Pillages au Venezuela : "Une boîte d’œufs coûte 87 euros !"
Publié le : Modifié le :
Des dizaines de magasins ont été pillés depuis le début de l’année au Venezuela, confronté à une grave pénurie de biens de première nécessité. Le 31 juillet dernier, un homme est même décédé en marge de pillages ayant dégénéré à Ciudad Guyana, dans le nord-est du pays. Pour nos Observateurs, ces événements traduisent l’exaspération de la population.
Sucre, farine de maïs, lait, huile, papier toilette, couches, médicaments, savon… Depuis deux ans environ, la liste des produits manquant au Venezuela ne cesse de s’allonger. Et la pénurie s'est encore aggravée ces derniers mois, contraignant la population à faire la queue, parfois durant des heures, devant les supermarchés et les pharmacies.
Durant le premier semestre 2015, 56 pillages et 76 tentatives de pillage ont été recensés par l’Observatoire vénézuélien des conflits sociaux. L’organisme a également comptabilisé 2 836 mouvements de protestation contre les pénuries durant la même période, soit 16 par jour en moyenne.
Le 31 juillet, la ville de Ciudad Guyana, dans l’État de Bolivar, a connu ses premiers pillages. La foule s’en est prise à plusieurs magasins du quartier populaire de San Felix. Un jeune homme de 21 ans est décédé, tué par balles, une trentaine de personnes ont été blessées et plus de 80 ont été arrêtées.
"Ça a dégénéré quand les gens ont appris que le prix du ticket de bus était multiplié par 5"
Dimas Reyna, étudiant et membre de l’ONG Voto Joven, vit à Ciudad Guyana. Il revient sur le ras-le-bol des habitants au sujet des transports en commun ayant provoqué, selon lui, les pillages du 31 juillet.Je circulais en voiture à San Felix quand les troubles ont commencé. Énormément de gens attendaient à un arrêt de bus. Quand l’un des bus de la compagnie TransBolivar est arrivé, le conducteur a annoncé que le prix du ticket était passé de 10 à 50 bolivars [soit de 1,44 à 7,18 euros, NDLR]. C’est l’État de Bolivar qui a créé cette compagnie en 2007, mais il ne contrôle pas vraiment les prix, qui peuvent donc varier en fonction de l’heure de la journée et de l’humeur du conducteur. Les gens se sont alors énervés. Ils ont fait descendre le conducteur du bus et cassé ses vitres. Ensuite, j'ai quitté les lieux, mais tout est parti de là, puisque les pillages ont commencé à ce moment-là. [Un autre élément aurait mis de l’huile sur le feu : la rumeur selon laquelle le supermarché chinois Uniferia avait été réapprovisionné, NDLR.]
La population est à bout. À San Felix, les gens sont souvent obligés de se lever très tôt pour aller attendre le bus, parfois dès 5 heures du matin, afin de se rendre dans le secteur de Puerto Ordaz, où sont situés la plupart des centres commerciaux, des entreprise et les universités… Comme il y a peu de bus, ils attendent souvent longtemps, et lorsqu'un bus arrive, les gens sont serrés comme des sardines à l'intérieur.
"Le prix de la boîte d’œufs a triplé depuis le début de l'année"
Concernant les produits alimentaires, à titre d’exemple, une boîte d’une quarantaine d’œufs coûte 600 bolivars actuellement [soit 87 euros, NDLR], contre 200 en début d’année [soit 29 euros, NDLR], sachant que le salaire minimum est de 7 000 bolivars environ [soit 1 014 euros, NDLR]…
Le 31 juillet, tôt dans la matinée, la foule s’en est d’abord prise à des revendeurs – appelés "bachaqueros" au Venezuala – qui achètent des produits pour les revendre plus cher, sur le marché noir, aux personnes ne souhaitant pas faire la queue devant les magasins. Elle a ensuite pillé le supermarché chinois Uniferia, ainsi qu'un autre magasin.
La police et la Garde nationale bolivarienne (GNB) sont arrivées sur place vers 8 h 30 et ont tiré pour disperser les gens. Selon les témoignages recueillis par une ONG locale, un jeune homme a alors été tué par balle.
Les gens ont ensuite pillé un camion de céréales, deux autres magasins et le marché municipal de Chirica, qui regroupe des dizaines de petites boutiques. La situation a été contrôlée par les forces de l'ordre seulement en début d'après-midi.
"Les gens font la queue devant les magasins, sans même savoir si des produits vont arriver"
Wilson Castro habite lui aussi à Ciudad Guyana, où il présente un programme de télévision communautaire.Le 31 juillet, je me suis rendu là où les pillages s’étaient produits, vers 13 h. Sur place, tout le monde m’a répété : "Le peuple a faim." Ces pillages sont vraiment le signe d’une colère très forte chez les gens, qui se sentent impuissants face aux pénuries.
Les gens s’en sont pris à des commerçants asiatiques, car ils ont souvent des produits en réserve qu'ils vendent aux "bachaqueros" et non pas aux clients "normaux". [Cette pratique serait courante dans la ville, NDLR.] Les "bachaqueros" les revendent ensuite cinq à six fois plus cher, ce qui engendre une spéculation sur les produits de base.
Il y a des "bachaqueros" pauvres, qui font ça pour survivre, car c'est une activité très rentable. Mais certains sont aussi membres de réseaux très organisés, qui existent depuis deux ans environ. Dans les zones frontalières, ce sont parfois de véritables mafias, qui achètent des produits en Colombie ou au Brésil. [Ce phénomène est ancien, mais il serait toutefois en augmentation et toucherait une gamme de produits de plus en plus large, NDLR.]
Les classes moyennes ont généralement recours à ces revendeurs pour éviter de faire la queue. Mais les plus pauvres n’ont pas le choix : ils sont contraints d’attendre devant les magasins, parfois sans même savoir quels produits vont arriver. Et parfois, rien n'arrive…
À la suite du drame de San Felix, le gouverneur de l’État de Bolivar, du parti au pouvoir, a affirmé que ces événements n’étaient pas spontanés et qu’une bande d’hommes armés avait incité les gens à piller les magasins. Le président Nicolás Maduro a accusé une fois de plus les États-Unis et l’opposition d’être à la manœuvre, à cinq mois des élections législatives. Cette dernière a dénoncé, en retour, la répression policière, les pénuries à l'origine des débordements et le fait que le gouvernement élude toute responsabilité.
Miné par la chute des prix du pétrole, le Venezuela est entré en récession en 2014, selon la Banque centrale du pays, et enregistre un taux d'inflation supérieur à 60 % sur un an, le plus élevé d'Amérique latine. La baisse du prix du pétrole, qui représente plus de 90 % des exportations du pays, a réduit de moitié les rentrées de devises du gouvernement en 2014. De quoi compromettre sa capacité à importer, alors que le pays importe plus de 70 % des biens qu’il consomme.
Cet article a été écrit en collaboration avec Chloé Lauvergnier (@clauvergnier), journaliste à France 24.