démocratie directe, la justice, ou encore l'égalité des droits. On trouvait également dans les rangs de ce regroupement socialiste des jeunes sensibles à des causes plus activistes, d'extrême gauche, souvent réprimées par les autorités turques, considérées dans le pays comme des organisations terroristes. C'est notamment le cas du MLKP cité plus haut, ou encore de l'ESP, le Parti socialiste des opprimés turcs.

"Ces mouvements d'oppositions comblent le vide laissé par les partis traditionnels. C'est vrai qu'on peut en ce sens établir un lien avec des partis comme Syriza en Grèce. Les jeunes ne comprennent pas cette inertie du pouvoir en place vis-à-vis de Daech, ils veulent faire entendre leur voix, se battre pour le progrès", raconte Étienne Copeaux, chercheur associé au Gremmo (Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient.

Il est clair que ce rassemblement dépassait largement les clivages politiques. "Ces jeunes venaient de partout, ils n'étaient pas tous engagés politiquement", ajoute le chercheur. "Touché" par l'attentat survenu lundi, ce spécialiste de la Turquie s'est alors demandé ce qu'il pouvait bien faire en la mémoire de ces jeunes.

Sur son blog, il a donc décidé de montrer leurs visages, de donner leurs noms. "Au bout d'une journée de travail, on a l'impression de les connaître. Ces jeunes étaient réunis autour de valeurs basiques, celles de la solidarité et de la démocratie. J'admire la jeunesse turque, son dynamisme. Cette jeunesse est politisée, active et très présente sur les réseaux sociaux. Elle permet au pays de ne pas s'endormir." Pour lui, c'est bien "la Turquie la plus avancée, la plus démocratique", qui a été attaquée. La Turquie la plus moderne.

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