Cinéma

Le plan secret pour faire chuter Kim Jong-Un

Les clés USB feront-elles tomber la dictature ? Dans un régime sans opposition ni relations avec l’extérieur, la liberté prend des détours inattendus. En diffusant clandestinement des séries et des films américains, activistes et contrebandiers donnent aux Nord-Coréens les moyens d’échapper à leur prison idéologique. Reportage dans un monde où "Friends" passe pour un manifeste contre-culturel.
kim jong un

C’est une nuit sans lune dans le nord-est de la Chine. Trois hommes se fraient silencieusement un chemin entre les arbres. Ils n’ont rien pour s’éclairer et avancent dans une obscurité telle qu’ils ne voient pas le fleuve Tumen qui s’avance peu à peu devant eux. Seul le bruit du courant les avertit qu’ils sont arrivés à destination – la frontière nord-coréenne. Plus tôt dans la soirée, les trois individus rinçaient le patron de la police locale et le chef de la brigade douanière dans un restaurant gastronomique voisin. Un festin de plus de vingt plats, dont une carpe frite servie vivante. Après avoir achevé leur gueuleton par quelques cigarettes de luxe et plusieurs shots de liqueur de sorgho, les fonctionnaires ont appelé certains de leurs subordonnés afin de leur ordonner de quitter leurs postes pour quelques heures. Ces dîners pots-de-vin sont devenus une habitude, presque une coutume amicale. Nos trois contrebandiers possèdent même leur propre clé pour ouvrir le cadenas qui verrouille la clôture en barbelés de la frontière.

Comme les pilules rouges de Matrix
De retour près de l’eau, le meneur du trio, un "transfuge" nord-coréen d’âge moyen qui répond au nom de Jung Kwang-il, se faufile dans les hautes herbes qui recouvrent le rivage du Tumen. Il sort de sa poche une sorte de boîtier laser bon marché qu’il agite en direction de la rive opposée, avant d’attendre la réponse : s’il distingue un X formé par un autre laser, l’opération sera annulée. Mais c’est un cercle qu’il aperçoit dessiné dans les ténèbres.

""Les séries américaines annulent tout ce que le régime nous a dit sur la vie des occidentaux." L’activiste Kang Chol-Hwan"

Celui qui a tracé ce cercle, un homme trapu vêtu d’un sweat à capuche et d’un short, les rejoint alors de leur côté. Jung a convenu de ce rendez-vous la veille en s’adressant à lui en code par talkie-walkie. Ils se donnent l’accolade puis prennent des nouvelles de leur santé et échangent leurs vues sur le prix des champignons nord-coréens. Puis Jung tend à son camarade un sac plastique soigneusement fermé, qui contient ce qui constitue un véritable trésor sur le marché noir du pays le plus fermé du monde : 200 clés USB et 300 cartes micro SD, toutes pleines à craquer de contenus vidéo comme Lucy ou 22 Jump Street.

Pour obtenir le silence des gardes-frontières nord- coréens, Jung a glissé dans le sac un laptop, des cigarettes, de l’alcool et une liasse de 1 000 dollars. L’homme en sweat à capuche se saisit de la contrebande digitale avant de s’enfoncer à nouveau vers le plus profond trou noir de l’information du monde. Cette mission a été planifiée puis exécutée en septembre dernier par le North Korea Strategy Center et son fondateur de 46 ans, Kang Chol-hwan, connu pour son livre Les Aquariums de Pyongyang : Dix ans au goulag nord-coréen (Robert Laffont, 2000). Ces dernières années, l’organisation de Kang est devenue la plus importante d’un réseau clandestin qui fait régulièrement passer des données interdites en Corée du Nord. Le NKSC "rentre" à lui seul 3 000 clés USB par an et avec elles des centaines de films, d’albums et de livres électroniques. Kang ne vise rien moins que le renversement du régime par l’éveil des consciences. Il croit fermement que ce ne seront ni les drones ni les chars qui briseront le joug de la dynastie Kim sur trois générations de ses compatriotes, mais bien une invasion progressive de clés USB contenant des épisodes de Friends et des comédies de Judd Apatow.

Selon Kang, les clés USB sont des sortes de pilules rouges de Matrix : elles bouleversent les certitudes d’esprits évoluant dans un monde d’illusions. "Quand ils découvrent une série comme Desperate Housewives, mes compatriotes voient des Américains qui n’ont rien des impérialistes belliqueux que le régime leur a décrits. Ils voient juste des gens qui ont des liaisons ou que sais-je encore, et qui sont libres, qui prennent du bon temps. Ça annule tout ce qu’on leur a dit jusqu’alors sur l’Occident et ça déclenche une véritable révolution dans leurs cerveaux."

L’indispensable arme idéologique
Et pas la peine de passer dix ans au goulag pour voir à quel point la Corée du Nord a besoin d’une révolution. Depuis la scission de la péninsule au terme de la Seconde Guerre mondiale, le pays est devenu ce qu’un universitaire du nom de Victor Cha a appelé "le pire endroit au monde", au fil de décennies passées à combiner choix économiques désastreux et politique militaire sociopathe. Son histoire récente ressemble à une lente apocalypse. Alors qu’en 1945, le Nord disposait d’une économie plus forte et d’infrastructures plus solides que le Sud, son PIB représente aujourd’hui un quarantième de celui de son voisin. Seuls 16 % des foyers mangent à leur faim, selon une étude de 2012 du World Food Program, et 28 % de la population souffre de retards de croissance. Dans certaines régions, ces déficiences atteignent 40 % des enfants de moins de 5 ans. Les effets de cette famine massive sont à la fois mentaux et physiques : une autre étude, réalisée en 2008 par le National Intelligence Council, a montré qu’un quart des militaires étaient réformés pour insuffisances cognitives.

Le gouvernement totalitaire de Kim-Jong-un, 32 ans, punit de mort toute forme de résistance politique. Et c’est avant tout par une mainmise psychologique totale que le régime contrôle les esprits. Son système de propagande endoctrine ses 25 millions de "citoyens" dès leur naissance en affirmant mordicus que la dynastie Kim est infaillible et que le niveau de vie national se situe bien au-dessus des moyennes mondiales. Toute tentative d’introduire des idées concurrentes à celles en vigueur, ne serait-ce que la simple possession d’un transistor captant les ondes étrangères, se trouve considérée comme une menace pour le pouvoir et peut être sanctionnée par la déportation dans des camps, où se trouvent aujourd’hui plus de 200 000 personnes, selon les chiffres d’Amnesty International.