Le mythique Liverpool Football Club aurait-il perdu son âme d'antan ?

Un propriétaire américain, des joueurs étrangers, l'argent qui coule à flots, des marques omniprésentes, des billets hors de prix... Emportée par la fièvre néolibérale, l'équipe légendaire de Liverpool n'est plus ce qu'elle était. Il pleut des tacles au royaume du ballon rond. Reportage.

Par Emmanuel Tellier

Publié le 26 juillet 2015 à 16h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h46

Au départ, ce n'étaient que quelques sanglots discrets. Puis les larmes sont devenues plus abondantes, à tel point que plusieurs personnes présentes dans la tribune se sont approchées de la jeune femme pour savoir ce qui pouvait bien la mettre dans pareil état. Dans un anglais approximatif, la touriste venue d'Asie, cheveux noués dans un foulard mauve et appareil photo en bandoulière, s'empresse de les rassurer : « Je pleure parce que que je suis heureuse. Venir à Liverpool était mon rêve depuis des années. Je voulais voir Anfield, cette pelouse magnifique, ces tribunes. Anfield, c'est mythique. »

Jour de deuil à Bangkok

Nous sommes une soixantaine de visiteurs à arpenter les travées du stade aux fauteuils rouges, pendant qu'un guide nous raconte les glorieuses épopées du Liverpool Football Club, l'une des équipes les plus célèbres au monde, installée dans le faubourg ouvrier d'Anfield depuis 1892. J'engage la discussion avec la jeune touriste. Jeeja est thaïlandaise, elle a 29 ans.

Elle explique être fan du Liverpool FC depuis six ans ; c'est son frère qui lui a transmis le virus. Avant, elle ne connaissait rien au football, mais quand elle a découvert, à la télévision, la vitesse du jeu et la ferveur du public dans le stade, ça a fait tilt. En Thaïlande, ajoute-t-elle, Liverpool est « le club numéro un dans les cœurs. Et Steven Gerrard, le capitaine de l'équipe, est un dieu vivant. Il y a six mois, nous avons tous pleuré quand le club a annoncé qu'il allait quitter Liver­pool cet été. C'était un jour de deuil national à Bangkok. »

Jeeja, qui est vétérinaire, a fait le voyage avec un groupe de trente personnes du même fan-club — un des deux cents que compte le LFC dans cinquante pays. Ils ont payé 2 000 euros chacun pour passer trois jours dans la ville de leurs rêves. Ce soir, ils iront faire la fête au Cavern Club, le sous-sol où les Beatles gagnèrent leur ticket vers la gloire entre 1961 et 1963. Football anglais et nostalgie rock'n'roll : voilà ce que les Thaïlandais, les Indonésiens, les Malaisiens, très nombreux à Liverpool depuis quelques années, viennent chercher dans les ruelles de l'ancien port industriel.

“Ce n'est plus vraiment un club anglais, mais une marque internationale, un logo...”

Le lendemain matin, rendez-vous avec John Aldridge, ancien joueur du Liverpool FC, pour évoquer ce football britannique devenu, depuis une dizaine d'années, un parfait concentré de tous les excès du néolibéralisme : une gigantesque Bourse aux footballeurs et un show télévisuel à l'impact planétaire. « Aldo », attaquant rugueux et sixième meilleur marqueur de l'histoire du championnat anglais — avec trois cent trente buts inscrits —, n'est pas plus étonné que ça quand on lui parle des larmes de Jeeja.

« Anfield, j'y vais pour les matchs, que je commente à la radio, mais aussi pour y mener certaines de ces visites commentées. Ces Indonésiennes, ces Malaisiennes au bord de l'évanouissement, je connais ! Ce phénomène est dingue : on a l'impression que Liver­pool n'est plus vraiment un club anglais, mais une marque internationale, un logo, comme pour les parfums, les vêtements de luxe... Ces supporteurs asiatiques sont fascinants. L'autre jour, il y avait un Chinois de 16 ans qui connaissait mieux l'histoire du club que moi... »

Comme d'autres anciennes gloires locales, Aldridge, 56 ans, est mis à contribution par le Liverpool FC pour tenter, selon ses mots, d'« incarner un passé et un état d'esprit, celui du football populaire des années 1970 et 1980, dont il ne reste pas grand-chose en vérité ». A Liverpool, tout a changé. A commencer par les propriétaires du club, passé sous pavillon américain en 2007.

