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Portrait

Florent Manaudou : la flotte tranquille

Piscine. Le nageur de 24 ans qui, par son flegme, a épuisé plus d’un entraîneur, vise ce week-end un troisième sacre aux Mondiaux russes.
par Mathieu Grégoire, Envoyé spécial à Kazan
publié le 6 août 2015 à 19h56

Que peut-on encore écrire sur les Manaudou ? Ils sont l’alpha et l’oméga de la natation moderne française. Laure en a sublimé la rigidité chronométrique à coups de records du monde (sept), Florent la porte au bout de ses bras robustes une décennie plus tard. A Kazan, les Manaudou sont partout. Le père, Jean-Luc, squatte la tribune. Laure, qui se promène dans les rues pavées dans une tenue trop légère car elle a confondu météo russe et Celsius marseillais, grignote des meringues à la sortie d’un restaurant italien. Florent, lui, nettoie le bassin à grande vitesse.

A 24 ans, il veut terminer samedi par un troisième titre mondial, l'or sur 50 m nage libre, dont les séries se déroulent ce vendredi. En attendant, il se projette sur les balades à venir dans l'arrière-pays provençal au guidon de sa Kawasaki Z800. «Il vient de passer son permis moto, explique Romain Barnier, son entraîneur, fataliste. A la limite, ce n'est pas plus mal puisque son scooter ne freinait pas. Il y a aussi le saut en chute libre, le ski. On n'encourage pas. Il prend le risque, il assumera. Il s'est fait la cheville en scooter avant les championnats de France, il a nagé pendant un mois et demi avec cette blessure. Je ne suis ni fan ni contre. On l'accompagne.»

A Marseille, les membres du staff sont intarissables sur le bonhomme. Le réchauffement climatique aura vidé toutes les piscines du monde qu'ils évoqueront encore leur Manaudou à travers des concepts philosophiques. Thomas Sammut, le préparateur mental du Cercle des nageurs (CDN), prévient : «Florent [1,99 m, 100 kg, ndlr], on ne le voit pas comme une masse de muscles.» «Si tu lui laisses trop de liberté, il se noie, si tu ne lui en laisses pas assez, cela l'étouffe. Il est moins attaché à la natation que certains qui ont un corps fait pour nager, comme Camille Lacourt. Tu lui fais faire du handball, du volley, du tennis… il sera monstrueux. C'est un sportif hors norme plus qu'un pur nageur. Avec lui, il faut y arriver intelligemment, en lui fixant des objectifs, en diététique, en muscu. Il aime les défis. Tu crées du long terme, mais via des séquences de court terme. Si tu te projettes dans deux ans avec lui, il se barre.»

«Clash mémorable»

Nicolas Manaudou, le grand frère, s'est occupé de Florent dès l'âge de 13 ans. Le gringalet d'alors fait ce qu'il peut dans le sillage d'adolescents déjà formés, oscillant entre la 10e et la 15e place aux championnats de France de sa catégorie. Il grandit à 16 ans, son tempérament avec. «La clé, c'est de ne pas trop l'emmerder, raconte Nicolas. Si tu le gaves, il va arrêter de nager. Il l'a déjà fait un paquet de fois avec moi.» Début 2010, Florent fuit pendant un mois et demi le bassin Laure-Manaudou d'Ambérieu-en-Bugey (Ain). Nicolas l'attend vainement avant de se décider à filer le récupérer chez ses parents : «Je lui ai dit : "Il y a les France juniors à Rennes qui arrivent. On a quinze jours de travail au taquet sur du sprint pur pour réaliser un truc de fou." Il valide. Il remporte le 50 m papillon, le 50 m brasse, le 50 m crawl, et manque le grand chelem de peu sur 50 m dos face à son coloc d'aujourd'hui, Dorian Gandin.»

