C’est de six balles, dont une dans la tête, qu’un policier blanc abat Michael Brown, un jeune Noir de 18 ans non armé, pendant l’été 2014 à Ferguson. Une petite ville du Missouri dont on n’aurait jamais entendu parler, un événement qui n’aurait sans doute pas provoqué des semaines de manifestations et fait les unes des journaux du monde entier sans Twitter. Ou, plus précisément, sans Black Twitter et ses hashtags mémorables, égrenés au fil des meurtres de noirs par la police aux Etats-Unis : #BlackLivesMatter et #IAmTrayvonMartin d’abord, lors du meurtre de Trayvon Martin en 2012, #ICan’tBreathe lors de celui d’Eric Garner, #BringBackOurGirls lors de l’enlèvement des lycéennes nigérianes par Boko Haram et enfin #Ferguson, en 2014.
Depuis plusieurs années, des milliers d’utilisateurs se revendiquent de « Black Twitter », formant un puissant collectif de voix noires sur le site de micro-blogging. En apparence flou, le terme désigne « un réseau de personnes partageant la même expérience culturelle, qui discutent de ce que c’est que d’être noir et de tout ce qui a trait à la vie quotidienne des Noirs », selon Meredith D. Clark (@meredithclark), ancienne journaliste qui a consacré une thèse à Black Twitter. Car non seulement le monde de la recherche commence à se pencher sur le phénomène, comme dans ce projet de l’université de Caroline du Sud, mais les médias s’y mettent aussi : ainsi le Los Angeles Times vient d’embaucher un journaliste précisément chargé de suivre Black Twitter.
Si Black Twitter ne se résume pas à l’ensemble d’utilisateurs noirs de Twitter, mais regroupe les utilisateurs autour d’un vécu commun, des statistiques d’utilisation montrent que les Afro-Américains sont particulièrement friands du réseau social : 29 % des utilisateurs de Twitter aux Etats-Unis sont noirs, contre 16 % de Blancs. Les jeunes Afro-Américains (18-29 ans) utilisant Internet sont même 40 % à utiliser Twitter, contre 28 % de jeunes Blancs.
Culture, politique, humour… si tous les sujets fusent sur Black Twitter comme partout sur le réseau social, cette communauté s’est surtout fait remarquer en militant à coup de hashtags pour des questions de justice sociale et de racisme.
Après avoir porté le meurtre de Ferguson à l’attention des médias par une tempête de tweets dès le lendemain de la mort de Michael Brown, le réseau a suivi de près le traitement médiatique du procès et des manifestations. En le critiquant férocement et en se posant comme source d’information alternative. « Dans des domaines tels que le racisme et le féminisme, le plus gros impact de Black Twitter est d’offrir un autre récit que les médias traditionnels, qui ont toujours eu du mal à produire un journalisme précis et détaillé sur les Noirs aux Etats-Unis », regrette Meredith Clark.
« Nous sommes souvent réduits à des caricatures : la séductrice ou la mama, l’homme noir enragé ou le clown ». Elle qui souhaite que ces clichés ne se reproduisent pas dans le regard porté sur Black Twitter.
En attendant, celui-ci s’emploie à pointer du doigt ces clichés pour mieux les déconstruire. Face à la photo de la victime Michael Brown qui commence à circuler dans les médias après le meurtre, les utilisateurs crient à la manipulation : pourquoi avoir choisi cette photo le mettant en scène comme un « voyou », alors que d’autres images étaient disponibles ?
Le hashtag #IfTheyGunnedMeDown est lancé, sous lequel les utilisateurs postent deux photos très différentes d’eux-mêmes et demandent : « Si on m’abattait, quelle photo de moi choisiraient les médias ? ».
Le réseau s’embrase pour créer des débats, mais aussi pour obtenir des retombées concrètes : au lendemain du procès, « Juror B37 », un des jurés ayant acquitté le policier qui a abattu Trayvon Martin, obtient un contrat d’édition pour publier un livre expliquant sa décision. L’utilisatrice Genie Lauren (@MoreAndAgain) se met à la recherche de l’éditeur pour le convaincre de ne pas publier l’ouvrage.
Ses followers lui emboîtent le pas. Quelques heures plus tard, l’objectif est atteint. L’éditeur annonce sa décision : il n’y aura pas de livre.
Au-delà des Etats-Unis, des vibrantes communautés se revendiquant comme « Black Twitter » ont vu le jour dans des pays africains, notamment en Afrique du Sud, mais aussi au Nigeria ou au Kenya.
Les tweets aussi ont une couleur, une histoire. Dans la nation arc-en-ciel, ils se teintent de zoulou, de sotho ou de xhosa, des langues locales. Ainsi par exemple Kwa !, tltltl ou GPY (abréviation de gilikidi phantsi yintsini en xhosa) sont des équivalents de LOL. « Si besoin est, les utilisateurs s’unissent autour des questions de discrimination raciale dans l’Afrique du Sud post-apartheid », observe Unathi Kondile, ancien enseignant de journalisme à l’université du Cap et éditeur du journal régional Isolezwe lesiXhosa. « Mais la plupart du temps, c’est comme un groupe d’amis ». Contents d’errer sur Twitter, pour lutter contre l’ennui du dimanche soir.
Par Andrea Palasciano, contributeur Le Monde Afrique
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