Boss américain

L'actuel propriétaire est un certain John W. Henry, patron des Red Sox, l'équipe de base-ball de Boston. Rien de très original : treize clubs sur les vingt que compte le championnat anglais ne sont plus... anglais. Leur équipe, leur centre de formation, leur stade appar­tiennent à des sociétés étrangères — russe (Chelsea), américaines (Manchester United, Fulham, Aston Villa...), russo-américaine (Arsenal), égyptienne (Hull City) — ou à des consortiums d'actionnaires malaisiens, islandais, lettons, pakistanais, sud-africains... Les pays du Golfe ne sont pas en reste, puisque Manchester City est la propriété d'un groupe des Emirats arabes unis (de même que le Paris-Saint-Germain appartient à une société qatarie).

Si plusieurs clubs ont évité la faillite grâce à ces investisseurs arrivés depuis dix ans, beaucoup dans le pays s'inquiètent de leur domination, et plus encore de leurs motivations. Pour « Aldo » Aldridge, « le football d'avant, populaire, bon marché, a du plomb dans les tibias. Le propriétaire de Liver­pool ne vient jamais voir jouer l'équipe ; il gère son bien comme une en­treprise à faire fructifier pour mieux la revendre dans quelques années ». Est-ce forcément un problème ? L'impact sur le jeu de l'équipe est-il négatif ?

« Pas forcément, non. La dimension spectaculaire du foot est même plus forte qu'avant ! Les clubs se battent à coups de millions pour attirer les meilleurs joueurs — ou supposés tels — dans l'espoir de les voir marquer beaucoup de buts. Mais c'est une fuite en avant. Les joueurs changent sans cesse de club. Beaucoup deviennent des mercenaires. On ne construit plus rien sur la durée, l'esprit du sport est menacé. »

Business is business

Pour avoir le droit de diffuser les matchs du championnat anglais, la chaîne de télé Sky (tentaculaire réseau sportif au Royaume-Uni), British Telecom et un ensemble de chaînes étrangères (dont Canal+, en France) ont accepté de payer 3,2 milliards d'euros par an de 2016 à 2019 — 68 % de plus que pour la période 2013-2016 ! Le club le moins bien classé de Premier League (le championnat anglais) touche davantage en droits télé que le PSG, leader dans l'Hexagone.

Ces versements mirobolants sont encaissés puis redistribués aux clubs par la Premier League, une entreprise privée organisant le championnat — alors qu'en France c'est la Ligue de Football, opérant sous délégation de service public, donc de l'Etat, qui assure cette responsabilité. Délibérément libéral, le système anglais ne trouve rien à redire quand ladite entreprise signe un accord avec la banque Barclays pour ajouter son nom sur l'affiche du championnat national, devenu « The Barclays Premier League ». Big money et football : mariage consommé !

L'argent privé étant l'unique carburant du foot anglais — Roman Abramovitch, propriétaire russe de Chelsea, aurait investi 1 milliard d'euros depuis 2003 ! —, la publicité imprime sa marque jusqu'au frontispice des stades. A Londres, le terrain d'Arsenal s'appelle l'Emirates Stadium, du nom de la compagnie aérienne de Dubai - une pratique courante en Allemagne, et qui se développe peu à peu en France, selon l'exemple de l'Allianz Riviera de Nice. A Liverpool, des travaux sont en cours pour agrandir la tribune principale d'Anfield... et proposer davantage de loges privatives aux entreprises (loyer : 80 000 livres par an pour une loge de huit places). Pro­­blème, selon les « vrais » supporteurs : ces VIP ne connaissent rien au foot. Et ne savent pas mettre l'ambiance...

