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Reportage

Kif Kif Vivre Ensemble, le choc culturel sans bouger de sa ville

Ruptures de jeûne, initiation au golf, concerts de rap ou de musique classique... L'association permet à des personnes aussi différentes que possible de se rencontrer autour d'une activité inédite pour l'un, habituelle pour l'autre.
par Elsa Maudet
publié le 24 juillet 2015 à 9h59

Le rendez-vous est fixé devant une banque du XXarrondissement de Paris. Consigne a été donnée par mail de s'habiller de façon «confortable (mais non moins élégante)». Quelque chose entre le jogging et la tenue de soirée, donc. Ça laisse de la marge, et pas mal de crainte de se planter. Sur place, on retrouve Véronique, Christine et Francis, dont aucun n'a la moindre idée de ce qui l'attend. Tous les trois se sont inscrits sur le site de l'association Kif Kif Vivre Ensemble pour participer à une rencontre surprise, avec une personne d'un univers a priori étranger au leur. Un Rendez-vous en terre inconnue à l'échelle française, et même parisienne pour l'heure, même si l'asso a vocation à rapidement se déployer à l'échelle nationale.

L'hôte surprise du jour, c'est Oumou, une Malienne de 45 ans installée en France depuis plus de vingt ans, dont le sourire est vissé jusqu'aux oreilles. «Je vous emmène pour une grande surprise !», n'a-t-elle de cesse de répéter à ses invités, soulignant chaque fois quel plaisir elle a de les rencontrer et de leur faire partager un petit bout de ce qu'elle est. Oumou porte une élégante robe africaine bleue et des talons, qui mettent un peu la pression aux jeans-baskets qui l'accompagnent. Après une rapide présentation du quartier, la petite troupe arrive sur le lieu de la surprise : la place de la Réunion, dans le XXarrondissement, où va se tenir d'ici quelques instants la cinquième Fête des griots, organisée par l'association Benkadi Afema XX. «C'est une fête traditionnelle d'Afrique de l'Ouest, explique Oumou. Vous allez participer, j'espère que vous allez aimer.»

Curiosité

Véronique, 43 ans, a décidé d'expérimenter une rencontre surprise pour satisfaire sa curiosité. «J'habite à Paris, tous mes potes sont blancs, je vis dans un environnement… pas aseptisé, mais presque», admet cette entrepreneure. Les attentats de janvier ont servi de déclic : «Je voulais aller vers les autres, vers l'autre en général. La curiosité a beaucoup à voir avec ce qui s'est passé. Quand je voyage, je vais généralement chez l'habitant, j'essaye de me confronter à d'autres cultures. On peut le faire à Paris, finalement.» Francis, lui, est un étudiant péruvien installé en Belgique, de passage en France pour deux mois. Il a vu la rencontre surprise comme un bon moyen de pratiquer son français. Christine a été séduite par le concept d'«être surprise de A à Z, de ne pas savoir où tu vas mettre les pieds, de découvrir un univers».

Oumou traite ses invités avec beaucoup d'égards, leur apporte jus de bissap et djimbéré (jus de gingembre), les présente avec fierté à tous les participants de la fête. «Le griot, c'est celui qui rapporte l'histoire de l'Afrique, le messager. C'est le journaliste d'avant, explique un des griots. C'est celui qui est missionné pour aller chercher la main de la fille, le médiateur officiel s'il y a un problème.» Balafon, tambi, n'goni, kora, tamani… Oumou présente tous les instruments de l'orchestre à Véronique, Christine et Francis. «Je fais ça pour que vous sachiez qu'il y a d'autres choses que la musique française, d'autres façons de s'évader», leur lance-t-elle, avant de leur traduire les louanges chantés en bambara.

Oser le tête-à-tête

L'idée de Kif Kif a germé dans l'esprit de Denis Griponne, son cofondateur et président. Gosse des quartiers populaires, musulman d'origine malienne, il a suivi des études de droit puis a intégré Sciences-Po Paris. «J'ai rencontré une grande diversité de personnes, hyper enrichissantes mais qui ne se fréquentaient pas forcément entre elles et pouvaient avoir des préjugés les unes vis-à-vis des autres, explique-t-il. J'ai eu envie de créer des ponts entre ces univers et ces personnes.» En 2010, dans ce «climat dégueulasse de crispation très forte autour des musulmans et de l'islam», il lance sur les réseaux sociaux l'appel «Je suis musulman, n'ayez pas peur», pour que les voisins se rapprochent à l'occasion de la fin du ramadan. Souhaitant sortir d'un prisme uniquement musulman, il organise ensuite un hommage citoyen à Nelson Mandela lors de sa mort, en décembre 2013. Puis met au point Kif Kif, avec cinq amis à lui, l'an passé. Rien que depuis mars dernier, 60 rencontres ont eu lieu, réunissant 200 personnes. Il y a eu des ruptures du jeûne durant le ramadan, une initiation au golf, des concerts de rap ou de musique classique, un atelier d'agriculture urbaine, un baptême catholique, un festival du film brésilien, des expos… «Tu proposes un loisir quotidien banal pour toi, et on t'envoie des personnes qui n'en ont pas l'habitude», résume Denis Griponne.

Place de la Réunion, Véronique a rejoint la piste de danse, fortement sollicitée par Oumou. Après quelques pas, elle part s'acheter du mafé et des bananes alloco au stand de restauration proposé à l'occasion de la fête. «Je n'ai pas pris assez de risques, parce que j'ai choisi une activité en groupe [les rencontres surprises peuvent aussi se faire en tête-à-tête, ndlr], regrette-t-elle. Je ne me sens pas décalée, mais c'est une porte d'entrée. L'initiative de l'association est top, c'est à refaire.» La prochaine fois, c'est décidé, elle osera le tête-à-tête.

A quelques pas d'elle, on tombe sur Eléa et Arnaud. Les deux étudiants sont en couple et ont participé il y a quelques semaines à une rupture du jeûne durant le ramadan grâce à Kif Kif. «C'était vraiment une découverte totale parce que je n'ai pas d'amis musulmans. J'ai appris plein de choses sur ce qu'est le ramadan, comment se passe le repas, comment faire la prière ou les ablutions», sourit l'étudiante en sciences politiques. Ce sont leurs hôtes qui leur ont parlé de la Fête des griots, qui se tient dans un quartier, populaire, où ils ne mettent jamais les pieds. Complètement emballés par l'initiative, ils cherchent désormais quelle activité proposer pour recevoir à leur tour.

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