Anastasie n’avait pas les mains menottées lorsqu’elle a accouché au service maternité du centre universitaire hospitalier d’Oran. “On m’a fait une césarienne, car le cordon ombilical était autour du cou du bébé. J’ai été hospitalisée deux semaines, on m’a bien traitée”, raconte la jeune maman camerounaise, en donnant le bain à Chris, 5 mois, les cheveux en épis. Les migrants subsahariens, qui transitent par l’Algérie pour rallier l’Europe, n’ont pas toujours été aussi bien reçus dans les centres de soins du pays.

“On mène une campagne de sensibilisation auprès des hôpitaux sur les droits fondamentaux de ces personnes depuis 2011. Avant cette date, il arrivait fréquemment que les infirmiers ou médecins refusent de soigner un migrant en situation irrégulière, préviennent les services de police, voire les menottent eux-mêmes”, explique Imène Benchaouche, chargée de plaidoyer à Médecins du monde, l’une des rares organisations non gouvernementales qui viennent en aide aux migrants subsahariens en Algérie.

Marginalisée par les autorités, ostracisée par la population, la communauté subsaharienne vit en vase clos dans les principales grandes villes d’Algérie, Annaba, Alger et Oran. Pour certains d’entre eux, l’espoir de rejoindre l’Europe s’est évanoui à l’orée du Sahara, à Ghardaïa ou encore à Béchar. Impossible de déterminer précisément combien de migrants subsahariens vivent sur le sol algérien. “Le Premier ministre [Abdelmalek Sellal] a parlé de 10 000 migrants mais, d’après nos sources locales, ils seraient 10 000 rien qu’à Tamanrasset”, confie Imène Benchaouche. “A Oran, on parle de 6 000 migrants, je dirais plutôt qu’ils sont 4 000”, soit le deuxième plus grand contingent d’Algérie, estime Thierry Becker, père au diocèse d’Oran.

Ils sont, pour la plupart, camerounais ou maliens. D’autres sont originaires du Ghana ou de Côte d’Ivoire. Jusqu’en décembre dernier, on pouvait également croiser des Nigériens au carrefour des avenues d’Oran. Ceux-là n’ont jamais songé à partir en Europe. “Avant, ils étaient en Libye mais, avec la dégradation de la situation sécuritaire, ils sont venus en Algérie. Ils mendient pour envoyer de l’argent à leurs familles, restées au Niger”, souligne la responsable juridique de Médecins du monde.

Une expulsion musclée

A la fin de l’année 2014, quelque 3 000 migrants nigériens “volontaires” ont été renvoyés chez eux, selon le gouvernement. De leurs côtés, les défenseurs des droits des migrants contestent une expulsion musclée, qui a affecté toute la communauté subsaharienne. “La nuit du 24 au 25 décembre, les forces de police ont ramassé tous les Noirs de la ville. Ils étaient très mal renseignés. Pourtant, il était facile de savoir où dormaient les Nigériens”, se souvient le père Thierry Becker. “Ils ont même arrêté les étudiants subsahariens en situation régulière. Les sans-papiers ont été retenus pendant vingt-quatre heures pour relever leurs empreintes”, ajoute Imène Benchaouche. Au même moment, des “voyous en ont profité pour tout leur prendre dans leur appartement. Bien sûr, ils n’ont pas porté plainte”, souffle-t-elle.

Jusqu’à récemment, seuls les hommes “tentaient l’aventure”. Désormais, les femmes célibataires et les mères isolées prennent, elles aussi, la route. Une route dangereuse puisqu’elle leur fait traverser le Nigeria, le Niger et le Mali. Des pays instables, gangrenés par le terrorisme. “C’était horrible, surtout au Nigeria. Les terroristes vous volent, vous fouillent. L’un d’eux m’a même mis un doigt dans le vagin”, confie Anastasie, en berçant son nouveau-né.

Sur le chemin, les voyageurs clandestins croisent aussi des policiers véreux dont il faut acheter le silence. “Je ne pensais pas qu’il y avait autant de personnes à corrompre pour monter jusqu’en Algérie”, s’étonne encore Marie-Blanche, une jupe en portefeuille nouée autour de la taille, en préparant un poulet à l’arachide dans la cour du domicile qu’elle occupe depuis six mois. Son voyage lui a coûté plus de 200 000 CFA (300 euros). Les économies de toute une vie pour la jeune femme de 27 ans, mère célibataire d’une fillette de 6 ans, laissée en Côte d’Ivoire.

Après un voyage éprouvant et onéreux, d’une semaine généralement, tous entrent en Algérie par la porte de Tamanrasset. Afin de tromper la surveillance des gardes-frontières algériens, les migrants clandestins empruntent un chemin détourné, de nuit, à bord d’un pick-up rempli de candidats à l’immigration vers l’Europe. Regroupés selon les ethnies dans la capitale [Tamanrasset] du Hoggar [massif montagneux dans le sud algérien], ils choisissent ensuite une destination en fonction de leur réseau de connaissances.

Mais, arrivés dans le nord de l’Algérie, les choses se passent rarement comme ils les avaient prévues. “Je devais rejoindre de la famille à Oran. Personne n’est jamais venu me récupérer. Je me suis sentie abandonnée”, lâche Anastasie, en recoiffant ses boucles dorées. “On dit ici qu’une femme sans mari ne peut pas survivre. Je n’ai pas de mari, mais j’essaye de m’en sortir grâce à l’entraide et la débrouille”, poursuit celle qui loue à 10 000 DA [91 euros] par mois un appartement à El Hassi, un quartier populaire et excentré à l’ouest d’Oran.