Steven Gerrard à Anfield en mai 2015.

Steven Gerrard à Anfield en mai 2015. Photo: Oli Scarff/AFP

“L'argent est devenu l'obsession des dirigeants de clubs”

Si les fan-clubs de Liverpool sont si nombreux en Asie, ce n'est pas seulement parce que les percées balle au pied de Steven Gerrard font rêver les petits garçons (et Jeeja) : c'est surtout parce que des entreprises comme Standard Chartered (groupe bancaire très présent en Thaïlande) et Garuda (la compagnie aérienne indonésienne) ont choisi de faire du Liverpool FC leur premier vecteur publicitaire. Les deux marques payent chacune 30 millions d'euros par an pour s'afficher sur le torse des champions... et de centaines de milliers de fans ainsi transformés en publicités ambulantes.

Elles ont même ajouté quelques millions en bonus pour que le Liverpool FC fasse une tournée d'été en Asie et en Australie, avant la reprise du championnat, le 8 août. Le joueur de foot est devenu un VRP de luxe — au grand dam des supporteurs et des médecins du sport. Pour l'entraîneur français Jacques Crevoisier, « ces tournées en Asie sont un non-sens sportif. On impose des voyages épuisants et des décalages horaires à répétition à des joueurs en pleine préparation. Mais l'argent est devenu l'obsession des dirigeants de clubs. »

Le technicien franc-comtois connaît le Liverpool FC comme sa poche : il a été pendant deux ans le bras droit de Gérard Houllier, lorsque celui-ci était le manager du club. Si Houllier fut à Liverpool de 1998 à 2004, Jacques Crevoisier se chargea des entraînements du groupe pro de l'été 2001 à l'été 2003. Pour ce spécialiste de la psychologie des joueurs, l'omni­présence de l'argent ne tue pas l'appétit des joueurs sur le terrain. « Ils n'ont qu'une obsession : faire partie de l'équipe le jour du match. Et s'ils ne sont pas titulaires, je peux vous assurer qu'ils en sont malades à crever, car ils ont la compétition dans le sang. Très jeunes, ils ont intégré qu'ils gagneraient beaucoup d'argent ; ensuite, ils n'y pensent plus, ils sont dans leur bulle. »

Folie des transferts

Sauf pendant la période des transferts, qui voit s'échanger des indemnités parfois colossales. « La catastrophe, dans le foot moderne, ce sont les agents, qui peuvent toucher jusqu'à 10 % des indemnités. Pour ces intermédiaires, le mouvement sur ces marchés rapporte, alors que l'immobilité ne rapporte rien. Ça crée un bazar invraisemblable au sein des équipes, une pression absurde de la part des supporteurs, des investisseurs, etc. Les clubs se retrouvent à faire des erreurs fatales, comme Liverpool avec le recrutement de l'Italien Mario Balotelli, qui n'a pas le niveau et a été payé bien trop cher. »

Cette folie des transferts a provoqué une hallucinante inflation des contrats. En 2015, le salaire moyen d'un joueur employé par un club anglais est de 255 000 euros par mois. C'est six fois plus qu'en France (40 000 euros, une moyenne tirée vers le haut par le très riche PSG). Même les salaires des joueurs de deuxième division anglaise sont plus élevés que ceux de l'élite en France ! A Liverpool, le mal-aimé Balo­telli, qui n'a finalement marqué qu'un but en 2014-1015, touche 200 000 livres par semaine pour... ne pas jouer. La direction cherche désormais à le revendre.

Rappelons que depuis l'arrêt Bosman de 1995, les sportifs de l'Union européenne peuvent circuler sans entrave d'un pays à un autre, ce qui a entraîné une « internationalisation » des championnats nationaux. Aujourd'hui, 65 % des joueurs évoluant en Angleterre sont étrangers. Ils n'étaient que 11 % en 1992. Lors d'un récent Chelsea-Arsenal, il n'y avait que trois citoyens anglais sur la pelouse : les arbitres.