Comme Laure ou sa maman, Olga, Nicolas est un sensible. Son flâneur de frère l'usera : «Au printemps 2011, j'ai un clash mémorable avec lui, qui provoquera d'ailleurs son départ à Marseille. Aux championnats de France, à Strasbourg, il brille sur 50 m papillon et se qualifie pour les Mondiaux de Shanghai. Tous les deux, nous sommes invités à un stage de l'équipe de France au Mexique. Pour moi, c'est la première fois que je rejoins l'encadrement fédéral, c'est exaltant. Et là, il me dit : "Je ne veux pas venir." L'embrouille a été sévère.» Nicolas insiste. Rien à faire.

Aujourd'hui entraîneur à l'ASPTT de Marseille, à quelques encablures du Vélodrome, Nicolas Manaudou précise : «Mes mots peuvent paraître sévères, on croirait qu'il a vraiment un caractère de merde. Mais c'est presque normal pour un sportif à un tel niveau d'exigence. Ce que j'aime chez lui, c'est qu'il n'existe pas qu'à travers la performance. Là, il s'est mis à jouer de la gratte, il arrêtera probablement de nager après Rio [et les Jeux olympiques, en 2016], il fera autre chose et ça ne lui posera aucun problème.»

L'aîné des Manaudou invite à passer sous la ligne de nage, à aller chercher la profondeur chez un garçon qui joue trois à quatre heures de guitare par jour et aspire au riff de Hendrix quand le débutant vise celui du Smells Like Teen Spirit de Nirvana. On parle ici d'un jeune homme qui a fait pleurer un Anglais avec une Marseillaise aux Jeux de Londres 2012. «Le plus beau moment de ma carrière d'entraîneur, frissonne James Gibson, son ex-mentor au CDN, aujourd'hui responsable du sprint britannique à 36 ans. Peu importe la nationalité, peu importe l'hymne. Je revoyais Flo au stage de commando de marine à Lorient, Flo sur son vélo dans le mont Ventoux. Avec lui, la natation, ça ne ressemble pas à du travail.»

«Des principes»

Gibson le trouve «fort techniquement, sûr de lui, naturellement compétiteur». «Ses mouvements sont imperceptibles mais il a déjà fondu sur toi.» «Un requin» à qui il faut donner du sens plutôt qu'une proie. «J'ai entraîné Florent et Laure ensemble à l'automne 2012, pour préparer les "Euros" petit bassin de Chartres, détaille Gibson. L'ultime compétition de Laure. Les deux voulaient passer ces derniers mois dans le même bassin. Ils étaient si heureux. Laure a terminé par l'or sur 50 m dos, avec sa petite fille dans les bras. Mais l'enfant, c'était elle.» Pourquoi nage-t-on ? Une médaille, un record, une sœur ? La réponse fluctue. Même en pleine compétition.

Frédérick Bousquet, son coéquipier et ami, consultant sur ces Mondiaux : «Ce mercredi après-midi, Florent m'envoie un article sur César Cielo, l'un de ses principaux concurrents sur 50 m, qui a quitté Kazan. Je lui ai répondu : "Et alors ? Dommage, mais on s'en bat les couilles ! C'est toi, dans ta ligne. Et le Russe Morozov, il peut nager 8"50 aux 25 m, ce qui veut dire 20" aux 50, qu'est-ce que ça change ? Tu vas le détruire ! Ne te laisse pas déconcentrer."» Bousquet, 34 ans, est l'ancien compagnon de Laure, le père de leur fille, Manon, «une poupée de 5 ans que Florent aime titiller». Il explique que la motivation de Florent a fleuri : «Au tout début, quand j'étais avec sa sœur, il est venu loger chez moi pendant quinze jours car il passait sur Marseille son Beesan [le Brevet d'Etat d'éducateur sportif aux activités de la natation, ndlr]. Quand il est parti, je me suis dit : "Toi, t'es vraiment un sacré branleur, coco." Nous, on enchaînait les séances, lui disait à son grand frère qu'il s'entraînait à Marseille, mais tout ce que je voyais, c'était Florent assis dans mon canapé, devant la télé, avec son ordinateur, son coca, ses chips. J'avais envie de m'emporter : "Oh, blond ! Tu es chez moi, fais autre chose que poser ton cul sur le canapé." Je ne pouvais même pas regarder mes programmes télé !»