Un loyer relativement cher pour un confort plus que minimal. L’appartement ne compte qu’une petite pièce, divisée en deux par un grand rideau : d’un côté la cuisine, de l’autre la chambre. Le mobilier est sommaire : trois matelas, une table basse et une télévision d’où émanent des musiques entraînantes. Les sanitaires sont sur le palier. Au pied de la cuvette, un trou d’où surgit un gros rat d’égout.

Sidonie, une immigrée camerounaise de 28 ans, a, elle aussi, perdu ses illusions dès son arrivée à Oran, il y a quatorze mois. Elle y retrouve sa cousine, qui lui fait rapidement comprendre que, pour gagner son pain, elle n’a d’autre choix que de se prostituer. “Je suis traumatisée par les conditions de vie que j’ai trouvées ici. Je n’ai pas tenu plus de dix jours chez ma cousine”, se rappelle-t-elle. “Les réseaux d’immigration clandestine sont bien organisés. Ces femmes tombent facilement au service des hommes de leur communauté”, s’inquiète Thierry Becker.

“Il ne nous reste plus que ça, la causette”

Les migrantes subsahariennes sont d’autant plus vulnérables que la législation algérienne ne permet pas à ces résidents illégaux de trouver un emploi sur le marché du travail. Si les hommes parviennent à se faire embaucher sur des chantiers, de façon clandestine, les perspectives de recrutement pour les femmes sont quasi inexistantes.

Depuis quelques mois, Sidonie travaille pour l’Eglise catholique, au centre Pierre Claverie, qui emploie deux autres Camerounaises. Tour à tour, à l’accueil et à la buanderie. Le salaire est maigre, mais il permet de subvenir aux besoins élémentaires. D’autres migrantes subsahariennes se sont lancées dans la vente de produits importés de leur pays d’origine : cosmétiques, mèches à cheveux, aliments traditionnels, etc. Un commerce qui ne dépasse pas, pour le moment, les frontières de la communauté subsaharienne. Les associations algériennes ne se bousculent pas au portillon pour épauler ces femmes, qui vivent dans une grande précarité.

“L’ONG de lutte contre le sida APCS propose des diagnostics gratuits, Sanabil El-Rahma donne des médicaments, Caritas offre des vêtements et des couvertures. L’Eglise n’a pas grand-chose à leur offrir, tout ce qu’on gagne vient de la quête”, énumère Thierry Becker. En plus de les orienter vers les centres de soins, Médecins du monde a mis en place une aide psychologique à travers un groupe de parole pour femmes. Le rendez-vous se tient deux fois par mois dans l’“espace migrants” de Médecins du monde, un local prêté par l’Eglise. “On se retrouve en famille, on se donne de petits conseils, on se soutient moralement. Il ne nous reste plus que ça, la causette”, lâche Sidonie, une tresse blonde nouée dans le cou, surmontée d’un serre-tête.

Piégée sur une terre hostile

Sans compter une cohabitation conflictuelle avec la population locale. Les Algériens voient encore d’un mauvais œil l’installation des communautés subsahariennes dans leurs quartiers. A longueur de journée, les insultes fusent. Comme leurs congénères algériennes, les migrantes, venues d’Afrique subsaharienne, subissent un harcèlement de rue féroce. “Ils nous prennent pour des putes. Ils nous demandent toujours combien c’est pour coucher avec eux”, déplore Anastasie.

Une même impression les habite toutes : celle d’être piégée sur une terre hostile. Elles restent là, coincées dans ces bidonvilles, dans l’attente de partir. Les poches vides, elles s’arment de patience. “Pour continuer, il faut de l’argent, pour rentrer, il faut de l’argent. Elles n’en ont pas. Il n’y a pas d’avenir pour elle en Algérie. A l’église, on leur conseille de retourner chez elles, mais c’est compliqué à cause du sentiment de honte. Certaines ont emprunté pour venir jusqu’ici”, résume le père Thierry Becker.

Assise dans le hall du centre Pierre Claverie, Sidonie lâche : “Tu sais quand tu pars, mais tu ne sais jamais quand tu vas arriver à destination, ni quand tu vas pouvoir continuer.” Une chose est sûre, aucune femme migrante interrogée ne veut s’installer durablement en Algérie. “Je ne vois pas ce qui m’encouragerait à rester. Ici, je ne serai jamais bien payée, ni logée, je n’aurai jamais mes droits”, considère Sidonie.

Où aller alors ? Rentrer au pays, tenter sa chance en Europe ? Le dilemme en tourmente plus d’une. Les images des naufrages en Méditerranée, qui tournent en boucle à la télévision ces dernières semaines, ont convaincu une partie d’entre elles de renoncer à la traversée. “J’ai essayé une fois, dans un zodiac au Maroc, ça n’a pas marché. J’ai failli mourir. Maintenant, j’économise pour rentrer à Bamako”, témoigne Houmou, 25 ans, maman d’un garçon de trois ans. Comme les autres enfants de parents clandestins, celui de Houmou n’est pas scolarisé et passe ses journées enfermé, devant le poste de télévision.

Mais toutes n’ont pas enterré leur rêve européen. “Je suis prête à tout pour corriger mon enfance. A quoi bon rentrer et vivre la vie que j’ai déjà vécue et qui m’a fait fuir ?” lance Sidonie, les mains jointes, le regard déterminé. Depuis une dizaine d’années, l’Algérie n’est plus considéré comme un pays de transit pour les migrants subsahariens. Ils y séjournent en moyenne trois ans. L’attente pour ces jeunes femmes risque donc d’être longue…