“Nous nous sentons les cocus de l'histoire”

Du coup, s'offusque Jacques Crevoisier, « si on est né en Angleterre, il faut être un génie du foot pour obtenir sa place dans une équipe. La concurrence étrangère est délirante ». John Aldridge complète : « Le centre de formation de Liverpool, qui ratisse tous les meilleurs jeunes de la région, n'arrive plus à sortir un seul joueur pro. On vide les campagnes des gamins les plus doués, mais ensuite leur rêve se brisera parce qu'ils ne seront pas assez forts pour la Premier League. Le bilan humain de ce mirage entretenu par les clubs professionnels est désastreux. »

Dans les faubourgs de Liverpool, l'engouement des supporteurs ne semble pas souffrir de cette fièvre libérale. Le stade affiche complet, il y a plus de dix ans d'attente pour obtenir un abonnement annuel individuel. « Les classes populaires ne peuvent plus venir au stade !, déplore Aldridge. Un billet coûtait l'équivalent de 3 livres quand j'étais gamin. C'est 55 livres (environ 78 euros) aujourd'hui pour la place la moins chère, et 750 livres (environ 1 050 euros) pour un abonnement d'un an dans le Kop ( la légendaire tribune populaire, derrière un des buts). A mon époque, le foot était un truc de prolétaires. Ceux qui étaient en tribune avaient grandi dans la même rue que ceux qui étaient sur le terrain ; ils avaient la même vie, les mêmes soucis. »

Pour Crevoisier, les fans du Liver­pool FC refusent d'admettre que ce club mythique, tant aimé par leur père, leurs grands-pères, a changé du tout au tout. Pourtant l'âge d'or est révolu. La couronne de champion d'Angleterre semble en effet promise, année après année, à Manchester City ou Chelsea, clubs plus riches encore, plus dépensiers aussi. « Au mieux, nous pouvons espérer être cinquièmes », confient Gareth Roberts et Neil Atkinson, les responsables de l'excellent site web de fans The Anfield Wrap : « Pour gagner, il faudrait dépenser encore plus, étoffer notre effectif, et donc aller vers une logique plus libérale encore... au risque de tuer l'âme du club. Nous sommes tiraillés, et désabusés. La logique financière fausse le championnat anglais ; et nous nous sentons les cocus de l'histoire... »

Le dernier des Mohicans

Car ils sont passés près du Graal. En 2013-2014, déjouant tous les pronostics, Liverpool réalisa une saison extraordinaire, et faillit remporter le titre, notamment grâce à son attaquant uruguayen, Luis Suárez, depuis parti à Barcelone. « On y a cru, raconte Gareth. Au printemps, les victoires s'enchaînaient, onze à la suite, et à Anfield l'ambiance était démente, le stade en feu. »

L'exploit semblait à portée de main. « Hélas, comme le monde entier a pu le voir à la télé­vision, dans un match décisif, Steven Gerrard a glissé et perdu le ballon, provoquant un but assassin de Chelsea. En trois ­secondes, nous avions perdu le titre. » Neil préfère en rire, mais « si n'importe quel autre joueur avait fait une bêtise pareille, le stade l'aurait tué. Comme c'était Steven Gerrard, le héros du peuple rouge, un gars de la région, le dernier des Mohi­cans, on lui a pardonné. »

Ce soir-là, l'équipe de The Anfield Wrap avait organisé une énorme fiesta dans un entrepôt transformé en discothèque éphémère, dans l'espoir de fêter le titre. Des centaines de billets pour la fête avaient été prévendus. « Le titre envolé, on s'est dit que personne n'allait venir, que la soirée allait être nulle... Mais les gens sont venus, et l'ambiance était fabu­leuse. Ce fut une des meilleures fêtes qu'on ait jamais vues à Liverpool. Après tout, ce n'est qu'un sport ! Et nous, nous étions fiers de notre équipe, fiers de Liverpool. »

 

 

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