Bousquet dit surtout que Florent n'a jamais perdu de vue l'essentiel : «En 2013, ma séparation avec Laure a été compliquée, soudaine, je me suis retrouvé à la porte, sans appartement, ni rien. Avec une petite fille dont je voulais m'occuper une semaine sur deux, une carrière à gérer, sportive comme professionnelle. Et il a été là. Il m'a offert un toit, à Manon et à moi. Il n'a jamais pris parti entre sa sœur et moi, ne m'a jamais reproché d'avoir fait le con ou quoi que ce soit. Je ne sais même pas s'il s'est forgé une opinion sur la séparation. Normalement, on se tourne vers son frère, sa sœur, dans ce type de situation, de façon sanguine. Là, je me suis rendu compte que c'était un bel homme, avec des principes. On s'est vraiment rapproché.»

Bousquet préfère dire ça en fixant la piscine de Kazan : «Je considère toujours Florent comme mon beau-frère. Mais au-delà de ça, au-delà du fait qu'il soit mon adversaire, au-delà du fait que ce soit le mec qui me pousse dans le caniveau en prenant toute la place… quand je l'ai vu égaler dimanche mon record de France du 50 m papillon, je me suis dit : "Il ne peut rien m'arriver de mieux." Mon rêve le plus fou, aujourd'hui, c'est d'être sur le podium olympique du 50 m avec lui à Rio.» Le Brésil, les Jeux, un second titre d'affilée sur 50 m comme Alexander Popov (1992 et 1996). «Avec Romain [Barnier], on se prenait à espérer que Florent se manque à ces Mondiaux de Kazan, car on aurait alors été sûrs à 90 % de gagner le titre olympique à Rio, sourit Sammut, le préparateur mental. S'il est devenu très fin dans son approche de la compétition, il comprend aussi l'intérêt d'un ingrédient quand il se prend une claque. Avant les "France", à Limoges, il était trop pressé, trop hermétique, il voulait battre record sur record. Alors je ne suis pas allé le voir. Je me suis dit : "OK Flo, fais ton truc comme tu veux le faire, et quand tu seras dans une optique d'écoute, on parlera." Il s'est planté en finale du 50 m [et dit qu'il avait "fait de la merde" devant les micros], et on a pu travailler.»

«L’image du mec serein»

Sammut attendrit «le Malabar» année après année, le rend fondant, onctueux : «Quand il est arrivé au Cercle, il avait confiance en lui, il dégageait de la puissance, mais elle n'était pas du tout maîtrisée. Surtout, il ne se voyait pas battre les meilleurs nageurs mondiaux comme Cielo ou Bousquet. Il se considérait comme un outsider.» A Kazan, le Canadair Manaudou survole l'adversité dans les bassins comme en dehors : «On a beaucoup travaillé sur son attitude en chambre d'appel, où les huit adversaires jouent à se déstabiliser avant la course. On veut que les autres se disent : "Wow, Florent sera difficilement battable." Avant, il renvoyait une image de mec puissant, mais cela ne suffisait pas. Quand on porte un masque, les autres finissent par le sentir et on perd de l'énergie. Maintenant, il renvoie l'image du mec serein, bien dans sa peau, calme, plein d'assurance. Il nage beaucoup plus relâché.»

Tiens, voilà «le Tsar» Popov qui passe près de la machine à café de la tribune de presse. Il s'étonne : «Pourquoi Manaudou ne nage-t-il pas le 100 m, la distance reine ? Il a toutes les qualités pour nager vite sur cette distance…» Réponse de Barnier : «S'il travaille le 100, il commencera par une phase où il perdra de la vitesse, et ça, il n'est pas prêt à l'accepter.» Barnier pratique Manaudou. Il sait ce que Popov ne sait pas. On ne détourne pas impunément le lit d'une rivière.

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